La science comme méthode d’encerclement cognitif : le cas du bœuf aux hormones américain
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis, forts de leur puissance économique et militaire, ont exercé une domination incontestable sur le monde. Cette domination s'est manifestée par le contrôle des institutions financières internationales, l'imposition du dollar comme monnaie de réserve mondiale et l'influence considérable sur les politiques économiques des pays alliés. Avec la reconstruction des économies européennes, une résistance à cette hégémonie s'est progressivement organisée. Les pays, désireux de retrouver leur autonomie stratégique, ont cherché à contourner la domination américaine en mettant en place des stratégies de débordement.
Ainsi, dans les années 1970, une période marquée par une surproduction significative de viande bovine en Europe. Au cœur de cette surproduction se trouvait la Politique Agricole Commune (PAC), mise en place par la Communauté économique européenne en 1962. La PAC avait pour objectif initial d'assurer l'autosuffisance alimentaire de l'Europe après les pénuries de la Seconde Guerre mondiale. Elle prévoyait des mécanismes de soutien aux prix et des garanties d'achat pour les agriculteurs. Cela a encouragé une augmentation significative de la production agricole, y compris dans le secteur bovin. L'adoption de nouvelles technologies, l'amélioration des techniques d'élevage et l'utilisation accrue d'intrants ont conduit à une augmentation substantielle de la productivité. Dans le secteur bovin, cela s'est traduit par une croissance importante des cheptels et de la production de viande.
Parallèlement à cette augmentation de la production, plusieurs scandales sanitaires ont vu le jour à travers l’Europe notamment la crise de la vache folle. Elle toucha principalement le Royaume-Unis, et a entraîné une chute drastique de la consommation de viande bovine en Europe, avec une baisse allant jusqu'à 40% dans certains pays. Au total, plus de 220 personnes sont décédées. [1]
La Comité économique européenne (CEE) surf sur la psychose des consommateurs européen pour interdire les importations de viande bovine venue d’Amérique du Nord en 1989[1]. Pour cela, la CEE invoque le principe de précaution qu’elle défendra durant l’entièreté du conflit. Les pays d’Amériques du Nord contre-attaque en 1995, considérant l’interdiction européenne comme une barrière non tarifaire déguisée destinée à protéger le marché européen de la concurrence étrangère, les deux pays portent l’affaire devant l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC). En 1998, l’OMC donne raison aux plaignants, statuant que l’embargo européen constitue une mesure injustifiée au regard de l’accord SPS (Accord sur l'application des mesures sanitaires et phytosanitaires), qui régit l'usage de normes sanitaires dans les échanges internationaux. Les États-Unis adoptent alors une stratégie offensive pour faire pression sur l’Union européenne. Cette stratégie se traduit par des mesures de rétorsion commerciales, ciblant une série de produits européens emblématiques (comme le fromage, le vin et certains vêtements).
Les deux continents vont alors essayer de faire valoir deux visions scientifiques au sein des instances. Le principe de précaution du côté européen et la « sound science » pour les Américains
La défense européenne : le principe de précaution
Le principe de précaution, pierre angulaire de l'approche européenne dans le conflit du bœuf aux hormones, est devenu un élément central de la politique environnementale et sanitaire de l'Union européenne. Inscrit dans le Traité de Maastricht en 1992, ce principe stipule que lorsqu'une activité soulève des menaces de dommages graves ou irréversibles pour l'environnement ou la santé humaine, des mesures de précaution doivent être prises, même en l'absence de certitude scientifique absolue quant à ces risques.
L’UE a invoqué ce principe pour justifier son interdiction des importations de viande bovine traitée aux hormones de croissance. L'argument principal était que, malgré l'absence de preuves concluantes de nocivité, les risques potentiels pour la santé humaine justifiaient une approche prudente. Cette position a été renforcée par des études scientifiques, comme celle de la commission européenne en 1999[2], suggérant des effets potentiellement cancérigènes des hormones de croissance, même à faibles doses. L'application du principe de précaution a suscité des débats intenses sur la manière dont les sociétés modernes devraient gérer les risques incertains. Les défenseurs de cette approche arguent qu'elle permet de protéger la santé publique et l'environnement face à des menaces potentielles, même lorsque les preuves scientifiques sont incomplètes.
Cependant, l'application du principe de précaution n'est pas sans controverse. Ses critiques, notamment du côté américain, ont argumenté qu'une interprétation trop stricte pourrait entraver l'innovation et le progrès scientifique. Les Américains ont également souligné le risque de prendre des décisions basées sur des craintes infondées plutôt que sur des preuves solides, ce qui pourrait conduire à des politiques inefficaces ou même contre-productives.
La contre-attaque américaine : la « sound science » comme arme d’influence
Un principe invoqué par les États-Unis pour défendre leurs positions commerciales et scientifiques dans le conflit autour du bœuf aux hormones. Ce concept a été utilisé comme un argument d’autorité pour promouvoir les intérêts américains en matière d’exportation de viande, et constitue une stratégie d’influence contre les normes européennes, qu'ils considèrent comme infondées sur le plan scientifique.
Dans le contexte du commerce international, la notion de « Sound Science » désigne l'utilisation de preuves scientifiques rigoureuses pour établir des normes et des réglementations. Les États-Unis ont utilisé cette approche pour démontrer que l’utilisation d’hormones dans la viande bovine ne présentait aucun risque substantiel pour la santé humaine. Ils ont fait appel à des études scientifiques, soutenues par des agences américaines comme la Food and Drug Administration (FDA) et le Department of Agriculture (USDA), qui concluaient que les hormones utilisées dans l'élevage étaient sûres lorsqu'elles étaient employées de manière contrôlée.
En revendiquant cette « science solide », les États-Unis ont cherché à présenter l'Union européenne comme agissant de manière irrationnelle et non fondée scientifiquement. Ils ont argué que l'interdiction européenne des hormones de croissance était davantage une barrière commerciale déguisée qu’une mesure de précaution réelle, et que l’UE agissait sous la pression des craintes infondées de ses citoyens plutôt que sur la base de preuves scientifiques.
Les États-Unis ont encouragé la production d'une « science d'institution » à travers des organismes internationaux comme Le Comité mixte FAO/OMS d'experts des additifs alimentaires (JECFA). Cette approche visait à créer un consensus scientifique international favorable à leur position.[3] Une stratégie consistait à établir des références croisées entre différentes institutions internationales, renforçant ainsi la légitimité des conclusions favorables à l'utilisation des hormones. Les États-Unis ont habilement utilisé les procédures de règlement des différends de l'OMC, qui amalgament expertise scientifique et arbitrage judiciaire. Ce qui leur a permis de renforcer leur position et de légitimer leur point de vue. En soutenant des recherches et des publications favorables, ils ont construit un corpus de preuves qui pouvait être utilisé comme un outil de persuasion dans les débats internationaux. Ce lobbying scientifique a permis aux États-Unis de créer une norme mondiale basée sur leur propre science, en incitant d'autres pays à adopter des réglementations similaires ou à se rallier à leur position.[4]
Les États-Unis ont également utilisé la « Sound Science » pour pousser l’UE à harmoniser ses normes de sécurité alimentaire avec celles de l'Amérique du Nord, facilitant ainsi les exportations américaines.[5] En promouvant leurs standards comme universels et fondés sur des preuves, ils ont exercé une pression sur l'Europe pour qu'elle abandonne ses régulations distinctes. L’objectif était d'établir des normes de sécurité alimentaire globales qui faciliteraient le commerce international et rendraient les barrières européennes obsolètes. En revendiquant la « Sound Science », les États-Unis ont utilisé la science comme un instrument de pouvoir et d’influence pour faire avancer leurs intérêts économiques. La science, dans ce contexte, a été employée non pas uniquement comme un moyen neutre d’arriver à la vérité, mais comme un outil politique pour justifier et imposer des pratiques agricoles favorables aux entreprises américaines. Cela a mis en lumière la capacité des États-Unis à mobiliser leurs ressources scientifiques et leurs institutions de recherche pour servir leurs stratégies commerciales et internationales.
Les États-Unis ont tenté de décrédibiliser l'approche européenne fondée sur le principe de précaution. Ils ont soutenu que le refus européen d’importer du bœuf aux hormones était influencé par des peurs non rationnelles et non par des preuves tangibles. En d’autres termes, ils ont dépeint l’Europe comme agissant sous la pression de son opinion publique, influencée par des ONG et des campagnes de désinformation, plutôt que de s’appuyer sur des études scientifiques valides. La société civile c’est en effet emparé de l’affaire. En Europe, les consommateurs voyaient dans l’interdiction européenne une manière non seulement de se protéger, mais aussi de protéger les petits producteurs locaux contre la concurrence de la viande américaine, produite à grande échelle et traitée aux hormones. Elles affirmaient que le bœuf américain, produit dans des conditions intensives, ne respectait pas les normes de qualité et de sécurité alimentaire exigées par les consommateurs européens.
Cette gronde a contribué à faire pression sur les parlementaires et les institutions européennes pour qu'elles défendent fermement le principe de précaution. En insistant sur la nécessité d'établir des règles strictes de sécurité alimentaire basées sur la prévention des risques.
Impact sur l'opinion publique.
L’opinion publique européenne s'est montrée largement favorable à l’interdiction de la viande hormonée. Cette mobilisation a exercé une pression considérable sur les institutions européennes pour qu'elles continuent de défendre le principe de précaution et résistent aux injonctions de l’OMC.
En Europe, où le principe de précaution a été largement adopté, les sondages ont généralement montré une plus grande préoccupation du public concernant les risques liés aux nouvelles technologies alimentaires. Un sondage Eurobaromètre de 2010 révélait que la grande majorité[7]des Européens étaient préoccupés par la présence de résidus d'hormones dans la viande. Cette sensibilité accrue aux risques potentiels s'est traduite par une attitude plus méfiante envers certaines innovations technologiques dans l'agriculture et l'alimentation.
Aux États-Unis, où l'approche de la « sound science » prédomine, l'opinion publique a généralement été plus favorable aux nouvelles technologies alimentaires et moins préoccupée par les risques. Un sondage Gallup de 2018 montrait que 73% des Américains considéraient que la viande aux hormones était sûre pour la consommation. Cette confiance relative dans les innovations technologiques s'est reflétée dans une acceptation plus large des pratiques agricoles modernes, y compris l'utilisation d'hormones de croissance dans la production de viande bovine.
Cependant, cette dichotomie n'est pas absolue et des nuances importantes existent. Aux États-Unis, on a observé une tendance croissante, en particulier parmi les jeunes générations et les consommateurs à revenus élevés, à privilégier des produits perçus comme plus naturels ou moins transformés.
Le conflit commercial autour du « bœuf aux hormones » a cristallisé des tensions profondes entre les États-Unis et l'Union Européenne. Cet affrontement, loin de se limiter à une simple querelle commerciale, a révélé des divergences fondamentales sur la sécurité alimentaire et le rôle de la science dans la régulation des risques.
L'information scientifique, au cœur de la discorde, est rapidement devenue une arme stratégique pour les deux blocs. Les États-Unis et le Canada ont martelé la nécessité d'une approche fondée sur une science solide, brandissant les conclusions du JECFA, qui attestait l'innocuité des hormones de croissance. L'UE, en revanche, a mis en avant le principe de précaution et les incertitudes scientifiques, s'appuyant sur des études, parfois controversées, qui pointaient les dangers potentiels des hormones. Ce bras de fer a eu un impact profond sur le paysage médiatique. Cette affaire a été largement relayée par la presse, alimentant un débat public souvent passionné. Les médias ont fréquemment dépeint l'affrontement comme un choc de cultures agricoles, opposant un modèle européen, perçu comme plus protecteur de la santé et de l'environnement, à un modèle américain, jugé productiviste et libéral. Ce conflit illustre la complexité des rapports de force informationnels, où la science est souvent instrumentalisée au service d'intérêts politiques et économiques.
Grégoire Aubry (SIE28 de l’EGE)
Sources :
3 https://theses.hal.science/tel-02185297/file/these_internet_dangy_l.pdf
4 https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/09712119.2022.2089149#d1e153
5https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/12-aout-1999-jose-bove-et-ses-amis-demantelent-le-mcdo-de-millau