Depuis son arrivée au pouvoir en 2014, le nationaliste hindou Narendra Modi a fait de la promotion du yoga un axe majeur de sa politique culturelle et diplomatique, un outil du soft power à l’indienne. L’une de ses premières mesures après sa nomination en 2014 aura ainsi été de créer un ministère du Yoga et des Médecines traditionnelles et de militer pour la création d’une journée internationale du yoga par l’ONU. Pour l’Inde, qui compte seulement 900 diplomates pour 1,300 milliard d’habitants (mais 30 millions d’immigrés dans le monde), le yoga semble être un ambassadeur tout désigné.
Conscient du potentiel de séduction d’une discipline qui compte plus de 300 millions de pratiquants dans le monde, le premier ministre indien a entrepris une instrumentalisation à double usage du yoga : une diplomatie tous azimuts centrée sur le yoga comme solution au changement climatique ; une revalorisation du yoga à l’intérieur du pays comme technique de biopouvoir (Michel Foucault), destinée au contrôle des corps, à remobiliser les Indiens et à relancer une économie fragile et déprimée. Cette politique, de l’avis de nombreux experts, masque mal une contradiction criante. Comment peut-on en même temps prétendre promouvoir une discipline ancestrale à visée universelle tendue vers l’harmonie du corps et de l’esprit, et la promotion de la paix intérieure, et promouvoir un « majoritarisme » hindou et un national-populisme sectaire hostile aux minorités chrétienne et musulmane qui rompt avec la tradition universaliste et multiculuraliste des pères fondateurs de la nation indienne ?
Rappel sur le soft power
C’est à Joseph Nye, ancien sous-secrétaire d’Etat à la sécurité nationale de l’administration Carter, que l’on doit le concept de soft power – parfois traduit en français par « puissance douce ». Le soft power désigne les moyens et la capacité d’une nation à influencer les autres par des moyens autres que coercitifs, par le biais de la diffusion de ses valeurs, de sa culture et en s’appuyant sur la société civile.
Analyste en géopolitique spécialisé dans les relations internationales, reconnu comme l’alter ego libéral du politologue conservateur Samuel Huntington,et auteur de Soft Power : The Means to Success in World Politics (Public Affairs, 2004), Joseph Nye definit le soft power comme le fait de « coopter au lieu de contraindre ».
L’hégémonie s’étant toujours conjuguée avec la séduction, le soft power est l’expression de la capacité d’un pays à influencer les relations internationales afin qu’elles lui soient favorables. On oppose généralement au concept de soft power celui de hard power, la capacité qu’a une nation d’imposer ses vues et d’obtenir des autres nations des décisions qui lui seront favorables, principalement au moyen de sa puissance militaire.
Mais la notion de soft power demeure somme toute difficile à définir. « La notion recouvre deux choses très différentes, explique Hubert Védrine, ancien ministre français des affaires étrangères. Dans un cas, il s’agit de la sophistication d’une puissance militaire, économique, politique : le soft power vient alors s’ajouter aux instruments traditionnels. Dans l’autre cas, il s’agit d’un substitut : certains Etats ou certaines institutions ont renoncé aux instruments classiques de la puissance et ils cherchent à gagner de l’influence par d’autres moyens. »[1]
Les atouts de l'Inde : la littérature, les religions, Bollywood et le yoga...
Daya Kishan Thussu, professeur à l’université de Westminster (Londres), et fondateur et rédacteur en chef de la revue Global Media and Communication, estime qu’en termes de soft power, l’heure est venue pour l’Inde d’exprimer toutes ses potentialités. Dans son ouvrage Communicating India’s soft power, Buddha to Bollywood, il entreprend de relever de manière systématique tous les éléments qui permettent d’annoncer l’avènement de ce nouveau soft power.
Thussu rappelle la position singulière de l’Inde, un pays qui n’a cessé d’influencer et d’être influencé et qui de par son histoire a la particularité de mêler à la fois de solides fondations hindouistes et bouddhistes, l’héritage islamique des anciennes invasions mongoles et qui a su intégrer les institutions et idées européennes qui lui ont été imposées au temps de l’impérialisme britannique. Quel autre pays pourrait dès lors être plus à même d’aborder le XXIème siècle, siècle d’un monde globalisé, complexe, divers ? Thussu en veut pour preuve la popularité croissante à l’international de la cuisine indienne, des films Bollywood, la visibilité de l’art et de la littérature, la façon dont la spiritualité indienne a su conquérir l’Occident via le yoga et le mouvement « New Age ».
Le yoga est aujourd’hui un élément clé du soft power indien. C’est, avec Bollywood, une arme au service de la diplomatie indienne.
La littérature a été pour l’Inde un puissant instrument de soft power. « En quelques années, écrit Eve Charrin, les écrivains indiens ont conquis la scène mondiale. Témoins de l’émergence de leur pays sur la scène internationale, ils échappent pourtant largement à l’assimilation à leur pays d’origine. Comment expliquer le succès mondial des Salman Rushdie, Arundhati Roy, Amitav Ghosh, Vikram Seth, Kiran Desai…? Leurs personnages nous racontent les transformations à l’œuvre sur la planète parce qu’ils sont mobiles, déplacés d’un pays à l’autre, et que la quête de compréhension d’eux-mêmes qui fait la trame romanesque nous donne à comprendre le processus même de la mondialisation. »[2]
Quoique très critiques envers leur pays, des romanciers comme Salman Rushdie, V.S. Naipaul (Nobel de littérature), Arundhati Roy, auteur du best-seller mondial Le dieu des petits riens (Gallimard, 1998) ont permis à la culture indienne de rayonner dans le monde. Or, en raison du divorce entre le pouvoir ultraconservateur indien actuel et les élites intellectuelles du pays, ce capital de sympathie semble menacé d’effritement.
Deux Grands Yogis aux Etats Unis
Le yoga est une pratique psycho-spirituelle, originaire d’Inde, qui vise l’union du corps et de l’esprit. Le mot « yoga » vient de la racine sanskrite, « jug », qui signifie « relier, joindre, mettre ensemble »). On serait bien en peine de dater l’origine précise de cette pratique née au sein de la civilisation de la vallée de l’Indus. Certains spécialistes la font remonter à 3000 ans avant notre ère. D’autres contestent cette datation, affirmant que la naissance du yoga est antérieure a celle de l’hindouisme.
La grande spécialiste du yoga, Ysé Tardan Masquelier, nous rappelle, dans un entretien paru dans Le Monde des religions, que « dès le milieu du Ier siècle avant notre ère, sur les bords du Gange, des hommes qui ne se satisfont plus d’une religion devenue trop rituelle se tournent en eux-mêmes afin de discerner ce qui les empêche d’être heureux et stables. Leur quête les conduit à identifier des pôles « néfastes » : la force du désir et des attachements, l’empreinte des émotions et les illusions de l’imaginaire. Ils en appellent à une réalité subtile qu’ils appellent prana, « souffle », et qui irrigue à la fois le cosmos, l’âme et le corps. Ils utilisent la respiration pour calmer l’esprit et accéder à une concentration plus profonde. Le moi se trouve alors décentré au profit du soi, qui est la part d’absolu en l’homme. »
« Le yoga prend ses racines historiques et philosophiques dans ce qui est, encore aujourd’hui, le plus long poème épique parvenu jusqu’à nous, le Mahâbhârata », écrit Charlotte Chaulin, dans la revue Hérodote. C’est dans cette grande épopée « composée d’environ cent mille strophes, soit dix-huit livres, qui met en scène le conflit de deux grandes familles : les Kaurava et les Pandava », que git le trésor spirituel de la geste, au sixième livre : Le Chant du Bienheureux : La Bhagavadgita. Le Yoga Suprême y est exposé en 18 chapitres, par Krishna l’Instructeur Divin. Les indianistes pensent que la Bhagavad-Gîtâ a été écrite entre le Ve et le IIe siècle av. J.-C.
« Que la Gîtâ vous soit une mine de diamants, comme elle l’a été pour moi ; qu’elle soit toujours votre guide et ami sur le chemin de la vie. » conseillait le Mahatma Gandhi.
Dans le plus ancien traité de yoga connu, rédigé entre 200 et 500 avant J.-C., les Yoga-Sutras de Patanjali, un recueil d’aphorismes rédigé en sanskrit, et codifiant pour ainsi dire la discipline, celle-ci est essentiellement envisagée comme une école de pensée, une philosophie, où il est très peu question de postures. Le yoga y est défini comme « l’arrêt des fluctuations du mental », de tout ce qui fait obstacle à la connaissance de soi, du Soi ou de la Réalité.
Dans Yoga, une histoire-monde, Marie Kock nous apprend que le yoga, tel qu’il s’est propagé en Occident, serait en réalité né en 1924 dans une école de Mysore (Etat du Karnataka) dirigée par Tirumalai Krishnamacharya, premier à enseigner un yoga composé de postures, d’exercices de respiration et de méditation. « Il va faire du yoga un système accessible à tous, reproductible et donc exportable », écrit Marie Kock.
Les effets indirects de la colonisation britannique
C’est la colonisation britannique qui va, par contrecoup, favoriser l’apparition du yoga moderne. À l’époque, il existe, mais plutôt sous la forme d’un chemin philosophique bien plus que sous son aspect d’exercice physique. “Les Indiens vont voir dans le yoga un moyen de dire aux Anglais : 'On a une philosophie, une spiritualité, qui est bien antérieure à votre venue'", explique Marie Kock. On verra que cette vision du yoga comme antidote à la « blessure » coloniale, comme objet de fierté nationale, et comme arme culturelle, réapparaitra à plusieurs époques-charnière de l’histoire de l’Inde (Gandhi, Sri Aurobindo…).
L’introducteur du yoga en Occident est Swami Vivekananda (1863-1902), disciple de Râmakrishna, maître spirituel et apôtre d’un néo-hindouisme soucieux de l’unité profonde des religions. S’invitant à l’exposition universelle de Chicago, en 1893, il y donne un discours acclamé au premier Parlement mondial des religions. Tout en affirmant la fraternité de tous les croyants, il ne masque pas son orgueil d’Indien convaincu de la supériorité de la tradition spirituelle indienne. Il y offre une tribune inespérée à son pays et à sa culture et fait connaître l’hindouisme au monde occidental. Convaincu de l’universalité du Vedanta, il veut en faire un outil de régénération de l’Inde et un moyen de revigorer la conscience nationale indienne.
« Son succès, écrit Véronique Altglas, tient à la manière dont il emprunte à l’orientalisme l’opposition entre un Occident matérialiste, égoïste et sensuel, marqué par le désenchantement et l’Inde spirituelle, berceau de la religion universelle, prônant ainsi la nécessité d’un échange entre les deux civilisations. Vivekananda se fait l’écho d’une aspiration occidentale au renouveau, mais il exprime aussi ses ambitions missionnaires, tout à fait nouvelles pour l’hindouisme. En 1895, il fonde la première Vedanta Society à New York où il enseigne, initie et forme des Occidentaux. »[3]
Viendra ensuite l’aventure américaine de Paramahansa Yogananda (1893-1952), autre expression de l’ambition missionnaire des yogis indiens. Un jour, en 1920, dit le site officiel qui lui est dédié, alors qu'il méditait, Yogananda eut une vision dans laquelle il lui fut intimé de « commencer son travail en Occident ». Il se rendit comme délégué au Congrès international des religions libérales, qui se tenait à Boston, pour y représenter l'Inde. Son maitre, Sri Yukteswar, lui avait confirmé que le moment était propice à la « prédication », au don du yoga à l’Occident :
« Toutes les portes te sont ouvertes. C'est maintenant ou jamais. »
Son premier discours, tenu au Congrès international des religions libérales, s'intitulait « La science de la religion » et rencontra une audience plus que réceptive. La même année, il fonda la Self Realization Fellowship, encore active aujourd’hui, pour diffuser à travers le monde l’enseignement de la science ancestrale du yoga de l’Inde dite primordiale. Plus tard, il écrira Autobiographie d’un yogi, livre-culte et succès mondial, qui deviendra le livre de chevet de Steve Jobs !
En parallèle, des Américains voyagent en Inde et écrivent des best-sellers sur leur expérience à leur retour. Et en 1968, les Beatles rendent célèbre la ville de Rishikesh, en Inde, considérée comme la capitale du yoga, et où leur sera enseignée la méditation transcendantale.
« Mais le yoga n’aurait sans doute jamais rencontré une telle audience, précise Ysé Tardan-Masquelier, auteur de Yoga-L’encyclopédie, en dehors de cercles extrêmement restreints, s’il n’avait pas comblé une attente de l’Occident. Lorsque les premiers gourous arrivent à la fin du XIXe siècle, des mouvements critiquant la modernité comme étant trop rationnelle, trop matérialiste, insuffisamment humaniste, traversent déjà les sociétés occidentales. Cette modernité qui a enfanté la révolution industrielle ne répond pas à certains besoins essentiels, de bien-être et de spiritualité. »
« En somme, poursuit-elle, le yoga est arrivé en Occident au moment où une forme de désillusion s’est manifestée quant à la modernité. Ainsi, les transcendantalistes américains, les spiritualistes issus du romantisme allemand, les théosophes se sont mis à chercher ailleurs des sources de résilience, de régénérescence, en se tournant vers l’Asie. »[4]
Le yoga, outil du soft power indien
« Le XXIe siècle sera le siècle de l’Inde », a proclamé un jour le bouillant et charismatique premier ministre Modi.
Après l’indépendance, en 1947, l’Inde s’était imposée dans l’ère post-coloniale comme la championne du mouvement des non-alignés. « Aujourd’hui, dans le monde de l’après-guerre froide, se demandait la journaliste Sylvie Kaufmann, elle aimerait bien à nouveau être championne – mais de quoi ? »
« Veut-elle transformer l’ordre mondial ou, simplement, améliorer son statut dans l’ordre existant ? Veut-elle privilégier le soft power, exploiter son image de plus grande démocratie du monde, berceau du yoga, génératrice de bataillons de génies de la high-tech et productrice de stars mondiales à Bollywood, ou bien veut-elle renforcer le hard power pour projeter sa puissance ? Quelle carte doit-elle jouer face à l’irrésistible ascension de l’autre géant d’Asie, la Chine ? »[5]
Puissance militaire et nucléaire, l’Inde a un passé fondé sur le non-alignement et le multilatéralisme : elle cultive désormais un « soft power » qui la dote d’un capital de sympathie aux yeux de l’opinion internationale. Narendra Modi a vu dans le yoga, dès son accession au pouvoir, l’occasion d’étendre l’influence internationale de l’Inde.
Le Premier ministre indien a désigné en 2014 un ministre du yoga (ministre en charge des médecines et pratiques traditionnelles) et, très vite, a alloué des fonds considérables a la communication et à la publicité de cette diplomatie particulière.
De l’avis de certains experts, le soutien apporté au yoga par le gouvernement indien permettrait à l’Inde de dynamiser le tourisme, de donner au monde l’image d’une Inde tolérante, porteuse d’un projet de paix et de concorde, et de faire du pays un acteur de poids dans le marché du bien-être (ayurveda et yoga).
La Journée mondiale du yoga a été instituée le 21 juin par l’ONU en 2015 à l’initiative de M. Modi. « Le yoga est une contribution très précieuse apportée par notre pays, par notre tradition, au monde. Le yoga symbolise l’unité de l’esprit, du corps, de la pensée et de l’action. C’est un moyen qui permet d’entrer en communion avec le monde et avec la nature », a plaidé le dirigeant indien devant l’Assemblée générale de l’ONU en septembre 2014.
Lors de la 69e session de l'Assemblée Générale des Nations Unies le point,124 de l'ordre du jour portait sur « Santé mondiale et politique étrangère ». La justification de cette décision était ainsi rédigée : « Notant qu’il importe que les individus et les populations fassent des choix plus sains et adoptent un mode de vie permettant de rester en bonne santé,
Soulignant le fait que la santé mondiale constitue également un objectif de développement à long terme, qui nécessite une coopération internationale plus étroite fondée sur l’échange de pratiques optimales visant à encourager les individus à adopter de meilleurs modes de vie excluant toute espèce d’excès,
Reconnaissant que le yoga offre une approche globale de la santé et du bien-être,
Reconnaissant également qu’une plus large diffusion d’informations sur les bienfaits du yoga serait bénéfique pour la santé de la population mondiale (…)»
Répondre à la concurrence mondiale représente un véritable défi pour l’Inde, qui doit faire face à une marchandisation sans cesse accrue du yoga.
« Aux Etats-Unis, note le magazine Geo, le nombre d’adeptes est passé de vingt à trente-six millions entre 2012 et 2016. En Chine, malgré la concurrence d’autres disciplines, comme le qi gong, cette pratique devient très populaire. En France, on estime que les adeptes seraient entre deux et trois millions. » «Face aux problèmes de santé découlant de notre mode de vie moderne, la communauté internationale voit dans le yoga une sorte d’antidote universel», note l’expert Sonali Singh, cité par le même magazine.[6] Grace à cette initiative, le dirigeant indien se réapproprie un héritage ayant échappé à l’Inde pour en faire un outil de « soft power » qui projette l’image d’un pays respectueux de l’environnement et en harmonie avec la nature, qui promeut la paix et contribue au bien-être des habitants de la planète.
De nombreux gourous indiens soutiennent le leader du le Parti du peuple indien (BJP). Parmi eux, Baba Ramdev et Sri Sri Ravi Shankar, fondateur de l'«Art de Vivre» et leader spirituel révéré par des dizaines de millions de fidèles dans 155 pays, qui reprend le flambeau de ses illustres prédécesseurs (Vivekananda, Sivananda, Yogananda…). Ce « messie du bonheur » entend contribuer à la paix du monde par l’enseignement de la technique du souffle.
Retrouver la paix intérieure et favoriser la paix dans le monde via le rétablissement et la promotion des valeurs humaines dans une société purifiée de tout stress et de toute violence, tel est le message de Sri Sri Ravi Shankar.
Le national-populisme de Modi
Pour le leader nationaliste Modi, le yoga est clairement une arme au service de l’image et de l’influence de l’Inde dans le monde.
Conscient de l’intérêt de revendiquer l’origine spécifiquement indienne d’un objet (le yoga) culturellement mondialisé, qu’il qualifie de « bien-être pour l’humanité », capable de « répandre sur la planète un message d’amour et de paix », N. Modi, qui incarne à la fois l’ouverture de l’Inde à la modernité et le national-populisme conjugué au repli identitaire, a donc remis le yoga au goût du jour.
Il entend tirer, nous l’avons dit, de nombreux bénéfices de cet outil de soft power : redorer le blason de l’Inde, tirer profit de la marchandisation du yoga en attirant davantage de touristes (en délivrant des formations certifiées pour les professeurs étrangers), en boostant le secteur des médecines alternatives et de la santé, mais aussi, surtout, accélérer l’hindouisation de la société indienne au détriment des minorités musulmane et chrétienne, et, mieux, à travers l’injonction à l’autocontrôle des corps, appelés à être plus disciplinés et plus performants, instaurer une sorte de bio-pouvoir d’un genre nouveau. L’enseignement du yoga est désormais obligatoire dans les écoles indiennes, ce qui n’est pas du goût de tous les musulmans.
Mais le yoga remplit aussi une fonction politique au moins aussi essentielle : contribuer à la lutte contre le réchauffement climatique. Il est envisagé par N. Modi, ainsi qu’il l’a proclamé à la tribune de l’ONU en 2014, comme « une authentique recherche d’équilibre et d’harmonie entre l’homme et la nature (…), (comme) une approche holistique du bien-être humain ». « Il ne s’agit en aucun cas d’exercice superficiel, mais plutôt, a précisé le premier ministre indien, de découvrir l'unité avec soi-même, avec le monde et avec la nature. En changeant notre manière de vivre et en élevant notre niveau de conscience, nous pouvons changer la donne du changement climatique. »
Le lien entre le yoga et la lutte contre le réchauffement climatique ne parait pas évident de prime abord, mais l’argument de Modi est que, en promouvant le travail sur soi, la discipline, la frugalité, et d’autres vertus ascétiques, le yoga ne peut que contribuer à réduire l’impact de l’homme sur la Nature. Le message, à destination des Occidentaux, est le suivant : « Nous ne sommes pas, contrairement à vous de grands pollueurs, mais nous offrons au monde la sagesse de l’Inde éternelle et la solution à ses maux »
Le paradoxe est que l’idéologie fondamentale sur laquelle prend appui le BJP, l’hindutva, est tout sauf universaliste et inclusive. La conception de la nation à laquelle le parti de N. Modi se réfère est très éloignée de celle, universaliste, laïque et multiconfessionnelle, des pères fondateurs de l’Inde moderne (Nehru, Gandhi).
« Depuis plus d’un siècle, observe Isabelle Saint-Mézard, il existe en Inde une conception de la nation beaucoup plus restrictive, portée par l’idéologie de l’hindutva (hindouité). Pour les tenants de ce courant, c’est la culture hindoue qui, seule, définit la nation indienne et son identité. À ce nationalisme culturel, qui glorifie les valeurs, les croyances et les traditions de l’hindouisme, se combine une dimension ethnique. Car les penseurs de l’hindutva sacralisent le territoire indien et l’assimilent souvent au corps d’une déesse hindoue, Bharat Mata (la mère Inde). Dès lors, ceux qui sont nés et qui vivent en terre indienne sont, pour eux, des enfants de cette déesse-mère et, donc, nécessairement hindous. »[7]
Le refus de la pratique du yoga par les musulmans
Si beaucoup de musulmans pratiquent le yoga, nombre d’entre eux rechignent à exécuter certaines gestuelles du yoga postural, trop liées à leurs yeux à l’hindouisme. Pour les monothéistes « de stricte obédience » que sont les musulmans, le « surya namaskar », la salutation au soleil, comme le son « Om », qui accompagne certaines positions, sont des marqueurs identitaires hindous. « C’est pourquoi, fait observer la journaliste Melissa Almoni, rendre le yoga obligatoire a été vécu comme une attaque par la population musulmane. Cela a conduit le All India Muslim Personal Law Board (AIMPLB), le conseil auto-proclamé de défense du droit personnel musulman (il n’y a pas de code civil en Inde), à déclarer le yoga anti-islam. »[8]
L’hindouisation de la société indienne avance à marche forcée. Sur les 1 418 députés que comptait le BJP dans les assemblées régionales du pays en 2018, on ne compte que quatre musulmans. Le règne sans partage de Modi et de son parti ultra nationaliste, depuis 2014, a été caractérisé par un déchainement d’hostilité sans précèdent à l’égard de la minorité musulmane (180 millions, 14% de la population totale, 3ème communauté musulmane dans le monde), et, dans une moindre mesure, à l’égard de la minorité chrétienne : révocation de l’autonomie du Cachemire, purges, réduction drastique des libertés, négation de la liberté religieuse dans certains Etats, pogroms antimusulmans, destruction de mosquées, mouvement « Anti-love jihad », destiné à endiguer la capacité présumée des hommes musulmans à séduire de jeunes hindoues pour leur faire embrasser l’islam, campagne de reconversion à l’hindouisme (visant essentiellement les chrétiens), création savamment entretenue d’un climat de peur, etc.
Déjà, avant d’élu premier ministre, N. Modi avait été accusé d’être l’instigateur, ou l’initiateur, des émeutes antimusulmanes du Gujarat qui avaient fait plus de 1000 morts. Ce soupçon lui avait d’ailleurs valu d’être interdit d’entrée sur le territoire américain pour une durée de dix ans. On connait par ailleurs les liens très forts, quasi mystiques, de Narendra Modi Modi avec le puissant RSS (Rashtriya Swayamsevak Sangh (« Association des corps volontaires »), ce mouvement nationaliste d’extrême-droite hindou fondé dans les années 20, qu’il a rejoint alors qu’il n’avait que huit ans, et à qui il doit son ascension fulgurante. Farouchement opposé au parti du Congrès de Nehru (et à son sécularisme), qui a dirigé longtemps le pays, le RSS, « une organisation paramilitaire hiérarchique et structurée, fondée sur le modèle des Chemises noires de Benito Mussolini », défend une conception ethnique du peuple indien, l’Hindutva, « selon laquelle les hindous (en tant que seuls authentiquement indiens) ont vocation à dominer l’Inde en tant que fils du sol et majorité démographique » (Christophe Jaffrelot, auteur de L’Inde de Modi[9]).
Rappelons que l’assassin du Mahatma Gandhi était membre de cette organisation. De l’avis de nombreux indianistes, le concept d’une nation indienne homogène, pure, et inaltérable, que les invasions musulmanes auraient humiliée, est une dangereuse construction idéologique, qui n’est pas sans rappeler de tristes épisodes de l’histoire. Nehru avait déclaré un jour que l’Inde était « un mythe et une idée, un rêve et une vision ». Il n’est pas sans intérêt de souligner que plusieurs idées de la nation s’affrontent en Inde. Dans un excellent article intitulé « L’Inde dans une bataille identitaire », le correspondant régional du journal Le Monde en Inde, Julien Bouissou, en dénombre trois : « La première est celle des nationalistes hindous, qui ne voient l’unité indienne que dans une religion et, par extension, une culture : celle de l’hindouisme. La deuxième est celle du Mahatma Gandhi (1869-1948), hanté par le spectre des violences sectaires, qui fait également de la religiosité un marqueur de l’identité indienne, mais qui élabore une morale éclectique à partir de plusieurs traditions religieuses, y compris le christianisme. La troisième est celle de Nehru (1889-1964), qui s’en démarque en situant l’idée de l’Inde à la fois dans un passé riche de ses mélanges culturels et dans l’élan qui la porte vers un développement fondé sur la science et le progrès. »
Yoga et biopouvoir
Fervent croyant, Narendra Modi, qui est un strict végétarien, et qui pratique le yoga quotidiennement, cultive soigneusement l’image d’un gourou et d’un ascète. A l’étranger, voulant faire oublier sa politique de diabolisation et d’exclusion des musulmans, il n’hésite pas à se présenter comme un digne héritier de Gandhi, ce qui ne laisse pas de surprendre.
Avec le programme du « yoga du cœur », qui s’adresse au peuple indien, Modi ambitionne non seulement de faire du yoga, en le massifiant, un outil d’hindouisation de la société, mais également le support d’un « biopouvoir » (Michel Foucault), c’est à dire d’une logique de gouvernance centrée sur le gouvernement des corps, et en parfaite adéquation avec les impératifs de production et de performance du néo-libéralisme, ce qui est en contradiction avec l’engagement de lutter contre le réchauffement climatique.
Les notions de biopouvoir et de biopolitique ont été élaborées par le philosophe français Michel Foucault dans La Volonté de savoir (1976) et dans deux de ses cours au Collège de France : « Il faut défendre la société » (1975-1976) et « Naissance de la biopolitique » (1978-1979).
Si la discipline s’adresse á l’individu, la biopolitique, elle, est massifiante.
« Le biopouvoir, écrit Sophie Del Fa, fait donc entrer la vie des corps dans le domaine des calculs et fait du pouvoir un agent de transformation et de gouvernement de la vie humaine. Concrètement, cela se matérialise dans la culture du « beau » corps, dans sa mise en scène, dans le contrôle de ce qu’il peut et doit faire dans la société. »
« Le corps, précise-t-elle, est donc passé dans le champ du contrôle et d’intervention du pouvoir : il faut le gouverner. Le biopouvoir vise ultimement, pour Foucault, un sujet conformiste qui s’autodiscipline lui-même. Le biopouvoir et ses dispositifs biopolitiques d’enfermement produisent des sujets sains et dociles. Finis le vagabondage, la paresse ou même la délibération citoyenne : les corps sont mis au travail, constamment optimisés pour être productifs. »[10]
L'instrumentalisation intérieure et extérieure du yoga
Conscient du potentiel de séduction d’une discipline qui compte plus de 300 millions de pratiquants dans le monde, le premier ministre indien a entrepris une instrumentalisation à double usage du yoga : une diplomatie tous azimuts centrée sur le yoga comme solution au changement climatique ; une revalorisation du yoga à l’intérieur du pays comme technique de biopouvoir (Michel Foucault), destinée au contrôle des corps, à remobiliser les Indiens et à relancer une économie fragile et déprimée. Cette politique, de l’avis de nombreux experts, masque mal des contradictions criantes.
Dans une récente étude, le chercheur Christophe Miller établit pertinemment un parallèle entre les ambiguïtés du néo-hindouisme de Vivekananda (doux et fédérateur à l’extérieur, nationaliste à l’intérieur ; œcuménique à l’extérieur, violemment suprématiste à l’intérieur) et celui du BJP. Il épingle ce qu’il nomme le « double discours » de Narendra Modi qui, sans sourciller, vante les vertus du yoga « comme une forme universelle de soft power culturel (et une) solution au changement climatique pour gagner le cœur et l'esprit de son public mondial » et, simultanément, promeut le yoga « comme une simple forme de biopouvoir national qui cherche à renforcer les corps des citoyens indiens pour soutenir l'agenda économique néolibéral du BJP, destructeur pour l'environnement » [11] .
On peut légitimement s’interroger sur la cohérence et la logique d’un homme, qui, ayant bu aux sources de la grande spiritualité indienne, est responsable aujourd’hui de l’instauration de ce que Christophe Jaffrelot a appelé ironiquement une « démocratie ethnique ».
Comment peut-on en même temps prétendre promouvoir une discipline ancestrale à visée universelle tendue vers l’harmonie du corps et de l’esprit, et la promotion de la paix intérieure, et promouvoir un « majoritarisme » hindou et un national-populisme sectaire hostile aux minorités chrétienne et musulmane qui rompt avec la tradition universaliste et multi-culturaliste des pères fondateurs de la nation indienne ?
Il y a une certaine incohérence á vouloir transformer une discipline psycho-spirituelle visant à la délivrance de l’étreinte de l’ego en un outil de guerre et de renforcement de l’exclusivisme hindou. Comment peut-on, autrement dit, faire d’une discipline foncièrement inclusive et universaliste la pierre d’angle d’une politique nationaliste, et l’instrumentaliser à des fins bien éloignées de sa philosophie ?
Comment, enfin, peut-on se prétendre l’émule de Gandhi, quand on souffle sans cesse sur les braises et quand on sait que ce dernier, pacifiste radical, était un défenseur intransigeant de l’absolue nécessité du Satyagraha (« La force de la vérité ») et de l’Ahimsa (principe de non-nuisance). L’ironie de l’histoire est que, deux semaines avant sa mort le 30 janvier 1948, désespéré par le spectacle de la haine entre hindous et musulmans, Gandhi avait entamé un jeûne illimité pour l’union des communautés…[12].
Saïd Serrah, MSIE 40 de l'EGE
Notes
1 Marc Semo, « Le « soft power », une force d’attraction qui se conjugue avec la séduction », « Le Monde », 29 novembre 2019.
2 « La littérature-monde est indienne », « Esprit », aout/septembre 2010.
3 Véronique Altglas, Le nouvel hindouisme occidental, CNRS éditions, 2020.
4 Interview de Ysé Tardan-Masquelier, par Virginie Larousse, « Le Monde des religions », 19 décembre 2021 ;
5 Sylvie Kaufmann, « Inde : Narendra Modi tous azimuts », « Le Monde », 16 octobre 2015
6 Clément Imbert, « Geo », 20/06/2017.
7 L’Inde de Narendra Modi ou l’hindutva au pouvoir » - in « Questions internationales », n° 95-96, janvier-avril 2019 – Dossier « Le Réveil des religions » ;
8 « Le yoga, nouvelle arme du nationalisme hindou », « L’Obs », 21 novembre 2016.
9 L’Inde de Modi, National-populisme et démocratie ethnique, Fayard, 2019 ;
10 “Le biopouvoir à l’épreuve de la vie”, in Le Devoir, 20 juin 2020.
11. Christophe Miller, “Soft Power and Biopower: Narendra Modi's "Double Discourse" Concerning Yoga for Climate Change and Self-Care”, “Journal of Dharma studies”, 27 mars 2020.
12 Son assassin, Nathuram Godse, était membre du RSS. Il était également lié à Vinayak Savarkar, concepteur et promoteur du concept d'Hindutva (hindouïté).