La polémique sur l'énergie nucléaire en Biélorussie

La nouvelle centrale nucléaire de la Biélorussie a failli ne jamais voir le jour : une guerre a été  déclarée à l’atome biélorusse, qui a secoué l’espace médiatique jusqu’à Bruxelles (1) ; la Lituanie, par son positionnement géographique mais aussi et surtout politique, s’est placée en première ligne.

Malgré cela, un premier réacteur entra en service en novembre 2020 et un second est en construction. Pendant des années, l’UE réduisit son parc nucléaire pour des raisons de sûreté et des considérations écologiques. Mais la nouvelle donne géopolitique conduit aujourd’hui l’UE à réviser brutalement ses objectifs pourtant définis après d’âpres discussions entre Etats membres, notamment l’Allemagne et la France. L’atome retrouve son attrait en Europe. En témoigne le « lifting technique et politique » (52) envisagé par la Finlande, comprenant l'extension à 70 ans, jusqu'en 2050, de la durée de vie de sa plus ancienne centrale nucléaire, dont les deux réacteurs sont de conception… soviétique. Cela avec l'accord des partis de gouvernement, dont les Verts.

Contexte historique - Lituanie

Depuis 1991 et la chute de l’URSS, la Biélorussie était restée entièrement dépendante de pays proches en matière d’énergie. Parmi les trois États baltes, ses voisins immédiats, seule la Lituanie avait hérité à Ignalina d’une centrale nucléaire de conception soviétique, équipée de deux réacteurs mis en service en 1983 et 1987. Sa capacité de production annuelle de plus de 19 TWh permettait de couvrir les besoins en électricité de la Lituanie et même d’alimenter l’Estonie et la Lettonie. La souveraineté énergétique est vite apparue comme une condition de l’autonomie lituanienne vis à vis de Moscou.

Le modèle lituanien était donc hautement dépendant de l’énergie nucléaire, et en ce sens très proche de celui de la France. Après bien des tensions internes (2), la Lituanie, dont l’objectif prioritaire était tout de même d’intégrer l’UE, céda aux injonctions de celle-ci, qui conditionnait notamment son adhésion à la fermeture (3) de la centrale d’Ignalina. Ce fut fait en 2009, comme cela était recommandé par l'Association des Autorités de Sûreté Nucléaire des pays d’Europe de l’Ouest (WENRA Western European Nuclear Regulators Association), crée en 1999 à l’initiative de l'Autorité de Sûreté Nucléaire (ASN) française.

Les audits techniques des centrales « soviétiques » par la WENRA conduisirent de fait à des démantèlements, des remises à niveau et/ou la construction de nouvelles centrales.  L’association recommanda et obtint la fermeture de huit réacteurs nucléaires chez des candidats à l'adhésion à l'Union Européenne. La position de la France au sein de cet organisme aurait pu être un outil de compétitivité et de développement. Mais cette architecture d’aide multilatérale allait à l’encontre des intérêts des Etats-Unis et du Japon, qui préfèrent les financements bilatéraux. Dans la compétition commerciale ouverte dans la perspective de l’après Ignalina, certains acteurs américains se montrèrent insistants au point de corrompre des cadres lituaniens (4).

La centrale ferma définitivement le 31 décembre 2009 dans le cadre du « plan Ignalina ». La Lituanie avait intégré l’UE dès le 1er mai 2004. Dans le cadre de ce plan, l’UE a accepté de payer partiellement des coûts de démantèlement et des compensations ; les résultats d’un referendum organisé en octobre 2008, où 89% des votants lituaniens avaient exprimé un vote en faveur de la prolongation du fonctionnement de la centrale d’Ignalina, n’ont pas été retenus et donc n'ont pas infléchi le programme, le taux de participation officiel ayant été inférieur à la moitié des inscrits.

Dès l’annonce de la fermeture progressive de la centrale lituanienne, les trois pays baltes et la Pologne envisagèrent la construction d’une nouvelle centrale balte, mais des obstacles politiques (56) et les protestations de la société civile conduisant  à un referendum (58) enterrèrent ce projet commun(57).

Pour pallier le manque d’énergie nucléaire, la Lituanie, comme de nombreux pays européens au premier rang desquels l’Allemagne, se tourna bon gré mal gré vers la Russie. Le pays signa des contrats d’importation de gaz via le gazoduc qui, passant par la Biélorussie, alimentait également la région de Kaliningrad, l’Ukraine, la Pologne et l’Allemagne.

Très décriée, cette dépendance à l’égard de Gazprom amena bien le gouvernement d’Andrius Kubilius (2008-2012) à envisager à son tour la construction d’une nouvelle centrale en Lituanie, avec le concours d’électriciens étrangers. Mais dès son entrée en fonction, la présidente lituanienne Dalia Grybauskaitė (2009-2019) en décida autrement. Brillante candidate indépendante, alumni de l’Edmund A. Walsh School of Foreign Service de l'université de Georgetown, haut fonctionnaire de l’Etat lituanien détachée à l’Ambassade à New-York puis à la Commission Européenne à Bruxelles, elle répéta considérer le nucléaire comme trop sensible géopolitiquement et donna la priorité aux énergies renouvelables, dans la droite ligne des engagements pris par l’UE.

Contexte historique - Biélorussie

Fortement industrialisée durant les années soviétiques, la Biélorussie était alors dépendante de l’énergie fournie par les centrales nucléaires de Tchernobyl et Rovno en Ukraine, Smolensk en Russie, Ignalina en Lituanie. Si le projet de construction d’une centrale biélorusse remonte aux années 1980, l’explosion en 1986 du réacteur n°4 de la centrale de Tchernobyl lui porta un coup évident : contaminée, traumatisée, la population développa un véritable « syndrome de Tchernobyl » et une « radiophobie ». Mais les évolutions géopolitiques, la disparition de la centrale lituanienne et le chantage de Moscou (53) amenèrent Minsk à reconsidérer sa dépendance totale vis-à-vis de Gazprom. C’est dans ce cadre que fut lancé en 2007 un appel d’offres pour la construction d’une centrale nucléaire en Biélorussie.

Comme d’autres ex-Républiques soviétiques, la Biélorussie fait partie de la zone d’influence politique et économique que la Russie désigne comme son « étranger proche » (ближнее зарубежье). Frontaliers, les deux pays sont proches sur les plans économique, politique et culturel. Mais la Biélorussie doit aussi compter avec ses voisins pro-occidentaux : les Pays Baltes et l’Ukraine.

Depuis la création de la Communauté des États Indépendants (CEI), la Russie pousse à la réintégration des économies d’anciennes Républiques soviétiques, afin de créer une zone de libre-échange comparable à celle de l'Union Européenne. L’idée n’est pas sans logique. Les anciennes Républiques ont beaucoup en commun et sont complémentaires dans plusieurs domaines. Plusieurs, si ce n’est toutes, firent les frais de la libéralisation sauvage qui suivit l’effondrement du bloc soviétique. Sans un élémentaire protectionnisme économique, ni une normalisation juridique, plusieurs domaines sensibles comme l’agriculture et le secteur médical furent abandonnés à la corruption locale et à la prédation occidentale. Même en restant indispensable d’un point de vue énergétique et toujours intéressante sur le plan technologique, la Russie a perdu de son influence au profit de l’Occident, d’autant que Moscou manque pour le moins de délicatesse envers ses partenaires.

En 2003 fut signé un accord (54) portant sur la création d'un espace économique commun à la Russie, la Biélorussie, l’Ukraine et le Kazakhstan. Cherchant à s’émanciper tout en conservant de bonnes relations avec Moscou, le président biélorusse Alexandre Loukachenko flirta avec l’Occident pour faire pression sur la Russie. Depuis 2007, la relance du programme nucléaire était la priorité de sa politique énergétique. Il fut décidé de construire une centrale à Ostrovets, près de la frontière avec la Lituanie. Après avoir tenté de nouer des contacts avec des partenaires occidentaux (notamment la France qui ne voulut pas prendre ce risque politique), Minsk se tourna sans surprise vers la Russie (Rosatom) pour la construction de la centrale et la fourniture d’uranium. En lui accordant d’importants crédits, Moscou plaçait durablement Minsk sous influence, la Biélorussie renforçant malgré tout sa maîtrise de sa politique énergétique par une moindre dépendance au gaz russe. Le début de la construction de la centrale fut aussi celui d’une guerre juridique et informationnelle avec la Lituanie.

Guerre de l'information contre le projet biélorusse

La construction de la centrale biélorusse coïncida donc avec le double mandat de la présidente Dalia Grybauskaitė, ouvertement hostile à la Russie et à tout projet énergétique russe en direction de l’Union Européenne. Elle déclara même en 2017 que Vilnius apporterait l’aide nécessaire à l’Ukraine pour stopper Nord Stream II (5). Sur la même ligne, le conseiller de la présidence ukrainienne Oleksy Arestovitch déclara en 2019 : « Avec les Américains, nous considérons Nord Stream II comme un projet géopolitique et non pas économique » (6).

Force est de constater qu’au sein des pays occidentaux, et plus particulièrement de l’Union Européenne, deux courants s‘opposèrent frontalement sur les plans économique et géopolitique. D’un côté, les partisans de Nord Stream 2, à savoir l’Allemagne, la France et l’Autriche, favorables à une coopération avec Gazprom dans une perspective de développement économique. De l’autre, la Lituanie, la Pologne, l’Ukraine et les Etats-Unis, violemment opposés aux projets énergétiques russes et à la Russie tout court. La coopération franco-russe (7) en matière d’énergie plaça ainsi la France en opposition à la politique des Etats-Unis, hostiles à l‘implantation de Rosatom dans l’Union Européenne.

Il faut dans ce contexte s’intéresser à la mini-série américaine « Tchernobyl »(55). L’idée naquit en Russie en 2014, avec une première collecte d’informations, une ébauche de scénario et une recherche de financement pour un projet d’une importance capitale pour la mémoire émotionnelle de ce qui fut l’une des plus grandes tragédies soviétiques. Alors que les Russes piétinaient, les Américains, forts de leurs tactiques proactives en matière d’influence, ont saisi cette opportunité qui apparait comme une initiative stratégique dans la guerre de l’information.

Commande fut passée au réalisateur Craig Mazin par HBO, média à l’audience certaine avec des succès populaires comme Sex and the City et Game of Thrones. La chaîne HBO fait partie du groupe Warner Bros qui, entretenant historiquement des relations étroites, amicales et patriotiques avec l’armée américaine, est à Hollywood un partenaire majeur du ministère de la Défense américain.

Le tournage eut lieu en Lituanie à Ignalina, centrale sœur de Tchernobyl, et en Ukraine. La mini-série diffusée en 2019, soit un an avant la mise en service du premier réacteur de la centrale biélorusse d’Ostrovets, fut un succès dans les pays occidentaux. Au point que le tourisme de catastrophe dans la zone de Pripiat en Ukraine fut multiplié par cinq ! Des journalistes et influenceurs du monde entier firent le voyage. Cela provoqua naturellement une « production de connaissances », un doctorant en philosophie à l’Université de Michigan expliquant ainsi l’intérêt de ce type de « docudrame » (45) :

“… the accuracy and ‘truth’ of a docudrama is less important than how that historical representation inevitably engages with the present moment in which it was created: “Viewed as a component of cultural memory, the past is less a sequence of events than a discursive surface, readable only through layers of subsequent meanings and contexts. The formation and function of popular memory is thus historically and contextually linked to the exigencies of a given community at a given time.”

“Chernobyl was able to introduce millions of viewers to the disaster’s history, serving as a means for the creation of prosthetic memory. The compelling narrative engaged with the horrors of the disaster…”(59)

En Russie, certains critiques saluèrent le réalisme technique et la dramaturgie de l’œuvre, quand d’autres pointèrent des manquements à la vérité historique. L’amertume d’être doublé par les Anglo-Saxons sur une thématique aussi sensible est évidente. Les Russes n’ont par exemple pas apprécié l’épisode sur l’« Holodomor » (la famine de 1922-1932) que les Ukrainiens firent reconnaitre comme génocide (44), ni les causes du crash d’un hélicoptère au-dessus du réacteur, la vodka coulant à flots, la nudité des mineurs… En somme, l’œuvre fut perçue comme un produit du soft power américain associant vérité, drame, décor et jeux d’acteurs à une fine manipulation, de façon à créer un choc émotionnel chez le spectateur. Les réactions allèrent de « qu’ils fassent un film sur Hiroshima et Nagasaki » à « le but est de discréditer le programme nucléaire de l’URSS et d’atteindre Rosatom, concurrent de l’industrie nucléaire américaine » (46)… Mais aussi de fournir aux opposants à la centrale nucléaire biélorusse un support parfait pour travailler l’opinion. 

Si le traumatisme post-Tchernobyl n’empêcha pas la Biélorussie de se lancer dans le nucléaire, la Lituanie déclara rapidement une guerre médiatique et institutionnelle au « monstre nucléaire à 15 km »(10). La Lituanie reproche tout d’abord à la centrale biélorusse son emplacement, à 50 km de Vilnius : les périmètres de sécurité pris en compte dans les plans de sûreté nucléaire – en France par exemple – sont de 70 km pour de nombreuses procédures.

Source de refroidissement de la centrale d’Ostrovets, la rivière nommée Viliya en Biélorussie est appelée Néris quelques kilomètres en aval, en Lituanie. Elle fournit l’eau potable de Vilnius ! Les municipalités lituaniennes allèrent jusqu’à distribuer des cachets d’iode (11). Certes il s’agit donc là d’une procédure classique en matière de gestion des risques, mais qui ne pouvait qu’accroitre un sentiment de défiance au sein de la population civile.

La centrale serait aussi située à proximité de fosses où l’on enterrait des animaux morts de l’anthrax (12), dans une zone potentiellement sismique. Cette information fut diffusée dans la presse lituanienne par le professeur biélorusse Georges Lepine (13), fervent opposant à la construction de la centrale. Né en 1931, ce physicien participa au traitement des conséquences de la tragédie de Tchernobyl. Fondateur de l’Union Tchernobyl défendant les liquidateurs, il est aussi co-auteur de l’ouvrage « L’énergie nucléaire : un tueur pacifique »(14).  

Le projet de construction de la centrale nucléaire d’Ostrovets n’empêcha pourtant pas tout dialogue entre la Lituanie et la Biélorussie, comme en témoignent les consultations menées entre 2009 et 2013 (documents disponibles en ligne et en anglais sur le site de la centrale d’Ostrovets) (8). Plus de 100 citoyens lituaniens se déplacèrent ainsi en août 2013 pour une réunion publique organisée par la municipalité d’Ostrovets et la direction d’Etat de la construction de la centrale nucléaire. Les noms et signatures des participants, ainsi que le compte rendu de la réunion sont consultables (9).

L’offensive au Parlement Européen est menée par des députés lituaniens et polonais. Elle n’a jamais faibli depuis le début de la construction de la centrale en 2010, comme en témoignent les interventions de Petras Auštrevičius (15), Liudas Mažylis (16, 17), Bronis Ropė (18), Filip Kaczmarek (19) et Vilija Blinkevičiūtė (20).

Dès 2011, la Lituanie déposa plainte aux Nations Unies au titre de la Convention sur l’évaluation de l’impact sur l’environnement dans un contexte transfrontière (Convention d’Espoo). Huit ans plus tard, la coopération de Minsk était toujours jugée insuffisante par la Lituanie, bien que la Commission ait statué que « le Bélarus avait pris toutes les mesures voulues pour parvenir à la décision finale concernant l’activité prévue à Ostrovets, conformément à la Convention » (21).

Lancé en décembre 2019, le Pacte vert pour l’Europe, ensemble de mesures visant à engager l’UE sur la voie de la transition énergétique, contient une clause selon laquelle les installations nucléaires dans les pays tiers doivent respecter les normes internationales les plus élevées en matière environnementale et de sécurité. La Lituanie vit là un nouveau moyen légal d’empêcher la Biélorussie d’exporter son énergie nucléaire en Europe (22). De fait, la stratégie européenne autour du « Green Deal » semble un parfait outil d’influence (23).

Les élections européennes de 2019 furent favorables aux Verts. Leur groupe obtint 75 sièges au Parlement, soit une augmentation de 40 % par rapport à la précédente mandature. Si en France le parti Europe Ecologie Les Verts n’obtint que 13,5 % des suffrages, en Allemagne Die Grünen arriva en seconde position (20,5 %), juste derrière la CDU de la chancelière Angela Merkel. La force des Verts au niveau européen tient aussi à leur accord de 1999 avec l’Alliance Libre Européenne, des partis militant pour le droit à l’autodétermination régionale. Dans ce contexte, le Pacte vert bénéficie d’un fort soutien politique, ce que la Lituanie a bien compris.

Dans cette guerre de l’information, le « Green Deal » justifie et conforte l’engagement du Ministère des Affaires Etrangères lituanien de ne pas acheter d’électricité produite au mépris des règles de sécurité (24). Le Parlement lituanien déclara même la centrale d’Ostravets « menace à la sécurité nationale, à l’environnement et à la santé publique ». Vilnius justifie ainsi l’interdiction d’utiliser des infrastructures lituaniennes pour transporter l’électricité d’Ostravets, et le retrait de licence d’importation en cas d’achat d’électricité d’Ostrovets.

Malgré la coopération des autorités biélorusses avec l’ENSREG (Groupement Européen des Autorités de Sûreté Nucléaire), le Parlement Européen, sous la pression permanente des députés lituaniens, se dit préoccupé par le niveau de sûreté de la centrale d’Ostrovets (25). Sa résolution du 11 février 2021 (26), qui résume en somme la longue histoire de la centrale, fait transparaître le jeu politique de la Lituanie, qui a embarqué avec succès dans ce bras de fer autour de la sûreté nucléaire et de l’écologie politique ses voisins baltes et polonais.

Des alternatives nucléaire et gazière

L’obstination avec laquelle la Lituanie tente de contrecarrer les efforts biélorusses en matière de politique énergétique, alors que la centrale d’Ostrovets pourrait aussi répondre à ses besoins en réduisant sa dépendance à l’égard de Gazprom, peut sembler paradoxale…. D’autant que la centrale pourrait aussi partiellement couvrir les besoins de l’Estonie et de la Lettonie, dans le cadre du réseau électrique commun BRELL (Biélorussie, Russie, Estonie, Lettonie, Lituanie).

C’est que la Lituanie vise la déconnection totale et définitive des Pays baltes d’avec la Russie, en coupant tous les ponts énergétiques et en prenant le contrôle total des infrastructures. Entre empêcher toute relation économique en matière énergétique avec le monde russe et accepter une dépendance à l’égard d’autres pays, la Lituanie a choisi. Or Moscou se soucie naturellement de son enclave de Kaliningrad. Dure et frontale, la position lituanienne ne fait pas toujours l’unanimité auprès de ses partenaires et voisins, jusqu’à susciter une certaine lassitude au sein de l’UE, de l’AIEA et auprès de la Convention d’Espoo. Représentant de la Biélorussie à l’ONU, Valentin Ribakov demanda à ses interlocuteurs de faire la part des choses sur le besoin vital de son pays d’avoir une source d’énergie à un tarif compétitif : « Nous comprenons les inquiétudes de nos voisins européens et lituaniens du fait que la centrale soit proche de Vilnius, mais la géographie de notre pays est telle que l’emplacement choisi est le plus optimal de tous. Seul un esprit malade peut imaginer que ce choix ait été fait pour causer le plus de soucis à nos voisins » (27).

La bataille contre la centrale biélorusse, son impact écologique et les risques associés, se déroule en parallèle du démantèlement imposé par l’UE de la centrale lituanienne, de la construction d’un centre de traitement et de stockage des déchets radioactifs (28) financé par  la Banque Européenne pour la Reconstruction et le Développement (BERD), et de la montée en puissance de sources alternatives d’énergie pour la Lituanie et ses voisins.

Les risques pris par la Lituanie s’avèrent en fait bien « calculés ». Le terminal portuaire « Klaipedos Nafta » devint une plateforme de gaz naturel liquéfié (GNL) avec l'arrivée en 2014 du méthanier "Independence". Loué pour dix ans avec une perspective d’achat au norvégien Hoegh LNG, le terminal permet à la Lituanie d'acheter au norvégien Statoil des milliards de m3 de gaz (29). Au même moment, le gouvernement polonais publia un projet préliminaire de mix énergétique avec en option la construction de plusieurs centrales nucléaires. L’offre européenne proposée par EDF fut écartée au profit de Westinghouse (USA/Canada) et Kepco (Corée du Sud). En attendant, le groupe polonais PGNIG continue de réceptionner en Lituanie du GNL en provenance de Freeport, au Texas. Une réservation est faite pour la période du 1er janvier 2023 au 31 décembre 2032 (30). Coïncidence ou non, PGNIG fait partie des entreprises qui reçurent de nouvelles licences d’exploitation offshore des gisements gaziers près des côtes norvégiennes.

Le "Green Death"

Pendant que la Vieille Europe « dealait » avec l’écologie, le marché énergétique européen s’est réorganisé. Ses acteurs clés sont aujourd’hui la Norvège, les Etats-Unis, la Pologne, la Lituanie… et même l’Allemagne qui a mis en fonction son premier terminal méthanier en novembre 2022 (47) et a conservé un calme remarquable lors du sabotage de North Stream II le 26 septembre 2022. « Notre gaz viendra en grande partie de Norvège, des États-Unis et de la région du Golfe, et en petite partie des Pays-Bas », a déclaré M. Scholz. (51)

C’est la Norvège, et non plus la Russie, qui est désormais le premier fournisseur de gaz naturel de l’Union Européenne. Le ministre du pétrole et de l'énergie norvégien, Terje Aasland, estima que l’attribution par son pays de quarante-sept nouveaux permis offshores d'exploitation pétrolière et gazière (31, 32) était une « contribution importante pour garantir que la Norvège reste un fournisseur de pétrole et de gaz sûr et prévisible pour l’Europe » (33). Vingt-neuf forages supplémentaires dans la mer du Nord, seize dans la mer de Norvège et deux dans celle de Barents furent donc accordés. Le grand groupe énergétique contrôlé par l’État norvégien, Equinor (EQNR.OL), est le premier bénéficiaire avec des participations dans vingt-six permis, dont une position d’opérateur dans 18 d’entre eux.

Le défi de la Norvège est avant tout de préserver sa réussite économique. Dans leur analyse prospective de 2005, Erling Holmøy et Kim Massey Heide alertaient déjà sur les risques de déséquilibre entre d’une part les revenus, notamment ceux tirés du pétrole, du gaz et du fonds souverain, et les dépenses contraintes, liées essentiellement au haut niveau des salaires et de la politique sociale... Le défi est en train d'être relevé. Fier de son pays, Bjørn Vidar Lerøen, conseiller politique et lobbyiste pour les affaires pétrolières et gazières de la Norvège, déclara son peu de sympathie pour les acheteurs européens : “If they had just stuck to long-term contracts, the price would be lower,” (34). Il est aussi l’auteur de plusieurs ouvrages sur l'or noir de Norvège, dont en 1996 Troll : Gas for Generations, préfacé par le Ministre norvégien de l’industrie et de l’énergie à l’époque, Jens Stoltenberg, aujourd’hui Secrétaire Général de l’OTAN.

De leur côté, la Pologne, la Norvège et le Danemark inaugurèrent en septembre 2022 le gazoduc Baltic Pipe, une étape clé dans la réduction de la dépendance énergétique de la Pologne et de l’ensemble de l’Europe vis-à-vis de la Russie. Il permet chaque année l’acheminement de 10 milliards de mètres cube de gaz depuis la Norvège (35).

Westinghouse, qui construira donc de nouvelles centrales nucléaires en Pologne et en République tchèque, se dit prêt à fournir des combustibles VVER pour les réacteurs soviétiques encore actifs en Finlande et en République tchèque, éliminant ainsi toute perspective commerciale pour Rosatom… et EDF (36).

Cette conjonction d’éléments dynamise économiquement l’Est de l’Europe. En 2023, la Lituanie accueillera un événement international sur les technologies de défense en avril, et le sommet de l’OTAN en juillet. Les perspectives de son terminal GNL sont prometteuses. Karolis Žemaitis, Vice-Ministre lituanien de l’économie et de l’innovation, se félicite aussi de la coopération accrue avec Taiwan (37). La BEI a récemment prêté 50 millions d’euros (38) à la société lituanienne Teltonika Group (39) pour lancer en 2027 une production nationale de semi-conducteurs, en coopération avec l'Institut de Recherche en Technologie Industrielle (ITRI) de Taiwan (40). De quoi déstresser Washington, soucieux des tensions grandissantes avec la Chine. La petite Lituanie, « confrontée aux trois régimes autoritaires de Biélorussie, Chine et bien sûr Russie » (41), mise tout sur l’innovation et les hautes technologies. En se plaçant dans l’orbite de donneurs d’ordre aux puissants moyens financiers, elle se positionne au centre névralgique de la nouvelle donne européenne.

Premier Secrétaire Général de l’OTAN, Lord Hastings Lionel Ismay résumait ainsi les objectifs de l’Alliance :  “keep the Soviet Union out, the Americans in, and the Germans down.” (42) Il semble que rien n’ait vraiment changé dans la feuille de route de l’OTAN. Dans ce contexte, la « pure fiction » de Seymour Hersh (43) apparaît quasiment comme l’un des scénarios de la REDTEAM française, la définition du probable et de l’impossible dépendant de votre connaissance du sujet… La Biélorussie n’est qu’une pièce sur le grand échiquier politique du monde.

Que faire ?

Face à cet reconfiguration des routes énergétiques vers l’Union Européenne, regroupant des pays alliés sur d’autres plans comme la Norvège, les Etats-Unis, les Pays Baltes, l’Allemagne, la France prend l’initiative en février 2023 (48) de créer une alliance nucléaire, officiellement pour améliorer les collaborations en matière de compétences, d’innovation et de sureté. Et il en faut, quand on sait qu’il aura fallu recourir à 600 soudeurs américains et canadiens pour intervenir sur les corrosions de tuyauteries détectées dans 6 réacteurs nucléaires français (49). 

Mais en réalité, il s’agit d’une alliance de pays pronucléaires avec l’objectif de contenir l’expansion de l’influence allemande ultra verte à Bruxelles. Avec la nouvelle donne géopolitique, le nucléaire reprend de plus en plus d’importance en Europe. La Commission Européenne reconnait désormais le rôle majeur du nucléaire dans la production d’hydrogène bas carbone et l’atome a regagné sa place dans la taxonomie européenne.

Néanmoins, les onze pays signataires ayant une forte dépendance de l’énergie nucléaire, voire vitale pour leur économie, doivent se préparer à affronter leurs « alliés » européens et transatlantiques afin de préserver leurs propres intérêts nationaux.

Dans cette nouvelle bataille qui s’annonce, Greenpeace est déjà en première ligne pour rappeler que le nucléaire français se fournit en uranium enrichi en Russie(50).

 

Julie Snegur,
étudiante de la 41ème promotion MSIE

 

SOURCES :

  1. https://fr.euronews.com/2021/02/11/belarus-une-nouvelle-centrale-nucleaire-suscite-l-inquietude-aux-portes-de-l-europe
  2. Les Lituaniens veulent obtenir un report de la fermeture de leur centrale nucléaire (lemonde.fr)
  3. i2974-21 (assemblee-nationale.fr)
  4. https://www.justice.gov/opa/pr/data-systems-solutions-llc-resolves-foreign-corrupt-practices-act-violations-and-agrees-pay
  5. President Dalia Grybauskaite promises to help Ukraine block Nord Stream 2 initiatives - the Lithuania Tribune
  6. Les extraits de deux interview de 2019 d'un insider de taille, Oleksiy Arestovytch    
  7. Les possibilités de coopération industrielle franco-russe dans le domaine de l’énergie nucléaire | Nuclear Valley
  8. РУП «Белорусская атомная электростанция» - Собрание с общественностью Литвы (belaes.by)
  9. Протокол - OneDrive (live.com)
  10. Atominis monstras Lietuvos pašonėje: A.Kubilius abejojo dėl Baltarusijos planų, S.Skvernelio siūlymas Minsko nesužavėjo | 15min.lt
  11. Vilniečiams jodo tabletės bus dalijamos spalio pradžioje: žmonės bus kviečiami į vaistines - LRT
  12. Островецкая АЭС строится рядом с могильником сибирской язвы - RU.DELFI
  13. Профессор Лепин: За позицию по Островецкой АЭС Лукашенко дал мне звание «врага народа» (belsat.eu)
  14. - Kraj.by
  15. Parliamentary question | Belarus nuclear power plant as a potential source of dirty and dangerous energy | E-000380/2017 | European Parliament (europa.eu)
  16. Parliamentary question | Commissioning of the Astravets nuclear power plant without implementation of all safety recommendations | P-006039/2020 | European Parliament (europa.eu)
  17. Parliamentary question | Announcement of the date of the second ENSREG mission and its final report, and follow-up on the safety of Astravets NPP | P-003440/2021 | European Parliament (europa.eu)
  18. Parliamentary question | Nuclear power plant accident in Belarus | E-001340/2017 | European Parliament (europa.eu)
  19. Parliamentary question | Construction of a nuclear power station in Belarus | E-007689/2012 | European Parliament (europa.eu)
  20. Parliamentary question | Construction of a nuclear power station in Belarus | E-007689/2012 | European Parliament (europa.eu)
  21. ECE/MP.EIA/2019/5 (unece.org)
  22. EU's Green Deal to stifle Belarus' nuclear energy exports - LRT
  23. La stratégie de l’Union Européenne autour du Green Deal | Ecole de Guerre Economique (ege.fr)
  24. Statement by the Ministry of Foreign Affairs on Astravets Nuclear Power Plant under construction in Belarus | News | Ministry of Foreign Affairs (urm.lt)
  25. Parliamentary question | Development of measures to stop electricity imports from unsafe nuclear facilities in third countries | E-001704/2021 | European Parliament (europa.eu)
  26. Textes adoptés - Sécurité de la centrale nucléaire d’Ostrovets (Biélorussie) - Jeudi 11 février 2021 (europa.eu)
  27. ИНТЕРВЬЮ Белорусская АЭС - благо или опасность? | Новости ООН (un.org)
  28. La Lituanie teste un centre moderne de gestion et de stockage des déchets | Forum nucléaire suisse (nuklearforum.ch)
  29. Europétrole, le portail de l'industrie du pétrole, du gaz et de l'énergie (euro-petrole.com)
  30. - PGNiG: another quarter of stepped-up... - Europétrole (euro-petrole.com)
  31. - PGNiG: another quarter of stepped-up... - Europétrole (euro-petrole.com)
  32. Licences on the Norwegian shelf - Norwegianpetroleum.no (norskpetroleum.no)
  33. Norway awards 47 oil and gas exploration permits | MarketScreener
  34. Norway, now Europe's top gas supplier, accused of profiting from Ukraine war - The Washington Post
  35. L’Europe inaugure le gazoduc Baltic Pipe et réduit sa dépendance au gaz russe – EURACTIV.fr
  36. Westinghouse va approvisionner en combustible les réacteurs VVER de Temelín en République tchèque - Sfen
  37. Karolis Žemaitis sur LinkedIn : Just wrapped up very intensive work trip in Taiwan. 2022 was a…
  38. Lituanie : la BEI prête 50 millions d’EUR à Teltonika IoT Group (eib.org)
  39. https://teltonika-iot-group.com/
  40. CHETCUTI-KIRKILAITE Daiva sur LinkedIn : Teltonika, Lithuanian high-tech company group, signs technology…
  41. La Lituanie, fer de lance de l’UE et de l’OTAN face à la Russie (latribune.fr)
  42. https://www.nato.int/cps/en/natohq/declassified_137930.htm
  43. Washington rejette un article l'accusant d'être responsable du sabotage des gazoducs Nord Stream | Connaissances des énergies (connaissancedesenergies.org)
  44. https://holodomormuseum.org.ua/en/recognition-of-holodomor-as-genocide-in-the-world/
  45. Microsoft Word - Dissertation - Haley Laurila 51280049.docx (umich.edu)
  46. Ящики с водкой, биороботы и голые шахтеры: 11 нестыковок в сериале «Чернобыль» | Forbes.ru (Vladimir Asmolov, docteur en sciences et professeur, conseiller du directeur général de Rosatom, fut notamment le responsable scientifique du projet de sarcophage "Shelter". En collaboration avec l'académicien Valery Legasov, il rédigea aussi un rapport pour l'AIEA sur les conséquences de Tchernobyl.)
  47. Le premier terminal méthanier d’Allemagne est opérationnel – EURACTIV.fr
  48. La France lance une « alliance » du nucléaire en Europe | Les Echos
  49. Nucléaire : venus aider EDF, les soudeurs américains rentrent à la maison (latribune.fr)
  50. Malgré la guerre en Ukraine, le nucléaire français encore dépendant de la Russie, dénonce Greenpeace dans un rapport (francetvinfo.fr)
  51. Bundeskanzler Scholz im Interview mit der Süddeutschen Zeitung | Bundesregierung
  52. Nucléaire : la Finlande prolonge jusqu'en 2050 sa centrale de conception soviétique (latribune.fr)
  53. Лукашенко готов спастись от шантажа "Газпрома" в землянке: Бывший СССР: Lenta.ru
  54. Соглашение о едином порядке экспортного контроля государств - членов Евразийского экономического сообщества (Ратифицировано Законом КР от 22 декабря 2005 года № 167) (minjust.gov.kg)
  55. "Chernobyl" : pourquoi vous devez absolument voir cette mini-série sur M6 (rtl.fr)
  56. Lithuanian Government Votes to Liquidate LEO LT (spglobal.com)
  57. Lithuanians send nuclear plant back to drawing board | Reuters
  58. FATE OF NUCLEAR POWER PLANT PROJECT REMAINS UNKNOWN | European Dialogue (eurodialogue.org)
  59. « …l'exactitude et la « vérité » d'un docudrame sont moins importantes que la façon dont cette représentation historique entre en interaction avec le moment présent dans lequel il a été créé : « Considéré comme une composante de la mémoire culturelle, le passé est moins une séquence d'événements qu'un récit discursif, lisible uniquement à travers des couches de significations et de contextes ultérieurs. La formation de la mémoire populaire et son rôle sont ainsi historiquement et contextuellement liés aux exigences d'une communauté donnée à un moment donné.

« Tchernobyl a pu présenter à des millions de téléspectateurs l'histoire de la catastrophe, en étant un moyen de création de mémoire prothétique, un récit convaincant engagé avec les horreurs de la catastrophe… »