La filière de la viande est soumise, depuis déjà de nombreuses années, à une remise en cause progressive de son modèle. Cette remise en cause est le fruit complexe de plusieurs facteurs.
Tout d’abord, une évolution progressive du mode de vie et donc de consommation des Français. Cela se modélise par le budget que les Français consacrent à l’alimentation dans les dépenses ménagères qui ne fait que diminuer depuis les années 1960. Et plus particulièrement, depuis le début des années 1990, la consommation de viande baisse progressivement, passant ainsi d’environ 100kg par habitant et par an à une moyenne de 89kg aujourd’hui.
La filière de la viande est également fortement affectée par les différentes crises sanitaires qui la secouent à intervalles réguliers : viande provenant d’animaux traités aux hormones dans les années 1980, encéphalopathie spongiforme Bovine (ou crise de la vache folle) dans les années 1990, peste porcine également dans les années 1990, fièvre catarrhale ovine dans les années 2000, fraude à la viande de cheval (2013), etc. Ces crises ont entrainé la défiance des consommateurs envers les acteurs de la filière viande et ponctuellement des chutes de consommation de viande, sans que l’effet sur le long terme soit pleinement mesurable.
A ces crises sanitaires s’ajoutent le lien établit entre consommation de viande et certaines maladies (cancers, maladies cardio-vasculaire, obésité ou encore diabète).
Des attaques informationnelles moralisatrices occupant le terrain médiatique
Plus récemment, un discours médiatique s’est développé en liant très largement le rôle de la filière viande aux enjeux climatiques actuels. Elle est accusée de produire une grande partie des émissions de gaz à effet de serre (digestion des ruminants, gestion du fumier, production et acheminement des aliments, transformation et transport de la viande), d’être très consommatrice en eau et d’être responsable d’une partie de la déforestation (à des fins de production des aliments pour les animaux).
De plus, cette prise de conscience environnementale s’accompagne également ces dernières années de celle du bien-être animal. Si l’élevage à des fins de consommation existent depuis toujours, ce n’est véritablement que vers les années 1970 que le bien-être animal s’impose progressivement avec la loi de 1976 relative à la protection de la nature et l’intégration de la notion d’être vivant doué de sensibilité dans le code civil en 2015.
Des attaquants aux profils variés
La filière viande fait donc face à de nombreuses attaques ces dernières années sur ces thématiques environnementales et de bien-être animal. La force de frappe cumulée de plusieurs détracteurs provoque un rapport de force asymétrique, autant dans les arguments que dans la communication.
Les associations de défense des animaux
Celles-ci sont nombreuses et s’attaquent à des sujets très variés, allant de la protection des animaux domestiques à celui des mammifères marins à des fins de récréation en passant bien évidemment par celui des animaux d’élevage.
L’association L214 est particulièrement active dans la lutte contre la maltraitance des animaux et n’en est pas à son premier coup d’essai. C’est à elle que l’on doit les images chocs prises dans plusieurs abattoirs ou site d’élevages en France pour dénoncer le mauvais traitement des animaux. Mais l’association lutte plus généralement contre l’élevage et n’hésite pas à interpeller les autorités comme en témoigne la campagne liant épidémie et élevage intensif qui demande à Emmanuel Macron, dans une lettre ouverte, de diminuer le nombre d’animaux élevés pour la consommation.
De même, l’association Oaba a lancé en 2021 une campagne nationale contre l’abattage rituel sans étourdissement avec près de 1000 affiches partout en France accompagnée d’une campagne digitale menée sur Facebook et Instagram.
Enfin, l’association Peta a diffusé plusieurs campagnes chocs ces dernières années dans les gares, à l’occasion de la Saint-Valentin, en faisant le rapprochement avec les feux en Amazonie, en mettant en scène des animaux pour dénoncer la cruauté humaine ou encore en présentant des célébrités comme des morceaux de viande. Le tout avec un objectif clairement affiché : que tous deviennent végan.
Ces associations utilisent un discours de culpabilisation grâce à des images chocs afin de mettre le consommateur face à la réalité de l’abattage et en insistant sur les dérives du secteur.
Les associations environnementales :
La filière viande fait également l’objet de vives critiques de la part des défenseurs de l’environnement qui lui reproche d’être responsable d’une grande partie des causes qui ont conduit à la crise environnementale que l’on connait aujourd’hui. L’élevage serait responsable de 14,5% des émissions de gaz à effet de serre selon la FAO ou encore de la déforestation car 70% de la surface agricole mondiale serait dédiée au pâturage. Greenpeace est particulièrement en pointe sur le sujet avec de nombreuses actions dénonçant le rôle de la surconsommation de viande dans le réchauffement climatique, particulièrement en Europe. Greenpeace reproche également à l’Union Européenne de soutenir cette agriculture destructrice en finançant les campagnes de promotion de la viande européenne.
Les compétiteurs économiques directs :
Mais les associations et ONG ne sont pas les seuls vecteurs de ces attaques informationnelles à l’encontre de la filière viande.
Récemment, plusieurs acteurs économiques se sont lancés dans une guerre ouverte contre la filière viande afin de promouvoir leurs produits, que ce soit des produits végétaux ou de synthèse, qui visent à remplacer la viande. En France, des concurrents directs de la filière viande n’hésitent donc plus à s’engouffrer dans la brèche et à surfer sur la vague anti-viande. C’est le cas de la start-up Hari&Co qui a lancé une campagne pour « décrocher de la viande », amplifiant ainsi le mouvement anti-viande initié par les associations et ONG. Cette société, par l’intermédiaire de son propriétaire ICI&LA, a également lancé un site internet « viande-info-service.fr » pour fournir une assistance aux « accros de la viande », site qui n’était qu’un canular pour renvoyer les visiteurs vers le site d’Hari&Co. Mais ce mouvement dépasse désormais nos frontières comme en témoigne le livre de Bill Gates « Climat : Comment éviter un désastre » où ce dernier recommande de consommer de la viande artificielle, alors même qu’il possède des parts dans la société Beyond Meats, un des plus gros producteurs de viande artificielle au monde.
Ces acteurs économiques s’activent en surfant sur les reproches faites à la filière viande pour se positionner progressivement et gagner ainsi des parts de marché.
Le relai médiatique :
Ce discours anti-viande est également amplifié et très largement relayé par les médias qui n’hésitent plus à prendre position. C’est par exemple le cas du Monde qui a publié en 2015 une vidéo infographique youtube pour présenter l’impact de la viande sur l’environnement.
Et par résonnance, ce mouvement touche désormais la société civile. Des journées sans viande sont ainsi régulièrement proposées au public. Deux chercheurs français ont par exemple lancé début 2019 le « lundi vert » afin de remplacer la viande, journée relayée par de nombreuses personnalités françaises. Cette idée est ensuite reprise par l’Association Végétarienne de France et L214 avec la campagne contre la viande intitulée, « Lundi c’est végé ». Mais cette idée n’est pas nouvelle puisque plusieurs associations avaient déjà proposé une autre journée sans viande, le jeudi. De la même manière, la journée végan et le mois vegan sont relayés en France, notamment par l’association PETA.
Un silence assourdissant de la part de la filière viande jusqu’en 2018
Face à ce déchainement médiatique, la filière de la viande semble bien silencieuse. Il est en effet difficile, en se plaçant du point de vue du public ou même du consommateur, d’entrapercevoir un début de communication d’arguments sur l’importance de la filière viande en France et ses atouts. En réalité, la filière répond mais avec des arguments pas toujours adaptés.
Elle va jouer notamment sur le terrain juridique en engageant des procédures. C’est par exemple le cas de la publicité « Gros Menteur » de l’association France Nature Environnement (FNE) qui aurait véhiculé des idées fausses sur le manque de transparence de la filière de la viande de bœuf, les propriétés de la viande ou la nourriture fournit aux animaux. La filiale viande a ainsi obtenu du Jury de Déontologie Publicitaire le retrait de cette dernière. Il en est de même du site internet « viande-info-service.fr » dont nous parlions précédemment et qui a depuis été supprimé. Cependant, le résultat des actions juridiques, même s’il est positif, arrive souvent trop tardivement comme c’est le cas de la publicité « Gros Menteur » (retrait après affichage de la campagne dans le métro parisien) et l’impact auprès du public, qui est bien la cible ultime à atteindre, reste très limité.
La filiale viande, par l’intermédiaire de son représentant Interbev, prend également le temps de répondre aux attaques portées à son encontre. Le site Interbev apporte une réponse détaillée, complète voire parfois complexe sous la forme de rapports, d’études ou de veilles scientifiques. Ces réponses restent cependant difficilement lisibles du grand public tandis que les détracteurs de la viande n’hésitent pas à faire parler les émotions (vidéo explicative, affiche choc, relai par des célébrités, etc) faisant ainsi preuve d’une capacité d’atteinte du grand public extrêmement efficace.
Un regroupement de la filière viande autour de son représentant, Interbev
Dès 2017, la filiale se regroupe autour d’Interbev, l'Association Nationale Interprofessionnelle du Bétail et des Viandes fondée en 1979, afin de repenser sa stratégie. Elle va d’abord engager la filiale viande dans une démarche de responsabilité sociale via son Pacte sociétal afin de répondre aux attaques liées à l’environnement et à la protection animale dont elle fait l’objet. Puis elle va lancer en 2018 une réflexion avec ses différents acteurs qui va déboucher, début 2019, sur une nouvelle stratégie prenant la forme d’un slogan : « Aimez la viande, mangez-en mieux ». Cette stratégie s’accompagne d’une forte promotion publicitaire lancée en 2019 et reprise en 2021 avec une vidéo diffusée à la télévision conçue par une agence de communication (Ogilvy Paris), la création d’un site internet dédié ou encore une diffusion sur les réseaux sociaux (facebook, instagram, twitter). La filière change donc de ton et tente de s’adapter face à ses détracteurs en jouant également sur le terrain des réseaux sociaux et celui des émotions.
Une contre-attaque informationnelle basée sur la mode du « flexitarien » qui permet de diffuser les positions de la filière viande
Un mot d’ordre : le flexitarisme. Ce mouvement n’est pas nouveau et il vient des Etats-Unis (il apparaît dans le dictionnaire américain en 2003). Mais au-delà de l’expression, le flexitarisme n’est que le reflet d’une réalité depuis longtemps en place : varier son alimentation en mangeant moins de viande. Manger moins pour manger mieux en somme. Ce sont donc bien les arguments que Greenpeace souhaite faire passer (avec le rapport 2018 intitulé « Moins mais mieux ») qui sont ici repris par Interbev comme nouveau cheval de bataille auprès du grand public. Interbev surnomme d’ailleurs le flexitarien « l’omnivore du XXIe siècle, un consommateur éclairé, qui mange de tout ». Mais là où le rapport de Greenpeace expose sa vision de la production de viande pour 2050 en y insérant les différents arguments cités plus haut (impact climatique, conséquence sur la santé, bien-être animal, etc) et en préconisant 16kg de viande par an et par habitant pour 2050, Interbev défend les objectifs du Haut Conseil de la Santé Publique de 500g maximum par semaine soit 26kg par an ce qui reste bien supérieur à la consommation actuelle des Français (environ 300g). L’attention de la filière viande se porte d’ailleurs plus sur la qualité que la quantité.
Au-delà des aspects de consommation, Interbev insiste sur la notion de plaisir : choisir librement ses aliments sans se laisser dicter sa conduite. Elle tente ici de renverser la tendance imposée par ses détracteurs qui souhaitent guider la société vers un monde sans viande. Cette notion de plaisir est notamment développée en jouant sur les émotions avec la présentation de différents personnages qui pourraient être le Français au quotidien (un joueur de jeu vidéo, un chef, un sportif, un étudiant, etc) au sein d’une séquence vidéo léchée et résolument moderne.
Ce clip vidéo est également l’occasion de mettre en lumière Interbev (et ses sites associés). Ces sites donnent justement la parole à des figures publiques, des professionnels du secteur médical ou des penseurs ouvertement en faveur de la viande et proposent des infographies simples mais parlantes afin de légitimer le message. Ils développent également très largement les engagements de la filière viande en faveurs de la société, déjà énoncés dès 2017 dans son pacte sociétal, autour de 4 piliers.
. La préservation de l'environnement. Interbev dénonce les chiffres repris régulièrement dans les médias sur l’impact de l’élevage sur l’environnement. La filière rappelle que le secteur des herbivores ne représente que 10% des émissions de CO2 en France, que la compensation par le stockage du carbone dans les pâturages n’est jamais prise en compte dans ses évaluations et que la filière s’engage à réduire son empreinte carbone de 15% d’ici 10 ans.
. La protection des animaux. Interbev insiste sur la formation des éleveurs et des transporteurs, publie des guides de bonnes pratiques et communique sur les audits réalisés sur le sujet.
. La rémunération des acteurs de la filière. Le secteur représente en France plus de 500 000 emplois directs ou indirects. Interbev rappelle également que la viande consommée en France n’est pas toujours de la viande produite en France.
. Une alimentation de qualité. Il est rappelé que la consommation de viande en France est inférieure aux recommandations de Santé Publique et que la viande possède des avantages nutritionnels (zinc, vitamine B12, fer, protéines). Interbev met également en lumière les études qu’elle réalise sur le sujet de la santé afin d’avancer ses propres chiffres.
Plus largement, la filière viande met en lumière le paradoxe d’un monde sans viande développé par certains. L’effet environnemental ne serait pas complètement positif et surtout irréalisable : l’agriculture végane n’est pas capable de nourrir seule la population humaine, la perte de l’élevage entraînerait des conséquences non indiquées (perte des puits de carbone, sécheresse et absence de filtrage naturel de l’eau, remplacement des déjections par des engrais chimiques, etc).
Une position qui met en lumière la filière viande mais reste tout de même limitée tout en l'exposant aux arguments de ses détracteurs
L’objectif de cette campagne est donc de faire gagner de la visibilité à la filière via des moyens de communication plus modernes, à transmettre le message que la viande peut être consommée sans risque à condition qu’elle soit française, de qualité et en quantité modeste. La filière viande cherche donc à pousser le consommateur à se questionner et à se renseigner. Interbev utilisent désormais les arguments de certains de ses attaquants (« moins mais mieux ») afin de crédibiliser son message. La filière de la viande propose donc aux consommateurs une vision alternative à celle d’un monde sans viande avec un modèle qui se veut respectueux de la société et de l’environnement afin de les déculpabiliser face à la montée en puissance des régimes végétariens et végans.
Cependant, si le clip vidéo est efficace et permet une large diffusion des arguments de la filière viande, ce dernier n’inclut pas, par souci de clarté, les engagements en faveur de la société et de l’environnement que nous venons de citer. Ces engagements sont disponibles sur le site Interbev (et ses sites associés) qui est très fourni en analyses, publications, guides ou autres. Cependant, ils ne sont donc pas aussi facilement accessibles. Cela demande donc au consommateur de se renseigner par lui-même là où les attaques des détracteurs de la filière viande jouent sur les émotions et un message immédiat qui semble s’inscrire dans l’ère du temps.
Le risque pour la filière viande est également d’entrer dans le jeu de ses détracteurs et de pousser les Français à réduire leurs consommations de viande de manière drastique alors même que la consommation est déjà inférieure aux recommandations de santé publique. C’est ce que l’on peut observer avec l’exemple de la polémique sur les menus végétariens où les points de vue d’Interbev et de certaines ONG semblent converger.
Georges Henri Brückner