Depuis bientôt un demi-siècle, le commerce intercontinental et le système global qui l’accompagne – la « mondialisation marchande » – reposent essentiellement sur deux piliers américains : des voies maritimes ouvertes et sécurisées par la US Navy et une monnaie de change mondialement reconnue et convertible, le US Dollar. Ce deuxième pilier était le dollar convertible en or jusqu’en 1971, année où le président des États-Unis Richard Nixon décida de « fermer la fenêtre » de cette convertibilité [1], mettant fin au système dit de Bretton Woods. A la suite de cette décision, les monnaies qui furent jusque-là ancrées au dollar se mirent à « flotter ». Le retour au système des taux de change fixes, envisagé du moins rhétoriquement pour 1973, n’eut jamais lieu.
En théorie, ce détachement de l’or aurait pu mener avec un certain décalage à un remplacement du dollar en tant que monnaie du commerce mondial et de réserve (détenue en grande quantité par d’autres banques centrales au lieu, p.ex., de l’or). Après tout, cette décision transforma le dollar en une monnaie purement fiduciaire : la banque centrale américaine – la Federal Reserve Bank (Fed) – ne fut plus « physiquement » limitée par des stocks d’or dans ses décisions d’augmenter le volume de dollars en circulation. En tel remplacement ne se matérialisa cependant pas, dû principalement à deux choses : (1) seule une économie nationale très grande comme celle des États-Unis put soutenir une monnaie « mondiale », et (2) le gouvernement trouva une possibilité de créer une demande quasi-perpétuelle pour le dollar, très peu réactive à la quantité imprimée de billets verts par la Fed et au taux d’endettement de l’État américain.
Cette possibilité résulta d’un accord conclu en 1974 par les États-Unis et l’Arabie Saoudite : Washington promit de protéger Riyad et la dynastie des as-Saoud, et Riyad s’engagea à libeller toutes ses exportations de pétrole en US$ – une décision bientôt suivie par les autres membres de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) – et de recycler une part de ses surplus de dollars en titres de trésor américains (TBonds).
Le dollar fondé sur le pétrole
Advena ainsi le « pétrodollar » : une monnaie de choix, car nécessaire au commerce de la première marchandise au monde, et en plus doublée d’une demande solide pour les titres de dette américaine plus ou moins découplée du comportement fiscal de Washington. C’est ce à quoi la formule du « privilège exorbitant » fait référence, formule attribuée à Valéry Giscard d’Estaing (mais qui lui l’avait employée déjà avant le pétrodollar [2]).
Ainsi à la fois sécurisé et « libéré » de la convertibilité en or, le dollar permit aux États-Unis et plus spécifiquement à l’état de New York d’assurer son rôle de centre névralgique du commerce international. New York est devenue la chambre de compensation de la planète, car l’énorme majorité des transactions internationales libellés en dollars sont effectuées par des banques établies dans cet état. Ce qui donne, pour le dire de manière simplifiée, un droit de regard aux autorités américaines sur les transactions internationales et la possibilité de priver unilatéralement des entités étrangères d’accès au système monétaire américain [3] – ce qui les exclue de facto non seulement du plus grand marché intérieur au monde [4], mais aussi largement du commerce international qui est facilité par le dollar.
Pendant plusieurs décennies, cela fût peut-être déplaisant, mais acceptable aux yeux de beaucoup de gouvernements (occidentaux notamment) : le pétrodollar permit aux États-Unis d’être en quelque sorte indemnisées pour le travail – coûteux – de patrouiller les voies maritimes en eaux profondes, et le contexte de la guerre froide fit que le mécontentement de certains face au « privilège exorbitant » états-unien ne prenait pas trop le devant de la scène. Plusieurs facteurs ont fait que la donne a changé.
Changements d'ordre structurel
D’abord, les États-Unis ne sont plus l’unique économie de taille suffisante pour soutenir une monnaie « mondiale ». C’est également vrai des économies de la Chine et de l’UE, si l’on veut considérer cette dernière comme une économie : la politique monétaire est peut-être coordonnée, mais pas la politique fiscale ; elle reste donc une économie à la fois unifiée et fragmentée. Le dollar n’est alors plus, du moins sur ce plan là, l’unique option viable pour faciliter le commerce global. Ensuite, la « cloche » sous laquelle les tensions au sein des deux grands blocs de la guerre froide étaient placées n’existe plus. Cela a deux conséquences majeures : les pays occidentaux – États-Unis en tête – règlent leurs propres conflits d’intérêt de manière plus proactive et offensive, et ils divergent dans deux directions différentes quant à leur approche au commerce international. Pour comparaison : Les États-Unis sont le pays de l’OCDE qui est le moins impliqué dans le commerce international, représentant 12 % de son PIB (dont la moitié avec le Canada et le Mexique). En revanche, ce taux est de 47 % pour le PIB de l’Union européenne [5]. La facilitation du commerce international notamment par la protection des voies maritimes fut en premier lieu d’intérêt stratégique – et non économique – pour les États-Unis, c’est-à-dire inscrit dans leur compétition géopolitique avec l’Union soviétique. Cette facilitation fut en quelque sorte le pot-de-vin que Washington versait à ses alliés et alignés pour qu’ils se rangeaient de leur côté pendant la guerre froide. Aujourd’hui, les États-Unis peuvent beaucoup plus facilement se retirer de la mondialisation marchande que n’importe quel pays européen ou l’UE en tant que telle. Inversement, cela diminue la disposition des gouvernements et des entreprises européennes de s’attacher au « roi dollar » dans la même mesure que pendant la guerre froide et d’être plus ouvert que les américains p.ex. quant à l’utilisation du yuan pour le commerce sino-européen [6].
De plus, la constellation des années 1970 rendit la dénomination du commerce de pétrole en US$ d’autant plus cohérente que les États-Unis furent le premier importateur, avec un pic de 8,5mio de barils par jour en 1977 [7]. Suite à la « révolution » du fracking, cela n’est plus vrai – et même si les États-Unis continuent à importer du pétrole, leur rôle sur ce marché évolue : en 2020, ils exportèrent pour la première fois plus de pétrole qu’ils n’en importèrent [8]. Aujourd’hui, c’est la Chine qui est le plus gros importateur de pétrole, dépassant les 10mio de barils par jour fin 2019 [9]. Ses principaux fournisseurs sont l’Arabie Saoudite et la Russie avec environ 16 % et 15 %, respectivement [10], et les deux ont désormais accepté – tout comme l’Iran – d’effectuer des livraison libellés en yuans (=Renminbi) au lieu de dollars.
À cela s’ajoute une évolution graduelle quant aux lieux de commerce (boursier) du pétrole. Les deux standards les plus utilisés au monde restent le « WTI » (West Texas Intermediate) et le « Brent ». Ils représentent les benchmarks pour l’Amérique du Nord et pour la macrorégion Europe-Afrique-Moyen Orient, respectivement. Tous deux sont libellés en dollars et sont utilisés par les commerçants pour le processus du pricing du pétrole, c’est-à-dire que ces derniers s’en servent pour négocier les contrats sur le pétrole [11]. En troisième place figura le « DME » (Dubai Mercantile Exchange) des Émirats Arabes Unis et de l’Oman, depuis 2018 dépassé par le « INE » chinois – le pricing pour ce dernier s’effectuant en yuan.
Basculements dans les narratifs
Au-delà ces changements structurels de l’ordre (commercial) international après 1990, les perceptions des deux acteurs étatiques principaux – États-Unis et Chine – ont bien entendu évolué. Deux narratifs à ce propos nous intéressent plus particulièrement ici : celle d’un « armement » (weaponization) du dollar américain et celle d’une ambition hégémonique de la Chine qui se traduirait par une internationalisation du yuan.
« L’armement » du dollar
Le dollar fut déjà un outil de puissance pendant l’Entre-deux-guerres, devint un outil de domination en l’après-guerre et est désormais un outil de conflit, notamment depuis l’administration de William « Bill » Clinton (1993–2001). Les démarches de cette dernière avaient même mené l’UE à adopter en 1996 un cadre juridique, la blocking statute [12], dans le but d’endiguer les effets extraterritoriaux des sanctions américaines. Malgré le fait que ce statut ne fut que très rarement invoqué, son existence est lié à une certaine disposition de l’UE et de ses États-membres de l’appliquer. Elle limite les effets extraterritoriaux sur des entreprises européennes dans un premier temps [13]. Cependant, face aux différentes administrations américaines, l’Europe s’est montrée moins souveraine et plus docile, peut-être un résultat de l’intense animosité de Washington notamment envers Berlin et surtout Paris après que ceux-ci avaient décidé de ne pas s’engager dans la guerre contre l’Iraq en 2003 – la France posant son véto au Conseil de sécurité de l’ONU. Depuis, des entreprises européennes et notamment françaises font l’expérience d’attaques de la part d’entités américaines dans une mesure considérablement plus grande qu’auparavant, BNP Paribas et Alstom étant les exemples les plus emblématiques.
L’extraterritorialité des sanctions américaines et l’utilisation de l’accès au dollar comme moyen de chantage a cependant mené une partie croissante des acteurs économiques et des gouvernements à en être fatigués et de chercher à s’en soustraire. C’est bien sûr le cas, et cela de longue date, des cibles des sanctions américaines comme le Venezuela ou l’Iran (qui se rapprochent de la Chine). Mais la même chose se profile dans des pays occidentaux, menant p.ex. plusieurs banques centrales à former début 2020 un groupe de réflexion autour de la possibilité de commercer avec des monnaies digitales « interopérables » entre elles, sans la Fed et le dollar [14].
Si d’autres administrations américaines avaient déjà utilisé le greenback comme arme, cela est devenu encore plus visible avec celle de Donald Trump, qui a fait plier la Suisse sur le secret bancaire et l’UE sur l’adhésion du système interbancaire SWIFT (situé en Belgique) au régime de sanctions américaines contre l’Iran en 2018. Depuis, des analystes et chercheurs constatent l’avènement de ce qu’ils nomment en anglais le overuse backlash, c’est-à-dire l’aliénation de plus en plus de partenaires par cet usage excessif du dollar « armé » [15]. Si l’usage offensif du dollar a évolué sous le président Trump [16], c’est moins la différence avec ces prédécesseurs (sur ce plan-là pas tellement grande) qui a amplifié le backlash, mais le style politique et diplomatique de son administration. Ses quatre années ont ouvert une brèche probablement durable que peuvent exploiter les acteurs qui souhaitent « en découdre » avec la dominance de Washington, en retournant un narratif américain normalement mobilisé contre la Chine ou la Russie contre les États-Unis eux-mêmes : celui de la déloyauté.
Ce n’est pas nouveau, mais de le pointer du doigt dans la presse et la politique européenne est devenu beaucoup plus acceptable désormais – sans parler de l’amplification de ce narratif par des médias francophones ou anglophones comme le RT russe ou le CGTN chinois (dans une moindre mesure aussi la chaîne qatarie Al-Jazeera). Par conséquent, « l’armement » du dollar pourra s’avérer être une de ses principales faiblesses, car augmentant le défiance de l’Europe (elle particulièrement intéressée au bon fonctionnement des échanges internationaux) envers cette monnaie. Une situation favorable à l’émergence d’alternatives au dollar et à ce qu’il reste du « consensus de Washington ».
L’internationalisation du yuan
Sujet de débats également surtout depuis Donald Trump, le « découplage » des deux plus grandes économies nationales au monde est à la fois un constat et un narratif – et en train de se muter en une prophétie autoréalisatrice. Le terme semble d’abord avoir été utilisé par des conseillers politiques chinois dans les années 1990, suggérant qu’un tel désengagement – partiel – serait nécessaire pour libérer la Chine de sa dépendance des technologies et de la monnaie américaines [17]. Cette dernière continue, pour l’heure, a dominer l’activité économique et commerciale du monde. Mais des signes d’affaiblissement sont apparu, et si le yuan deviendrait une monnaie aussi convertible que le dollar, ce dernier pourrait assez rapidement perdre la moitié de son « terrain » d’après l’ancien économiste en chef du Fonds monétaire international (FMI), Kenneth Rogoff [18].
Avec l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, la question d’une internationalisation du yuan prend de plus en plus le devant de la scène. Plusieurs pas sont entrepris : En 2015, la Chine inaugure une alternative (non-exclusive) au système SWIFT, dénommé CIPS [19]. Ce système compte parmis ses adhérents des institutions bancaires occidentales comme PNB Paribas, Deutsche Bank, Citibank ou encore HSBC. En janvier 2016, la banque multilatérale Asian Infrastructure Investment Bank (AIIB, situé à Pékin) entame son travail, mais opérant (pour l’instant ?) en dollar. En octobre de cette même année le yuan devient une des cinq monnaies mondiales du « panier » du FMI (pondéré à 11 %, contre 41 % pour le dollar [20]). En 2017, la Shanghai INE ouvre ses portes. Aujourd’hui, nombre de banques centrales détiennent des yuan dans leurs réserves internationales, même si c’est encore dans une mesure beaucoup plus faible que pour le dollar ou l’euro. Tous ces éléments et notamment l’entrée sur le marché de la Shanghai INE ont été accompagnés et relayés très favorablement par des médias chinois destinés au public international comme CGTN, Xinhua ou le South China Morning Post – mais aussi d’autres comme RT [21] ou Al-Jazeera [22]. Si le narratif diffusé est bien celui d’une internationalisation du yuan dans un (proche ?) avenir, le contenu informationnel qui est toujours véhiculé avec est celui de la Chine comme un pôle de stabilité dans un situation internationale qui, sur le plan économique et politique, serait perturbée notamment par les actions de Washington, en premier lieu par « l’armement » du dollar.
Conclusion
La Chine applique donc une double stratégie : d’abord, elle met en œuvre une politique dont elle espère qu’elle lui permettra de se démarquer peu à peu des pressions des États-Unis. Les « nouvelles routes de la soie » seraient une alternative aux voies maritimes contrôlés par la US Navy, la Shanghai INE rendrait possible l’importation de pétrole (nécessaire pas que pour l’énergie d’ailleurs, mais aussi beaucoup pour l’agriculture) sans qu’elle ou ses partenaires commerciaux doivent se servir du dollar, et l’internationalisation du yuan faciliterait l’approvisionnement de la Chine et l’exportation de ses produits sans risque de devise. C’est le côté défensif, et c’est surtout (mais certes pas que) ce côté-là qui est mis en avant par les médias chinois. Un narratif qui est d’autant mieux choisi qu’il fait référence à une expérience commune à un nombre croissant d’entreprises et de gouvernements : celui de pressions américaines ressenties comme particulièrement indues, et qui fonctionnent par l’utilisation du levier « accès au dollar ». S’en libérer est tentant pas que pour Pékin. Mais ensuite, la Chine dispose d’outils qui pourraient lui servir, le cas échéant, d’armes économiques offensives d’ordre structurel. Avec l’internationalisation du yuan, le gouvernement chinois pourra tenter d’imposer sa monnaie au commerce – et ses normes à la politique régionale – dans l’Indopacifique. À une échelle encore plus grande, elle pourrait essayer de faire advenir une « dédollarisation » plus rapide que Washington (et nombre d’autres capitales) ne l’anticipe, mettant à mal l’économie et la stabilité financière des États-Unis qui seraient, dans un tel scénario, dépourvu de leur « privilège exorbitant », surendettés et avec un pétrodollar qui ne serait plus si « pétro » que ça, une fois qu’une part suffisamment importante du ce commerce aura été libellé en yuan. Si Washington se trouvait dans une telle situation, les glissements tectoniques que cela entraînerait pour la politique internationale se feraient ressentir partout.
En tout état de cause, la Chine pourra très probablement décliner au moins le volet défensif de sa stratégie et imposer le yuan pour une part importante de ses approvisionnements – ce qui est vital, du moins dans le contexte d’affrontement et de « découplage » sino-américain. Les États-Unis disposent de ce qui est parfois désigné dans la presse chinoise comme « option nucléaire » [23] : l’exclusion de la Chine du dollar. Le gouvernement chinois entreprend donc ce qu’il peut pour créer des conditions dans lesquelles une application de cette « option » soit n’est pas réaliste, soit n’entraînerait plus les dégâts qui la rendent si menaçante.
Comme le CIPS ou les mesures d’internationalisation du yuan, la Shanghai INE est une pièce importante dans cela, mais ce ne sera finalement pas son succès qui déterminera la mesure dans laquelle les stratégies défensive et offensive de « dédollarisation » aboutiront. Un facteur majeur, peut-être le plus important, sera la confiance que Pékin pourra inspirer à ses partenaires (commerciaux), et si Washington avec son dollar « armé » est devenu un partenaire économique et diplomatique plus compliqué pour l’UE, cela ne veut pas pour autant dire que les relations sino-européennes se seraient améliorées dans le même temps – au contraire. Et une éventuelle « dédollarisation » de l’économie mondiale restera tout au moins incomplète s’il se trouve que les pays européens ne joueront pas ce jeu. Et même s’ils souhaitent se soustraire à l’extraterritorialité du droit américain, cela ne veut pas dire qu’ils auraient une envie particulière de jouer ce jeu-là.
Philipp Siegert
Directeur du bureau de Paris de la fondation Hanns Seidel