La Nouvelle-Calédonie : épicentre d'une guerre informationnelle entre l'Azerbaïdjan et la France

 

En réaction au soutien de la France à l'Arménie dans le conflit du Haut-Karabagh, l'Azerbaïdjan a lancé une offensive informationnelle ciblée contre la présence française dans ses territoires d'Outre-mer, avec un focus particulier sur la Nouvelle-Calédonie. Cette campagne stratégique, déployée de mars à mai 2024, coïncide de manière opportune avec les débats sensibles sur l'élargissement du corps électoral calédonien.

Cette opération de déstabilisation met en lumière plusieurs aspects cruciaux de la guerre de l'information par le contenu :

1. L'efficacité des narratifs anticoloniaux comme vecteurs de déstabilisation et la vulnérabilité particulière des territoires d'outre-mer aux influences étrangères.

2. Les défis auxquels l'État français est confronté pour élaborer et mettre en œuvre des stratégies de résilience informationnelle efficaces.

3. Le repositionnement géostratégique de l'Azerbaïdjan, utilisant la guerre de l'information par le contenu comme principal levier d'influence.

 

L'offensive informationnelle de Bakou : multiplier les fronts

L'offensive informationnelle de Bakou, fruit d'une stratégie élaborée sur plusieurs années, se déploie en phases distinctes.

 

Un narratif anticolonial graduel et calculé

Dès 2022, l'Azerbaïdjan construit méticuleusement son offensive, en commençant par une critique ouverte de la France dans son soutien à l’Arménie dans le conflit du Haut-Karabagh.

En voici les étapes clés :

  • 2022 : Intensification des critiques médiatiques envers la France.

  • 2023 : Diffusion d'une chanson satirique "Emmanuel" sur la télévision publique azerbaïdjanaise, accusant le président français de trahison.

  • Mars 2023 : Dénonciation publique du "colonialisme" français par le président azerbaïdjanais lors du sommet du Mouvement des non-alignés (MNA). 

  • 18 avril 2023 : L’élue calédonienne Omayra Naisseline signe un mémorandum au nom du président du Congrès de la Nouvelle-Calédonie, scellant la mise en place d’une coopération avec le Parlement d’Azerbaïdjan. 

  • 6 juillet 2023 : Création du Groupe d'Initiative de Bakou contre le Colonialisme français (acronyme « BIG » en Anglais) sous l'égide du MNA, présidé par l'Azerbaïdjan.

 

Le BIG, dirigé par un ancien cadre du fonds souverain azerbaïdjanais cherche à s’imposer comme un acteur influent sur la scène internationale. Son objectif déclaré est de lutter contre la "domination coloniale" française dans les territoires d'Outre-mer, en s'appuyant sur les principes du droit international. Et peu importe aux indépendantistes ultramarins si l’Azerbaïdjan, avec son régime autocratique et sa politique colonisatrice envers l'Arménie, ne respecte pas les droits de l'homme qu'ils dénoncent pourtant devant l'ONU.

Cette approche pragmatique rappelle la stratégie employée par le Hezbollah en 2006, qui a su exploiter les institutions internationales, avant l’opinion, pour influencer la perception des conflits. L'Azerbaïdjan, de manière similaire, cherche à se positionner comme le défenseur des peuples opprimés face à ce qu'il présente comme l’ennemi : un "empire colonial" français persistant. 

 

Encerclement cognitif de la Nouvelle-Calédonie : cibler et amplifier

Dès mars 2024, l'Azerbaïdjan choisie la Nouvelle-Calédonie comme épicentre de son offensive informationnelle. C’est le moment où les chefs indépendantistes mobilisent leurs troupes pour s’opposer au dégel du corps électoral qui fragilise l’accès à l’indépendance. Cette tactique de soutien affiché au combat kanak pour l’indépendance met en exergue les contradictions de l’idéal républicain universaliste. En opérant cet encerclement cognitif de l’archipel, Bakou cherche aussi à fragiliser la position de la France sur la scène internationale. 

 

Une approche opportuniste qui se déploie sur la toile par le recours aux réseau sociaux : 

 

  • Imagerie symbolique : diffusion d'images montrant des drapeaux azerbaïdjanais et des portraits d'Aliev lors de manifestations indépendantistes en Nouvelle-Calédonie.

  • Escalade lors des troubles : La campagne s'intensifie à la suite des premiers décès liés aux émeutes en Nouvelle-Calédonie, générant une couverture médiatique nationale et amplifiant l’opposition de terrain.

  • Techniques de désinformation : Le 15 mai 2024, un visuel présente d’un côté, un homme armé d’une carabine à verrou en position de tir et, de l’autre côté, un manifestant kanak décédé. Sur ce montage photo, il est possible de lire en français ou en anglais : « La police française est meurtrière. Les meurtres des algériens continuent… ». Reprise à l’identique dans les publications servant de support au visuel, cette phrase s’accompagne de la suite de hashtags suivante :« #RecognizeNewCaledonia #EndFrenchColonialism #FrenchColonialism #BoycottParis2024 #Paris2024 ». Diffusée sur à partir de 12h21, cette première manœuvre voit l’utilisation de la technique du copy pasta par 1 686 utilisateursainsi que la publication de 5 187 messages originaux et 179 reposts.

  • Contenu émotionnel : Diffusion de vidéos courtes évoquant la brutalité de l'esclavage et de la colonisation, visant à susciter l'indignation et la révolte. 

  • Amplification médiatique : Malgré une audience initialement limitée, les publications du BIG attirent l'attention des médias nationaux français, générant des articles et reportages qui amplifient leur portée. Sur Facebook, VIGINUM a pu relever au moins 145 publications similaires à celles observées sur pour un total de 80 utilisateurs uniques.

 

Cette campagne de dénigrement permet à Bakou d'élargir considérablement son audience et de se positionner comme un leader influent au sein du mouvement des non-alignés, renforçant sa stature internationale et sa capacité à influencer l'opinion publique bien au-delà de sa sphère d'influence traditionnelle.

 

Articuler l’anticolonialisme et l’islamophobie

L'Azerbaïdjan combine à la fois la rhétorique des non-alignés avec la diplomatie islamique. Cette approche vise à former un front commun contre « l'hégémonie occidentale ».

La conférence du 9 mars 2024 des non-alignés, rassemblant des mouvements d’inspiration islamiques comme l'OCI et l'ISESCO, illustre la capacité de Bakou à fédérer divers acteurs autour de ses objectifs. Cette initiative renforce un narratif centré sur l'unité des pays du Sud, articulé autour de deux thèmes principaux : l'autodétermination des territoires d'Outre-mer français et la lutte contre l'islamophobie.

 

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Parmi les membres du comité directeur du BIG figurent des indépendantistes d’Outre-mer, comme Ella Tokoragi, élue de Polynésie française et Jean-Jacob Biceps de Guadeloupe (ancien élu européen). Ces personnalités exerçant un mandat permettent de donner à ce mouvent une crédibilité et une légitimité. Des représentants de Guyane, Martinique et Corse ont également rejoint cette cause. Jean-Guy Talamoni, ex-président de l'Assemblée corse, œuvre également avec le mouvement Nazione pour l'inscription de la Corse sur la liste des territoires à décoloniser de l'ONU. Le 30 avril 2024, l’élu corse fait le déplacement en personne au siège de l’ONU à Vienne, en Autriche, lors de la conférence internationale du BIG. 

Cette stratégie d'inclusion et de diversification des voix critiques envers la France amplifie l'impact de la campagne azerbaïdjanaise, créant un front unifié aux ramifications internationales. A partir du mois de mai, la Nouvelle-Calédonie est désormais visible dans les médias et dans l’opinion au point de faire l’objet d’un traitement médiatique quotidien. 

 

La réponse de l'exécutif français

Durant ces deux mois d’attaque informationnelle, le gouvernement peine à construire un discours. Une période d'inaction apparente d'autant plus notable que les affrontements entre forces de l'ordre et militants indépendantistes kanaks font des victimes, obligeant les dirigeants politiques à se positionner. Et si les médias commencent à évoquer les ingérences azerbaïdjanaises, ils pointent aussi l'absence de réponse de l'exécutif.

Le 16 mai marque un tournant dans la communication du gouvernement. Gérald Darmanin, ministre de l'Intérieur, intervient sur France 2 (« Les 4 vérités ») pour désigner explicitement l'Azerbaïdjan comme acteur d'ingérences dans ce qui est désormais un conflit violent en Nouvelle-Calédonie. Il pointe également la responsabilité du CCAT (Cellule de Coordination des Actions sur le Terrain), un groupe indépendantiste, dans les débordements. 

Cette contre-offensive a deux objectifs :

  • Désigner l’ennemi principal, ici, l’Azerbaïdjan.

  • Attirer l’attention sur la stratégie jusqu’au-boutiste du CCAT afin de l’isoler, de diviser en interne et tendre la main aux indépendantistes plus modérés.

 

Par la suite, le Premier ministre Gabriel Attal évoque aussi les ingérences étrangères.  Cette réponse tardive mais structurée de l'exécutif vise à contrecarrer la stratégie d'influence adverse et à réaffirmer l'autorité de l'État dans le débat public sur l'avenir de la Nouvelle-Calédonie. 

 

Controverse autour des groupes loyalistes

L'intervention du ministre de l'Intérieur met en lumière un nouvel acteur dans cette crise : les groupes loyalistes. Ces derniers se sont organisés face aux premières émeutes du 13 mai. Ils sont fédérés autour des Caldoches (Calédoniens du XIXe) et des métropolitains plus récents formant des unités de défense territoriale et communautaire.

L'ONG anticolonialiste Survie dénonce immédiatement des milices armées, thème repris sous forme de questionnement parmi certains médias nationaux. Rhétorique également utilisée par le haut-commissaire Louis Le Franc qui désigne la présence de "milices" côté Caldoche et Kanak. La polémique enfle. Et le 21 mai, Sonia Backès, présidente loyaliste de la province Sud dément l’existence de milice. Mais la mort de plusieurs manifestants renforce cette accusation qui suggère une complicité dans le maintien de l’ordre entre la gendarmerie et les unités loyalistes.

A ce stade de développement des évènements, Bakou remporte la bataille sur le front informationnelle face à un exécutif sans véritable stratégie pour l’archipel. Le chaos grandit et Bakou conforte son avance. 

 

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Redirection de l'influence azerbaïdjanaise

En plus de déstabiliser la France, L'Azerbaïdjan cherche à se positionner à proximité de la Chine et s’immisce dans la dynamique dans la région Indo-Pacifique. Depuis les années 2010, l'Azerbaïdjan s’était illustré par une stratégie de rayonnement international, connue sous le nom de « diplomatie du caviar ». Toutefois, sous la direction d'Ilham Aliev, ce pays a récemment ajusté son approche. Car si au départ, l'Azerbaïdjan a investi massivement pour soigner son image à l'étranger, cette stratégie fut entachée par des scandales et des accusations de corruption, notamment au sein du Conseil de l'Europe.

Face à ces revers, l'Azerbaïdjan a donc opté pour une posture plus offensive, axée sur la confrontation et l'influence par l'information. Dans les pas de la Turquie et de la Russie, elle cherche à renforcer sa présence sur la scène internationale. Avec son gaz (cinquième fournisseur de gaz naturel de l'Union européenne), il se donne les moyens de ses ambitions et fait entendre sa voix. Et même si des suspicions persistent quant à l'éventualité que le pays serve d'intermédiaire pour contourner les sanctions imposées à la Russie, il reste incontournable pour l’Europe de l’Ouest et donc la France. 

Dans ce contexte, la guerre informationnelle menée en Nouvelle-Calédonie, qui détient environ 30 % des ressources mondiales en nickel, lui offre un double débouché dans l'hypothèse d'une future indépendance : 

. Une position diplomatique privilégiée dans la zone Asie-Pacifique.

. Une proximité avec la Chine.

 

Favoriser l’approche indirecte chinoise

La Chine s’intéresse au nickel, essentiel à la production de batteries (marché de la voiture électrique) et d'aciers inoxydables. Pour l’heure, elle soutient un autre géant du marché, l’Indonésie, premier producteur mondial avec 1,8 million de tonnes par an. Mais les ressources de Nouvelle-Calédonie constituent une ressource non-négligeable. Avec seulement 0,23 millions de tonnes produites par an, le Caillou pourrait faire beaucoup mieux si les trois usines de son territoire marchaient à plein. 

Fort de cette hypothèse, Bakou pourrait s’afficher comme un futur partenaire du dialogue entre la Nouvelle-Calédonie et la Chine ; il pourrait aussi assurer l’intermédiation entre la Nouvelle-Calédonie et l’Europe, important importateur de nickel. 

Ainsi, en alignant ses intérêts avec ceux de Pékin, l'Azerbaïdjan pourrait donc être amené à jouer un rôle déterminant dans la dynamique régionale. https://www.ege.fr/infoguerre/le-point-sur-les-jeux-dinfluence-informationnelle-en-nouvelle-caledonie

L'Azerbaïdjan opère une transformation stratégique significative, évoluant d'une diplomatie d'influence douce vers une projection de puissance plus assertive sur la scène internationale, au détriment des intérêts français. 

 

Pour contrer cette dynamique, la France n’a pas su pour l’instant adopter une approche multidimensionnelle à la hauteur de ce type d’enjeux stratégiques. Les autorités françaises ont choisi de gérer la question du maintien de l’ordre en déployant sur l’île de nombreuses forces de l’ordre afin de saturer les tentatives subversives des éléments radicaux de certaines tributs kanaks. Cette riposte a « calmé le jeu » sur le terrain. Des activistes ont été interpellés. Mais les autres problèmes demeurent. Et notamment les jeux d’influence des puissances étrangères. Il existe encore de nombreux angles morts dans le dossier néocalédonien. On peut s’interroger sur les pistes de réflexion suivantes :

  • Déployer une stratégie offensive de guerre informationnelle en mobilisant les ressources cyber et médiatiques pour contrer la propagande adverse.

  • Concevoir et mettre en œuvre un plan de stabilisation à long terme de l'archipel calédonien.

  • Consolider et approfondir les partenariats stratégiques existants dans la région.

  • Diversifier les sources d'approvisionnement pour réduire la dépendance aux importations azerbaïdjanaises.

 

Timothy Mirthil (MSIE45 de l’EGE)