La mutation de la stratégie informationnelle de BlackRock face à la société civile
En France, le nom de BlackRock est venu par deux fois sur le devant de la scène au premier trimestre 2020 : ses locaux parisiens ont été pris pour cible par des grévistes du service public au sujet de la réforme du régime des retraites envisagée par le gouvernement, puis par des activistes du climat au sujet de ses investissements. Cette entité qui semblait inattaquable à cause de sa puissance financière et de son tissu relationnel, est l’objet d’un certain nombre de critiques qui remettent en question l’image de cet acteur incontournable de la mondialisation des échanges. Un contre-encerclement cognitif, émanant de la société civile, est-il en train de voir le jour ?
Peu de personnes, sauf les milieux de la finance, connaissaient ce gérant d’actifs avant ces épisodes. Pourtant, BlackRock est le plus important asset manager au monde avec près de 8 700 milliards dollars d’actifs sous gestion. Le gérant se faisait discret depuis sa création il y a un peu plus de 30 ans. Devenue la firme la plus influente dans la finance mondiale, elle a détrôné la banque Goldman Sachs entachée d’une réputation sulfureuse après la crise des subprimes de 2008.
La fulgurante ascension du "petit poucet" de la finance
Blackstone Financial Management, devenu BlackRock en 1992, est né de l’idée de Laurence D. Fink et Robert S. Kapito en 1988 après avoir quitté Credit Suisse First Boston suite à une perte de 100 millions de dollars sur leur portefeuille d’obligations hypothécaires. Cette mésaventure les a convaincus de la nécessité d’avoir un meilleur contrôle de l’exposition aux risques engendrés par la gestion d’actifs. Ils développent un outil de gestion des risques dénommé Aladdin. Suite à l’analyse du portefeuille d’hypothèques de Kidder Peabody, filiale du groupe GE, BlackRock s’est forgé une réputation d’expert aguerri à la valorisation de portefeuilles.
La crise financière de 2008 va lui apporter la consécration, la société est appelée à la rescousse par les banques mais aussi par la Fed et le Trésor américain afin d’analyser les portefeuilles des banques et des sociétés financières déficientes : JP Morgan sollicite la firme pour évaluer Bear Stearns ; elle est retenue pour analyser les portefeuilles de AIG, Lehman Brothers, Fannie Mae et Freddie Mac. Les banques centrales européennes font aussi appel à ses services de valorisation : la Banque Centrale d’Irlande en 2010, la Banque de Grèce en 2011, la BCE en 2014. La Fed a encore engagé BlackRock en 2020 afin de la conseiller dans le rachat d’actifs pour éviter l’effondrement de la finance américaine. La RiskBank ( la banque centrale de Suède) ainsi que la Banque du Canada ont missionné la firme pour des besoins similaires.
En 2008, épargnée par la crise et profitant du bas niveau des bourses, elle acquiert Barclays Global Investors et devient le premier gérant d’actifs au monde, notamment dans la gestion passive grâce aux ETF iShares. Elle représente aujourd’hui un acteur incontournable de ces fonds passifs.
Les conflits d'intérêt suspectés par la société civile
Néanmoins, ses missions de conseil auprès des banquiers centraux fait réagir dans la société civile :
- En mai 2020, aux Etats-Unis, l’AFR, suivi par une trentaine d’organisations, considère qu’il y a un risque que BlackRock bénéficie de son mandat de rachat d’actifs (notamment d’obligations d’entreprises et d’ETF) obtenu auprès de la Fed en mars 2020. En effet, détenteur d’une part prépondérante des ETF américains, BlackRock se retrouve dans la position de vendeur (la firme elle-même) et d’acheteur (pour le compte de la Fed). Il existe bien une possibilité que BlackRock privilégie les rachats de ses propres fonds au détriment de la concurrence. En réponse, la Fed a publié le contrat signé avec BlackRock stipulant que le gérant ne touche pas de commissions excessives et qu’un « chinese wall » existe entre les deux métiers de BlackRock.
- En avril 2020, en Europe, BlackRock a obtenu un contrat avec la commission européenne afin d’étudier comment cette dernière pourrait intégrer les facteurs ESG dans la supervision bancaire. Plus de 80 députés européens ont adressé une question écrite à la commission, jugeant que « la décision mène à un conflit d'intérêts où une société définit des orientations sectorielles qu'elle devra suivre ». La médiatrice de l’UE a remis en cause le mandat remporté par BlackRock suite à des plaintes déposées par deux députés européens et par Finance Watch. La présidente de la commission, Ursula von der Leyen a refusé d’annuler le contrat mais soumettra les conclusions du rapport à la société civile.
Une dichotomie entre le discours et les actes de BlackRock
Soucieux de ne pas être régulé comme les banques (ce qu’il n’est pas) et donc d’être soumis à de fortes contraintes, BlackRock s’est organisé afin de passer inaperçu des organisations de tutelle et donc du grand public. Pourtant, en atteignant une taille critique, la discrétion, voire l’opacité suscite des suspicions chez les observateurs. Le rôle de la société civile devenant de plus en plus prégnant, le géant de la gestion d’actifs a dû accompagner sa montée en puissance d’une communication, non seulement auprès de sa clientèle cible (les investisseurs institutionnels et les particuliers pour ses ETF iShares), mais aussi auprès de la totalité des acteurs.
Depuis 2012, Le CEO Larry Fink publie une lettre annuelle à destination des dirigeants d’entreprise et des clients de la société. Il donne sa vision personnelle de ce que devrait être une bonne gestion d’entreprise et proposant des axes à privilégier. Les principaux thèmes abordés sont : l’investissement long-terme, la gouvernance d’entreprise, la justice sociale, les critères ESG et, ces deux dernières années le climat et la neutralité carbone.
Des ONG, activistes du climat se sont intéressées aux discours environnementalistes de Larry Fink et ont considéré qu’ils ne reflétaient pas la réalité des investissements réalisés par BlackRock. Le gestionnaire d’actifs est accusé de « greenwashing ». Depuis 2018, des manifestations ont lieu un peu partout dans le monde devant les sièges de BlackRock. Elles sont organisées par des associations telles que Youth for Climate (France), Extinct Rebellion (international), Amazon Watch (US), Sierra Club (US) ou Sunrise Project (Australie) pour citer les principales. BlackRock’s Big Problem est le réseau qu’elles ont créé afin de contraindre BlackRock à modifier sa politique d’investissement et d’utiliser ses droits de vote aux assemblées générales pour influer sur les stratégies des entreprises. Ce regroupement s’appuie sur l’étude réalisée par Influence Map. Cependant, le lobby reconnait que les actions entreprises en 2020 par BlackRock vont dans le sens de l’accord de Paris.
Si BlackRock ne répond que rarement aux attaques des ONG sur ses investissements considérés comme « non conformes » (déforestation au Brésil, violation des droits des peuples indigènes en Amazonie…), la société argue du fait que les décisions sont prises par leurs clients et qu’en tant qu’asset manager, elle a l’obligation de répondre à leurs demandes. Malgré tout, même si la volonté du CEO de BlackRock est bien d’investir selon des critères PACTA pour ses fonds gérés activement, les fonds passifs (qui répliquent des indices) achetés par leurs clients ne sont pas de leur ressort.
Pierre Schwartz
Promotion d'excellence SIE 24