Le Zeitenwende (changement d’ère) est le fruit d’un discours prononcé par Olaf Scholz trois jours après l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Ce programme de gouvernement composé de cinq actes se voulait fondateur d’une nouvelle approche en matière de politique étrangère : apporter une aide militaire à l’Ukraine ; dissuader Poutine de poursuivre la guerre par des sanctions ; empêcher que la guerre ne s’étende à d’autres pays d’Europe ; renforcer massivement les capacités des forces armées de la république fédérale ; changer la doctrine de politique étrangère de l’Allemagne pour plus de fermeté et d’action commune européenne.
Changement de paradigme dans la stratégie d'accroissement de puissance par l'économie
Au lendemain de la guerre d’agression russe en Ukraine, le discours du Zeitenwende (changement d’ère) prononcé par le Chancelier Olaf Scholz, en février 2022, préfigurait une rupture dans la stratégie allemande d’accroissement de puissance par l’économie. Longtemps structurée autour du concept de "Wandel Durch Handel" (changement à travers le commerce) et la doctrine de l’Ostpolitik des années 70, initié par le SPD de Willy Brandt dans un contexte international de détente entre l’Est et l’Ouest (1), l’Allemagne fût contrainte par la guerre en Ukraine de faire évoluer son logiciel politique, économique et diplomatique. Le changement d’ère que la coalition « feu tricolore » (SPD-FDP-Verts) appelait de ses voeux avait donc pour but de penser à nouveau frais la tradition du pacifisme allemand et de rompre avec « l’oubli du monde » (Weltvergessenheit) : plus d’Export-Nation débridé, plus d’aveuglement envers Poutine et surtout des capacités de défense à la hauteur du moment géopolitique européen. Deux ans après, bien que la dynamique de réarmement (2) soit devenue concrète, la coalition au pouvoir sort affaiblie de la séquence qui a introduit le changement de cap allemand en matière diplomatique et militaire.
Sortir de l'ombre de l'Ostpolitik
Dans ce contexte international mouvant et mouvementé, les acteurs impliqués dans le Zeitenwende opèrent à différentes échelles. A l’échelle nationale, le SPD et la CDU/CSU luttent pour occuper le centre du jeu informationnelle visant à discréditer la Russie et soutenir l’effort de guerre ukrainien. Historiquement plus enclin à soigner ses relations avec la Russie, le SPD a tenté de se poser en garant de l’union de l’Europe et de lutte contre l’impérialisme russe. Une posture qui paraît contre-nature au vu des postures adoptées par Willy Brandt ou Gerard Schröder. Acculé et marginalisé auprès de l’opinion qui l’assimile aux « Putinversteher » (conciliants avec V. Poutine), le parti de l’Union des Chrétiens démocrates (CDU-CSU) cherche une légitimité nouvelle de manière à reprendre la main sur la politique allemande. Le dernier discours de Friedrich Merz, chef de file des conservateurs, en marge du sommet du Parti populaire européen (PPE) à Bucarest en mars 2024, décrit habilement la stratégie de rédemption du parti de l’ancienne chancelière Angela Merkel. Présenté comme un discours fondateur, à la manière du Zeitenwende d’Olaf Scholz deux ans plus tôt, il s’inscrit dans le processus de transformation en cours tout en cherchant à pousser plus loin le curseur du soutien à l’Ukraine.
A l’échelle internationale, le Zeitenwende apparaît comme l’assise d’un renforcement du partenariat transatlantique. L’OTAN et les Etats-Unis — en tant qu’acteur géostratégique — ont un rôle incontournable dans la vitalité de la polémique en Allemagne. En effet, un front idéologique commun est en train d’émerger en Allemagne : le SPD et la CDU n’étant plus divisé sur la question russe. En ce sens, l’OTAN et l’allié états-unien sortent renforcer de la séquence du changement d’ère — l’effet final recherché étant de mettre l’Allemagne au centre du pilier européen de l’OTAN.
La coalition du « feu tricolore »
Pilote au sein de la coalition, le SPD cherche à faire corps avec l’actualité et à tirer profit de la crise européenne causée par la guerre en Ukraine. Le Zeitenwende fixe d’abord et avant tout un nouveau cap idéologique pour le parti de gouvernement dont on connaît l’affinité historique avec le bloc de l’Est sous la guerre froide. La stratégie du SPD est d’assurer la pérennité du parti dans le paysage politique allemand, relégué au second plan depuis près de vingt-ans par le CDU-CSU.
La CDU/CSU
L’Union des démocrates chrétiens cherche à retrouver une légitimité politique après avoir été disqualifié par l’opinion en 2021 et tenue pour responsable de la situation du pays après la guerre en Ukraine. La stratégie du parti est donc d’accaparer le capital politique du Zeitenwende, tout en se démarquant de son initiateur, le parti rival SPD, afin de remporter les élections de 2025.
L'OTAN et les Etats-Unis
Le pacifisme de tradition allemande, dissonant avec les velléités de renforcement de l’OTAN d’une part et, d’élargissement d’autre part, a été le point d’appui idéologique des différentes parties de gouvernement allemands pour entretenir le dialogue de conciliation avec la Russie. Les Etats-Unis, en tant que garant de l’OTAN et fer de lance du soutien à l’Ukraine, ont pour stratégie de consolider l’alliance et de supprimer les équivoques à l’intérieur de celle-ci sur la Russie, dont l’Allemagne pouvait être un symbole. Le Zeitenwende est donc à travers cette grille de lecture une sorte de cheval de Troie informationnelle occupant l’espace idéologique allemande et, par surcroît, servant les intérêts transatlantiques (3).
Plutôt un espace de discussion qu’une véritable doctrine de politique étrangère, le Zeitenwende est le centre de gravité informationnelle de la médiatisation du conflit russo-ukrainien et de la confrontation Russie/Europe. A ce titre, le changement d’ère a un effet normatif sur les consciences politiques. S’emparer du centre de gravité informationnelle revient donc à prendre le leadership de la politique allemande et permet de s’emparer de la légitimité pour gouverner. Ceci repose sur un syllogisme simple : si une diplomatie allemande influente en Europe, alors une Europe « forte », donc une Allemagne prospère sur le plan économique. La nature de la confrontation contient donc une double dimension. Premièrement, dès l’annonce du changement d’ère, une guerre de l’information entre les différents partis de gouvernement et les partis populistes a vu le jour.
A l’échelle internationale, le rapport de force est davantage cognitif (4) car il vise à modeler les opinions européennes autour d’un refus commun de voir l’Europe menacée par la Russie. L’impératif de voir les Allemands se mettre en conformité avec la dynamique européenne repose sur leur place centrale dans la stratégie d’influence de l’Union européenne en Europe centrale et orientale et concomitamment d’élargissement de l’OTAN dans cette région (5).
Le changement d'ère : un miroir déformant
La guerre cognitive évoluant sur le champ tactique — en tant que mode opératoire de déstabilisation — au service d’impératifs stratégiques, ici, la notion de victoire n’a de sens que si elle corrobore des objectifs stratégiques pour les acteurs impliqués. En ce sens, une poussée tactique n’indique pas réellement si l’affrontement informationnelle fait émerger de véritable vainqueur. Autrement dit, les parties politiques allemands sont probablement défaits sur un plan stratégique — contraints d’opérer avec des concepts sur lesquels ils n’ont plus la main — tout en restant performants sur le plan tactique car ils sont chacun capables de s’approprier le changement d’ère à des fins électoralistes.
Sur le plan national : à court terme, le CDU-CSU
Comme évoqué ci-dessus, le plan national offre un miroir déformant de la réalité politique allemande. Cependant, il est indéniable que le débat sur l’évolution de la doctrine de politique étrangère d’Allemagne représente un effet d’aubaine pour les parties de gouvernement en Allemagne. A court terme, et au vu de l’essoufflement de la coalition tricolore, le CDU-CSU a l’avantage. La manœuvre de contre-attaque de F. Merz en mars 2024, après la crise diplomatique franco-allemande en marge du sommet de Paris en février dernier, permet d’occuper le terrain médiatique, de cibler Olaf Scholz et son incapacité à tenir ses engagements (6). D’autre part, le poids de l’histoire pèse lourdement sur le SPD que l’on définit à partir de l’Ostpolitik, vision qui réduit considérablement son capital politique structuré autour du pacifisme et de l’apaisement avec la Russie. Cependant, il est trop tôt pour faire émerger un vainqueur au niveau national.
Sur le plan international : le partenariat transatlantique
Du point de vue internationale, l’affrontement informationnelle est densifié par l’apparition d’une dimension cognitive. Au regard de ses objectifs, l’OTAN sort durablement renforcée de la séquence du Zeitenwende. Il consolide le partenariat transatlantique et rapproche l’économie allemande des intérêts de l’Union européenne et des Etats-Unis (moins de dépendances à l’égard de la Chine et de la Russie). La technique de l’encerclement cognitif est la procédure idoine pour arriver à pérenniser ses acquis et progresser vers une coopération plus étroite à la main de l’OTAN. Elle impose son cadre à la lutte informationnelle de l’échelon inférieur.
Là où les parties de gouvernement occupent le terrain médiatique, les Etats-Unis et l’état-major otanien s’arrogent la maîtrise du champ informationnelle par le recours à l’encerclement cognitif. En définitive, en maîtrisant les termes du débat et donc l’affrontement informationnel, l’OTAN se donne les moyens d’obtenir une véritable victoire stratégique — ses objectifs fondamentaux étant durablement remplis par leur capacité d’imprégner le débat public.
Sur le plan régional : l’Union européenne et les pays d’Europe centrale
Le rôle de l’Union européenne (UE) reste la grande inconnue de cet affrontement. L’UE, à travers la commission européenne, dirigée par Ursula Von Der Leyen (ancienne ministre de la Défense allemande de 2013 à 2019), a probablement oeuvré à la stratégie cognitive de l’OTAN. Visiblement enclin à s’ouvrir aux pays d’Europe centrale et orientale, l’UE a intérêt à voir l’Allemagne clarifier sa position en matière de politique étrangère et de défense. A l’image du partenariat transatlantique, l’UE sort renforcée de la séquence du Zeitenwende comme en témoigne les réactions d’autre pays comme la France au virage diplomatique allemand.
Benjamin Liets,
étudiant de la 44ème promotion Management stratégique et intelligence économique (MSIE)
Notes
(1) Voir https://les-yeux-du-monde.fr/ressources/23289-quest-ce-que-lostpolitik
(2) Élie Tenenbaum et Léo Péria-Peigné, « Zeitenwende : La Bundeswehr face au changement d’ère », Focus stratégique, n° 116, Ifri, septembre 2023, p. 27
(3) Frank Steinmeier (Der Spiegel, 12/04/2022): « ce dont a peur la Russie c’est de l’expansion de la Russie et non pas de l’expansion de l’OTAN »/ « Nord Stream 2 fût une erreur »/ « la philosphie selon laquelle les transformations politiques peuvent être obtenues par le commerce ne s’appliquent pas aux autocraties »
(4) Comprendre la nouvelle guerre de l’information #7, Cahiers de la Guerre Economique, Juin-Août 2022, p.19-75 et sur l’encerclement cognitif
(5) Ancien président SPD du Bundestag originaire de RDA, Wolfgang Thierse s’interroge dans une tribune sur l'aveuglement envers la Russie de Vladimir Poutine. Il invite les pacifistes à "réexaminer leurs certitudes", notamment leur "ressentiment anti-américain" et leur "arrogance à l'égard des peurs existentielles de nos voisins d'Europe centrale et orientale ».
(6) F. Merz, lors d’une rencontre avec les militants de son parti, en mars 2024 : « Nous avons fondé la Bundeswehr, contre les voix des sociaux-démocrates, nous sommes entrés dans l’OTAN contre les voix des sociaux-démocrates, nous sommes entrés dans l’Union Européenne avec les voix des sociaux-démocrates. (…) Imaginons nous un court instant que les sociaux-démocrates, avec ce qu’ils tenaient pour juste dans les années 1950 et les années 1980 aient eu la majorité politique dans ce pays. »
Pour aller plus loin :
Sur le réarmement allemand
Élie Tenenbaum et Léo Péria-Peigné, « Zeitenwende : La Bundeswehr face au changement d’ère », Focus stratégique, n° 116, Ifri, septembre 2023
Sur les limites du changement d’ère
Marie Krpata, « Les ports allemands face à la Chine. Comment concilier ouverture, résilience et sécurité ? », Études de l’Ifri, Ifri, avril 2024.
Sur la guerre cognitive (ou cognitive warfare)
La guerre cognitive de bas niveau : la guerre des cerveaux, Bernard CLAVERIE et Baptiste Prébot