L’interaction des enfants avec les écrans de toute nature (télévision, ordinateur, tablette, téléphone) est actuellement au centre d’une lutte acharnée entre quatre acteurs majeurs, définis ci-après : les « éducateurs », les « praticiens », les « fournisseurs » et enfin les « institutions », qui devront in fine intervenir et jouer leur rôle de régulation.
S’ils seront les citoyens de demain, les « enfants » sont aussi les consommateurs de demain ; à ce double titre, leur relation aux écrans et l’utilisation qu’ils choisiront de faire de leur « temps d’attention disponible » constitue pour ces quatre acteurs un enjeu capital, pour des raisons différentes. Nous verrons que les « enfants » se retrouvent à la fois cibles, otages et victimes de cet affrontement.
Voici une proposition d’analyse de cette guerre informationnelle, dont l’issue aura un impact décisif sur la configuration future de notre société, et qui présente des caractéristiques singulières quant à l’asymétrie des moyens engagés et au temps caractéristique de l’évolution des acteurs ; à ce titre, elle représente une sorte de ‘course du Lièvre et de la Tortue’ informationnelle.
Plutôt qu’une approche chronologique, rendue vaine par le seul volume de données médiatiques, nous proposons à nos Lecteurs un décryptage thématique illustré par des exemples concrets, qui leur permettra – nous l’espérons – d’identifier dorénavant les stratégies sous-jacentes aux messages qui leur sont quotidiennement proposés sur la quasi-totalité des médias. L’issue de la course – par l’intervention des « institutions » – est probablement proche ; seules les modalités de la victoire restent inconnues.
Les acteurs
Les « éducateurs »
Dans le cadre de cet article, nous désignerons par « éducateurs » toutes les personnes ayant une responsabilité éducative : les parents, les professeurs, etc. Il s’agit d’adultes motivés – hors cas déviants – par le développement harmonieux des « enfants » qui leur sont confiés, par l’éducation, l’instruction ou la transmission de compétences professionnelles.
Ces adultes passent eux-mêmes beaucoup de temps devant leurs écrans, mais sont en théorie mieux armés, et informés par les « praticiens », pour décrypter les manœuvres des « fournisseurs » et s’en prémunir des effets délétères. Vis-à-vis des « enfants », ils doivent pouvoir utiliser le monde numérique comme un outil au service de leur mission, et non une force supérieure qui gouvernerait le monde.
Les canaux de communications privilégiés par les éducateurs sont les réseaux et les associations, quelques sites d’informations (parfois partagés avec les « praticiens ») et la littérature spécialisée.
Les « praticiens »
Nous désignerons par « praticiens » tous ceux qui étudient, ou qui soignent, les effets des écrans sur les « enfants » : médecins, psychologues, orthophonistes & orthopédagogues, etc. Se situant sur le plan de la connaissance scientifique, théorique ou appliquée, ils apportent des analyses factuelles, des résultats cliniques et des retours d’expérience qui viennent nourrir le débat, lancer des alertes ou suggérer des pistes d’action.
Deux motivations principales, distinctes ou associées, sous-tendent leur activité : la quête intellectuelle liée à la recherche (neuroscientifiques), la volonté d’aider et de soigner (serment d’Hippocrate ou équivalent).
Les « praticiens » écrivent principalement dans les revues ou sources spécialisées, même s’ils sont parfois invités à publier dans la presse écrite ou à témoigner de vive voix à la radio ou à la télévision, au cours d’exercices de pédagogie ou de vulgarisation.
Les « fournisseurs »
Les fabricants des terminaux (smartphones, tablettes etc.) et les producteurs de contenu ou de services numériques (applications, divertissement etc.) seront désignés par « fournisseurs ». Même si leurs rôles ne sont pas strictement équivalents, nous avons choisi de les regrouper dans cette analyse, car ils partagent la même motivation d’ordre purement économique. L’habillage altruiste, humaniste voire philanthropique des actions conduites ne doit pas détourner l’attention de la réalité factuelle.
Bien qu’une poignée d’acteurs de taille gigantesque possède la quasi-totalité de l’espace numérique (virtuel et physique), l’écosystème qu’ils ont mis en place grouille d’une multitude d’acteurs qui promeuvent leurs intérêts propres en utilisant les mêmes techniques. Entre les géants du Web et de plus petites sociétés indépendantes, il s’agit d’une différence d’échelle, non de nature, le gâteau à se partager étant de taille gargantuesque[i].
La problématique pour les « fournisseurs » : comment atteindre et fidéliser les « enfants » sans mener d’attaque frontale (qui serait vue comme une agression, donc un préjudice d’image), via les « éducateurs » ou les « praticiens », et sans s’attirer les foudres des « institutions » qui viendraient limiter leur terrain de jeu économique.
Les « fournisseurs » possèdent, de loin, la plus grande puissance de feu informationnelle, soit directement par internet, soit au travers de relais (réseaux sociaux, influenceurs, etc.). Contrairement aux deux premiers acteurs, ils se dégagent de toute responsabilité directe envers les « enfants », au motif qu’ils ne font que proposer des contenus ou des services, et ne seraient donc pas responsables de l’usage qui en est fait.
Les « institutions » : médiateurs et régulateurs
Par « institutions », nous désignons les organisations nationales ou internationales qui peuvent jouer un rôle de médiateur ou de régulateur dans cette guerre de l’information. Par exemples, les États (ou leur bras armé législatif) peuvent intervenir, comme ils l’ont fait dans le domaine de la publicité, pour encadrer les pratiques des « fournisseurs » ou défendre, sur avis des « praticiens » et des « éducateurs », des mesures de protection des « enfants ».
Les « institutions » ont un pouvoir réel dans la résolution de ce conflit ; en revanche, leurs liens d’intérêts avec les « fournisseurs » principaux sont parfois opaques, ce qui rend leur positionnement en apparence peu lisible ; ce sujet dépasse toutefois le cadre de cet article.
Les « enfants » : cibles, otages & victimes
Voici enfin les acteurs centraux : les « enfants ». Dans le cadre de cet article, nous utiliserons le terme « enfant » pour désigner un être humain en construction, dont le libre arbitre n’est encore ni suffisamment formé ni assuré pour assumer dans le monde une place d’adulte. L’objectif de cet article n’est évidemment pas de proposer un âge précis de transition, ni individuel (lié à la maturité personnelle) ni législatif (majorité légale), car il s’agit plutôt d’une transition, d’une émancipation de l’esprit critique et d’une capacité à l’auto-détermination éclairée, comme le serait la solidification de la colonne vertébrale pour le développement physiologique ; nous faisons confiance à nos Lecteurs pour saisir l’esprit de cette définition. Ces « enfants » sont à la fois cibles, otages et victimes de la guerre de l’attention. Cibles, car ils sont l’objet final du conflit, et la source des motivations des catégories précédemment décrites. Otages, car ils constituent un moyen de pression indirecte des « fournisseurs » sur les « éducateurs ». Par ailleurs, ils n’ont pas voix au chapitre sur l’orientation des décisions qui les concernent pourtant au premier chef.
Victimes, car ils portent les séquelles concrètes, médicalement constatées[i], de l’utilisation délibérée de techniques de captation de l’attention et de modification du comportement. Nous verrons dans la suite, par exemple, l’emploi de la dopamine comme arme chimique.
Les champs de bataille
Les batailles se jouent, selon des modalités variables, sur les trois échiquiers classiques. Seule la guerre purement informationnelle est analysée ici. S’il est indéniable qu’un écheveau complexe d’influences, pressions, intérêts économiques, luttes d’influence et de souveraineté, sert de trame de fond à la lutte entre les « fournisseurs » et les autres acteurs, cet aspect dépasse le cadre de cet article.
É chiquier économique : enjeux gigantesques mais asymétriques
En 2023, environ 2 milliards d’individus ont moins de 15 ans[i]. Les statistiques donnent un temps moyen d’écran variant de 2h à 6h par jour sur cette tranche d’âge[ii] ; même en appliquant un abattement pour tenir compte des inégalités d’accès à internet, des spécificités locales etc., on voit que l’ordre de grandeur du ‘marché préhensile’ de l’attention des « enfants » est de plusieurs centaines de milliards d’heures par an.
Les enjeux financiers sont donc colossaux pour les « fournisseurs », qui occupent donc quasiment tout l’échiquier économique. Face à cela, les moyens financiers liés à l’éducation ou la recherche, dont bénéficient respectivement les « éducateurs » ou les « praticiens », ne soutiennent pas la comparaison. Afin de minimiser l’immense asymétrie de moyens, la communication économique (extra-financière) des « fournisseurs » insiste sur leur philanthropie & la priorité qu’ils accordent au développement des enfants[iii].
Dans le monde scientifique, au sein des « praticiens », il n’existe d’ailleurs pas de consensus absolu sur la quantification de l’impact réel des écrans – et du contenu qui y est affiché – sur les « enfants » : le phénomène est trop récent, les études cliniques et leur validation prennent du temps. On assiste donc à des alertes sur les dangers des écrans[iv], tout comme à des tentatives de ‘dédramatisation’ du phénomène[v], qui n’ont pas davantage de recul critique que les études qu’elles prétendent atténuer. S’il est indéniable qu’il existe un effet[vi], sa quantification reste un sujet de débat.
Il n’existe donc pas à proprement parler de guerre informationnelle sur cet échiquier, car l’un des camps possède un avantage écrasant (en l’absence actuelle de régulation par les « institutions ») ; néanmoins, communiquer sur l’asymétrie des moyens est en soi, une attaque informationnelle que peuvent mener les autres acteurs[vii].
On mentionnera toutefois, sur un plan purement technique, l’offre permanente du monde du logiciel « libre », comme alternative aux solutions commerciales[viii].
É chiquier sociétal
Il s’agit du principal échiquier de combat informationnel, pour plusieurs raisons.
Tout d’abord, c’est là qu’interagissent les écrans et leurs utilisateurs, ainsi que les utilisateurs entre eux via leurs écrans. Le temps toujours croissant qu’occupent les écrans dans la vie quotidienne des « enfants » peut s’expliquer par un ensemble de facteurs : l’urbanisation de la population qui diminue les activités ‘en extérieur’, l’activité professionnelle des parents et éducateurs (additionnée souvent de temps de trajet importants) qui doivent ‘occuper’ les enfants, l’exemple montré par les « adultes » (au sens complémentaire de la définition des « enfants » que nous avons proposée) qui passent eux-mêmes davantage de temps derrière un écran, la tendance à l’atomisation de la société (temps libre passé chez soi et non en association ou en extérieur) etc.
Ensuite, car l’impact des écrans – et des contenus qui y sont véhiculés – sur les « enfants » est, en premier lieu, visible sur leur comportement dans la société, et principalement à l’école, qui sert de révélateur et d’outil de mesure de l’évolution en cours. Nous utilisons ici le terme d’impact sans jugement de valeur : cet impact est positif lorsque les « enfants » ont accès, par les écrans, à des contenus qui sont favorables à leur développement, et que l’utilisation de ces écrans ne porte pas atteinte à leur santé ; il est négatif dans le cas contraire. Toutefois, cet impact dépend largement du contexte socio-culturel dans lequel évoluent les « enfants », et, dans le contexte spécifique de la société française, cette réalité est délicate à traiter de manière clinique et dépassionnée.
Enfin, car ce sont les « éducateurs » qui, voyant les impacts négatifs sur les « enfants » qui leur sont confiés, ont sonné l’alerte et lancé, d’abord en ordre dispersé, un appel à la mobilisation des « praticiens », d’abord, puis actuellement des « institutions », afin de les aider dans leur tâche. Nous verrons plus bas la cartographie complexe des interactions.
Il est alors aisé de comprendre les enjeux de la guerre de l’information sur cet échiquier. Les « fournisseurs » cherchent à véhiculer une image vertueuse, en se plaçant au service des « enfants », à déculpabiliser les « éducateurs » contre les messages d’alerte des « praticiens » et à monter des partenariats stratégiques avec les « institutions » pour influer sur les régulations à venir. Leur succès initial indéniable repose, outre leur puissance de frappe informationnelle, sur la qualité de présentation de l’impact positif de leurs produits sur le développement des « enfants ». Quelques techniques courantes sont décrites dans la suite.
Les « éducateurs », quant à eux, constatant une modification des comportements chez les « enfants », se sont naturellement tournés vers les « praticiens » pour chercher des explications, des conseils, voire des soins (dans ce cas, couverts par le secret médical). Devant l’ampleur du phénomène, des associations se sont créées, souvent à l’instigation de parents d’élèves (voir cet exemple[i] en France, source d’information au positionnement clairement assumé). L’information est de type ‘scientifique’, donc peu émotionnelle, au contenu factuel et souvent prudent ; ce n’est que par le relai des associations et groupes de pressions qui servent de caisses de résonance que cette information peut être ‘dramatisée’ (au sens propre) et portée sur la scène publique.
Les « éducateurs » et les « praticiens » partagent un enjeu commun : aboutir, grâce à la pression sociétale ou par la production de connaissance factuelle et scientifique, à l’implication des « institutions » dans son rôle de régulateur.
À l’étranger, on mentionnera à titre d’exemple cette initiative irlandaise[ii], comme illustration d’une initiative locale qui attire l’attention de représentants politiques au niveau national[iii] ; ici encore, la pression émanant de la société civile déplacera la bataille sur le terrain suivant : l’échiquier politique.
É chiquier politique : pression sur les « institutions »
Ce troisième échiquier ne constitue pas le plus important théâtre d’opérations de guerre informationnelle, ni même le principal canal de diffusion d’information, mais il reste néanmoins très important car directement lié aux « institutions » (instances législatrices ou régulatrices). Approché par les fournisseurs (voir §4.2), mais sujet à la pression conjointe Educateurs + Praticiens.
Commençons par la France, où la situation commence à évoluer : « Mardi 7 mars 2023, l'Assemblée nationale a adopté à l'unanimité en première lecture une série de mesures pour prévenir la surexposition des jeunes enfants aux écrans, via une meilleure sensibilisation des professionnels de la petite enfance et des parents[i]. » Cette proposition de loi[ii], soutenue par un large éventail politique, répond à une demande croissante de la société civile, qui commence à discerner un enjeu de santé publiquevi.
La question légitime est au fond : quel est le poids réel des « institutions » face aux « fournisseurs » ? Un angle d’attaque intéressant pour réguler l’activité des « fournisseurs » par une attaque informationnelle qui touche le grand public, est la question sensible des données personnelles : chacun se sent concerné, donc le soutien ‘populaire’ est assuré et les « institutions » peuvent intervenir, comme en 2021 sur un « fournisseur » emblématique[iii]. Un effet immédiat est visible chez les acteurs du même groupe[iv], preuve de l’efficacité de l’action des « institutions ».
À l’échelle internationale, la situation est extrêmement complexe : les « fournisseurs » défendent leur stratégie comme une aide au développement des communautés locales, mais leur attitude offensive peut être dénoncée comme une forme de ‘cyber-colonisation’[v], et la frontière est intentionnellement laissée floue, comme nous le verrons plus loin.
Les « institutions » devraient donc réagir rapidement[vi], même si l’actualité nationale et internationale immédiate porte aujourd’hui davantage de préoccupations.
Analyse de la guerre informationnelle - exemple concrets
Cette guerre informationnelle est très asymétrique sur plusieurs plans : la nature des acteurs, leur puissance d’émission d’information, leur responsabilité finale envers les « enfants », ainsi que par les techniques utilisées.
Le graphique ci-dessous propose une cartographie des interactions entre les acteurs, leur nature, leur effet final recherché et certains exemples de moyens employés.
Comme nous l’avons déjà évoqué, le rapport de force sur le terrain informationnel est très inégal. On ne trouve donc pas d’affrontements directs, mais plutôt une guerre « par proxy », ou l’utilisation de techniques de ‘guérilla informationnelle’. On ne trouvera pas d’échanges de ‘tweets’ entre un « fournisseur » géant et une petite association de parents d’élèves ! En revanche, on constate une explosion du nombre d’ouvrages ‘grand public’ ou de publications scientifiques sur les thèmes concernés, en réponse aux alertes lancées par les « éducateurs ». Les « enfants » se retrouvent soit directement ciblés pour induire des phénomènes d’addiction, soit indirectement instrumentalisés comme prétexte d’action. Les « institutions » constituent la cible finale de la pression exercée par les « éducateurs » et les « praticiens », car elles constituent l’instance régulatrice et protectrice.
Il serait à l’évidence bien trop long – à supposer que cela soit même possible – d’énumérer toutes les escarmouches informationnelles entre ces acteurs, sur le plan national et mondial ; nous en dégagerons quelques exemples dans la suite afin d’illustrer notre propos.
Techniques de l'amalgame
Apparentée au sophisme, cette technique consiste à lier une démarche privée – dont le but réel peut être masqué – à un courant supérieur universellement considéré comme vertueux, afin de créer une association positive dans l’esprit du public-cible.
Dans cet exemple[i], la démarche vise clairement à répandre les produits de la marque « partout dans le monde via des partenariats dans plus d’une centaine de pays et régions ». La page internet est une succession de citations telles que « La créativité ouvre tout un monde d’innovation et d’opportunités. », « Les nouvelles perspectives favorisent un esprit de compréhension et de mobilisation. », ou encore « L’éducation permet de se construire. », qui sont tellement génériques qu’elles ne peuvent que susciter l’approbation.
L’amalgame est clair, et le sophisme bien rôdé : l’éducation est un Bien – nous favorisons l’éducation – Par conséquent, nous sommes dans le camp du Bien. Nous sommes ici en présence d’une technique à la croisée des chemins entre information, marketing et communication, ayant pour but la déculpabilisation des « éducateurs » et la création de partenariats, illustré dans le diagramme ci-avant.
On verra une technique similaire, quoique moins prononcée, chez le principal rival[ii], dont l’offre est plus clairement commerciale et les témoignages davantage contextualisés[iii].
Techniques de la banalisation
Utilisée aux fins de déculpabilisation des « éducateurs », cette technique veut présenter comme normaux des comportements non optimaux, en distordant, voire en falsifiant la réalité, tout en détournant l’attention du sujet principal.
Par exemple : sous couvert de vanter le module de contrôle parental[i], la copie d’écran ci-contre[ii] montre un temps d’utilisation journalier largement au-dessus des recommandations et majoritairement consacré à ‘information & reading’ (soit des activités intellectuelles), alors que toutes les études[iii] prouvent que le temps passé derrière un écran est majoritairement lié au divertissement (jeux, films, réseaux sociaux).
Incidemment, la seconde application en termes de temps d’utilisation est ‘Books’, donc un lecteur de livres (‘e-Reader’), au lieu des réseaux sociaux attendus[iv].
L’efficacité redoutable de cette technique, qui manipule l’information sur le fond comme sur la forme et est apparentée aux images subliminales, n’est plus à prouver. D’autant qu’il n’est pas facile de critiquer sur le fond l’objet initial du message, affiché comme un renforcement de la protection sur internet.
Encore une fois, notre intention n’est pas de cibler une marque en particulier : tous les « fournisseurs » ont saisi l’enjeu sociétal lié à la perception de l’aliénation aux écrans, et commencé à réagir[v]. Le terme ‘digital wellbeing’ (‘bien-être numérique’, littéralement) est déjà passé dans le langage courant de la sphère anglophone dans le cadre plus large du ‘mental health’ (santé mentale).
Techniques de l'influence sur les « institutions »
Nous ne nous attarderons pas sur ces techniques, directement issues du ‘marketing’ classique et du démarchage commerciale. Si nous en mentionnons l’existence, c’est pour illustrer leur place dans le diagramme d’interactions ci-dessus : il s’agit d’une contre-offensive dirigée envers les « institutions », afin d’influer sur la régulation demandée par les « éducateurs » et les « praticiens » en ‘mettant le pied dans la porte’ au niveau du Ministère.
Dans le cadre français, de tels partenariats ont ainsi été signés[i], avant d’être révoqués[ii] une quinzaine d’années plus tard sous la pression des autres acteurs, constant l’évidence de l’intention sous-jacente. Ici encore, il s’agit d’une pratique commune chez les « fournisseurs »[iii], dont la communication officielle tourne systématiquement autour de l’éducation comme intérêt supérieur des « enfants »[iv] sans jamais mentionner les enjeux économiques pourtant bien réels.
Un signe de l’infléchissement de la tendance peut être décelé dans les récentes attributions des marchés sur les solutions numériques pour l’éducation[v] ; seul l’avenir dira s’il s’agit d’une vraie prise de conscience durable.
Guerre chimique de l'information
En marge de cette analyse de l’information proprement dite, il faut mentionner l’existence de ce que nous choisissons de nommer ici ‘guerre chimique de l’information, par l’utilisation délibérée de la sécrétion de dopamine[i]. Cette hormone de la satisfaction et du plaisir est sciemment ciblée par la mobilisation du ‘circuit court de la récompense’, principalement chez les enfants (mais cela fonctionne aussi très bien chez l’adulte). Il s’agit de présenter une information de manière attractive et ludique (ludification ou ‘gamification’ de l’information).
Si le mécanisme sous-jacent est clairement identifié[ii], il s’applique à tout type de contenu, ce qui le rend omniprésente et redoutable : même si l’on sait que l’on devient dépendant, on n’a pas envie de cesser de l’être !
Ainsi, quand l’attaque informationnelle mobilise des ressorts conscients (intérêt du contenu proposé) et inconscients (hormonaux, en l’espèce), son efficacité s’en trouve démultipliée[iii].
Une réponse conventionnelle - mais in fine efficace ?
Comme nous l’avons mentionné en décrivant la bataille sur l’échiquier sociétal, la réaction des « éducateurs » et « praticiens » est encore très ‘policée’, apportant au débat public des informations rationnelles chiffrées (statistiques, sondages), cliniques (recherches neuroscientifiques) ou péri-éducatives (troubles de l’attention, comportement etc.). Leur effet final recherché est la publication de données qui Comme nous l’avons mentionné en décrivant la bataille sur l’échiquier sociétal, la réaction des « éducateurs » et « praticiens » est encore très ‘policée’, apportant au débat public des informations rationnelles chiffrées (statistiques, sondages), cliniques (recherches neuroscientifiques) ou péri-éducatives (troubles de l’attention, comportement etc.). Leur effet final recherché est la publication de données
Même si la presse relaie ces informations en caisse de résonance, l’impact est beaucoup moins grand que l’information diffusée par les « fournisseurs » car le ton est académique, informatif, et vise à instruire plutôt qu’à séduire. Le ‘temps long’ de la recherche scientifique et des publications académiques joue aussi un rôle ambivalent : handicap face à la rapidité de réaction et la force de communication des « fournisseurs », mais gage de sérieux et de solidité d’analyse pour les « institutions » qui sont les cibles finales à convaincre.
Perspectives
Tel le Lièvre de la fable, les « fournisseurs » ont initialement pris une large avance, grâce aux larges moyens dont ils disposent. Ils doublent leur stratégie de développement économique par une communication aux accents philanthropiques.
Toutefois, le cas bien précis des « enfants », dont la personne est en cours de construction, et leur vulnérabilité face à un déferlement non maîtrisé a fini par provoquer une réaction chez leurs « éducateurs ». Ceux-ci ont alors mobilisé les « praticiens » pour acquérir de la connaissance et exercer une pression sur les « institutions », les poussant à agir.
Les « éducateurs » et les « praticiens », pris par l’urgence du sujet mais soumis au temps long académique et scientifique, jouent donc le rôle de la Tortue dans cette version informationnelle de la fable bien connue. S’ils parviennent in fine à convaincre les « institutions » de jouer leur rôle de régulation, ils auront néanmoins, eux-aussi, remporté la course.
Thibaut Lockhart,
étudiant de la 42ème promotion Management stratégique et intelligence économique (MSIE)
Notes:
Alphabet, maison-mère de Google, annonce le 25 avril 2023 les résultats financiers du premier trimestre 2023 : les publicités de Youtube, sur cette période de 3 mois, rapportent 6.69 milliards USD https://abc.xyz/assets/investor/static/pdf/2023Q1_alphabet_earnings_release.pdf. On voit l’enjeu de proposer au consommateur des vidéos à la chaîne…
[1] La littérature médicale sur ce thème est considérable ; nous laissons nos lecteurs utiliser les points de départ ci-dessous pour leurs recherches personnelles :
- https://www.pourquoidocteur.fr/Articles/Question-d-actu/30649-Enfance-usage-intensif-ecrans-modifie-structure-cerveau
- https://www.pourquoidocteur.fr/Articles/Question-d-actu/30884-Les-ecrans-ont-ils-bons-cotes-enfants
- https://reporterre.net/A-la-maison-comme-a-l-ecole-les-ecrans-sont-une-catastrophe
[1] https://www.populationpyramid.net/world/2023/
[1] De nombreuses études s’intéressent au temps moyen passé devant les écrans. Pour amorcer les recherches :
- http://beh.santepubliquefrance.fr/beh/2023/6/2023_6_1.html
- https://explodingtopics.com/blog/screen-time-stats
- https://headphonesaddict.com/teen-kids-screen-time-statistics/
[1] Pour Apple : https://www.apple.com/fr/education-initiative/ , mais on trouvera sans peine les équivalents chez les autres « fournisseurs »
Si l’article (et le livre) apportent un éclairage intéressant, on peut noter que l’argument « du flipper » est, en soi, une manipulation cognitive : « regardez dans le passé, on s’est trompés, donc cette fois-ci il n’y a aucun danger » conduit l’alpiniste qui a gravi plusieurs fois une falaise à cesser de s’assurer. Voir aussi les Cygnes noirs de Taleb.
[1] https://ghrp.biomedcentral.com/articles/10.1186/s41256-023-00297-z
[1] Entre autres https://www.cairn.info/internet-et-libertes--9782311624915.htm , mais les références sont nombreuses et l’écosystème ‘open source’ (et ses dérivés) toujours aussi vivace.
[1] https://www.levelesyeux.com/pourquoi-lever-les-yeux/
[1] Version originale de l’Irish Times : https://www.irishtimes.com/ireland/education/2023/05/26/greystones-parents-agree-to-no-smartphone-code-for-children-until-second-level/
Repris une dizaine de jours plus tard dans Le Figaro, preuve que certains réseaux veillent sur le sujet : https://www.lefigaro.fr/international/irlande-une-ville-bannit-les-smartphones-pour-les-enfants-de-moins-de-13-ans-20230606
[1] https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/textes/l16b0757_proposition-loi#
[1] Page capturée le 08 août 2023 : https://www.apple.com/fr/education-initiative/
[1] https://www.microsoft.com/en-gb/education
[1] Témoignages des utilisateurs et des projets conduits en partenariat : https://customers.microsoft.com/en-gb/search?sq=&ff=story_industry_friendlyname%26%3EPrimary%20and%20Secondary%20Education&p=0&so=story_publish_date%20desc
[1] Capturée le 11 août 2023 : https://www.apple.com/newsroom/images/values/privacy/Apple-Safer-Internet-Day-Screen-Time_inline.jpg.large.jpg
[1] https://ijbnpa.biomedcentral.com/articles/10.1186/s12966-019-0881-7
[1] https://www.parentsconnectés.be/quelles-sont-les-app-favorites-des-ados
[1] https://www.androidauthority.com/how-to-check-screen-time-on-android-1193997/
[1] Dans la presse : https://www.itespresso.fr/la-vision-commune-dapple-et-du-ministere-de-leducation-12099.html
La version PDF de l’accord : https://eduscol.education.fr/chrgt/Apple-accord04.pdf
[1] Deux exemples – on en trouvera sans peine beaucoup d’autres :
- https://www.apple.com/fr/newsroom/2020/09/sowing-new-seeds-dallas-science-teacher-brings-students-closer-to-nature-with-ipad/
- https://customers.microsoft.com/en-us/story/1406736748252125278-ndlm-primary-education-microsoft365-fr-france
[1] https://www.arte.tv/fr/videos/RC-017841/dopamine/
[1] https://neurohacker.com/how-social-media-and-ai-hijack-your-brain