La guerre de l’information sur l’utilisation de l’hydrogène pour les véhicules industriels

Le constructeur encore virtuel de camions Nikola Motors a connu une forte évolution de sa valorisation boursière d’abord à la hausse, puis en chute au troisième trimestre 2020, sur fond de fausses déclarations de son PDG et d’attaques informationnelles menées par un institut d’investigation (Hindenburg Research) après celles plus générales d’un concurrent (Tesla). Au-delà des péripéties boursières, il convient de s’interroger sur les enjeux de structuration des approches de décarbonation du transport, en particulier par le recours à l’électrification ou à l’hydrogène par les acteurs des véhicules industriels. Ces enjeux expliquent les stratégies et positionnement des acteurs, dont certains restent dans l’ombre.

Une attaque de Tesla puis d'Hindenburg Research qui déstabilise fortement la valorisation boursière et les accords conclus par conclus par Nikola

Elle se produit en deux temps :

. Ellon Musk, PDG de Tesla avait en un premier temps (2019) considéré comme imbécile la ruée sur l’hydrogène, comme source « verte » alternative à ses batteries (dans le domaine de l’automobile), argumentant de la faiblesse existante de l’infrastructure de ravitaillement, d’autant plus qu’il promet des Gigafactories de fabrications de batteries sur les trois principales zones économiques mondiales (Automotive News, march 2021).

. L’attaque s’appuie en outre sur l’analyse du cabinet de vérification Hindenburg Research qui publie, un rapport de 327 pages le 10 septembre 2020, sur le comportement à risque et peu scrupuleux de Nikola Motors, en particulier vis-à-vis de ses investisseurs, pointant plusieurs éléments litigieux, contraires aux règles morales et contractuelles américaines : Nikola Motors allègue faussement du fonctionnement de ses véhicules en les faisant propulser par la gravité (le camion prototype roule, certes, mais du fait de son poids sur une route en pente).

Cette attaque se produit deux jours après la signature d’un accord entre Nikola, General Motors et Honda . 

Elle se produit parce que Nikola commence a entrer en concurrence directe et frontale avec Tesla sur deux dimensions techniques et de marchés : les deux constructeurs s’intéressent à la fois aux camions et aux pick ups trucks ; tous deux disposent de technologies pour les véhicules électriques, achetées ou en propre (Tesla), mais seul Nikola a pour ambition de développer la motorisation par pile à combustible (hydrogène) ; les deux constructeurs ont aussi pour ambition d’établir un écosystème dans lequel ils financent une partie des stations de recharge, rendant les clients captifs. Enfin, les deux entreprises sont en litige commercial, Nikola reprochant un plagiat à Tesla dans la conception de son véhicule lourd (Semi), pour une valeur de 2 milliards de dollars.

L’attaque mobilise ainsi les trois échiquiers de guerre de l’information :

  • Sociétal, au travers des tensions US sur la transition énergétique, entre un état fédéral mené par un Trump, opposé au concept et qui a mis sous cloche l’agence pour l’environnement US (EPA), et via la notion de respect des enjeux contractuels, bafoués par le fondateur de Nikola.
  • Politique, via la réponse à la crise de confiance établie par les enquêtes diligentées par la SEC et le DOJ et par les politiques et normes élaborées quant à la transition énergétique et la décarbonation voulue des transports, par les deux autres grandes zones, Europe et Chine.
  • Economique, au travers des effets concurrentiels, dans un secteur affecté par les mouvements de convergence technologique et financiers, au vu des enjeux de coûts de la R&D, dans un contexte de crise économique liée au Covid : baisse des volumes et des chiffres d’affaires des acteurs confrontés à de fortes dépenses et enjeux de R&D, pour maintenir ou créer un avantage concurrentiel à moyen terme.

Un contexte sociétal et politique porteur pour les actions liées à la transition énergétique

La question de l’évolution des motorisations des véhicules industriels repose sur des évolutions importantes des pressions sociétales et politiques concernant l’usage des carburants fossiles, leur incidence sur la pollution (en particulier dans les agglomérations) et leur bannissement progressif de l’espace de circulation. A cet égard, l’évolution est très défavorable aux véhicules à moteur thermique en ville, et plus encore aux véhicules diesel, les questions d’autonomie, de pouvoir d’achat de véhicule paraissant subordonnées aux enjeux de congestion, de mobilités alternatives et d’infrastructure de recharge.

Concernant les véhicules industriels (transports de biens et de personnes), le principal carburant de motorisation repose toujours sur l’utilisation du gasoil, pour moteurs diesels, même si celui-ci est accusé de pollution aux particules fines. Contrairement aux véhicules particuliers (incitations fiscales), le choix d’une motorisation diesel fait techniquement et économiquement sens : la motorisation diesel (combustion) engendre un couple bien plus important que le recours à l’essence (explosion), qui convient bien au tractage de charges, qu’elles soient des passagers (autocars et autobus) ou des marchandises / biens.

Il convient de distinguer les enjeux relatifs aux transports en commun de personnes sur courte distance en ville (autobus) avec de nombreux arrêts et les enjeux relatifs aux transports de biens entre des hubs logistiques, à vitesse stabilisée sur autoroute. La question de l’accès aux villes pour la distribution des biens recouvre celle du transport de personnes, en particulier dans les zones à basse émissions.

Une offensive informationnelle au sein d'une évolution majeure de la fabrication mondialisée des véhicules industriels

Le recours à une motorisation électrique peut en fait engendrer un couple identique, voire supérieur à une motorisation diesel et plus encore essence. Il en va de même si des applications liées à l’hydrogène (combustion ou pile à combustible + moteur électrique), mais avec une autonomie pour l’instant encore réduite, par rapport à celle offerte par le diesel. A cet inconvénient pour un transporteur vient s’ajouter la carence actuelle en stations de recharge, électrique ou hydrogène, qui handicape le développement des ventes de ce type de motorisation, et dont les constructeurs / transporteurs cherchent à faire peser le poids sur la collectivité, en particulier via l’ACEA (association des constructeurs automobiles en Europe) ou l’OICA (niveau mondial) ou en s’associant au sein de consortiums de recherche tels qu’H2 Accelerate,, qui regroupe quasiment tous les acteurs hors VW / Traton, engagé comme Tesla sur une approche directement liée aux batteries pour ses deux marque Scania et MAN.

Les normes de consommation et de pollution liées (dégagement de niveaux de CO2, NOx et de particules) convergent progressivement, à la fois sur la question de la standardisation des tests (NSDC vers WLTP) et sur les niveaux de pollution admis. Une évolution tirée par l’Europe et les pays asiatiques (dont Chine) et à laquelle les USA tentent de recoller, après l’élection de J. Biden. En Europe, la norme €7 concerne à la fois les dégagements d’oxydes d’azote (Nox, comme pour les normes € 1 à 5) et les dégagements de CO2, amplifiant les seuils de la norme €6 et obligeant les constructeurs de véhicules industriels à repenser leurs types de motorisation, la pente d’amélioration des performances des solutions diesel devenant incompatible avec les besoins de réduction des polluants émis. Une évolution qui remet en cause une partie des compétences clés des constructeurs de VI, établies autour de la maîtrise de la chaîne cinématique (moteur, boite, pont), avec des incidences probablement fortes sur l’emploi, sur le même schéma que l’évolution en cours dans l’automobile ; une préoccupation relayée par les Syndicats au sein de Industry All (26-01-2021), sur la base de la fabrication de véhicules particuliers.

Le positionnement de Nikola face à des concurrents dont les plan de remotorisation sont déjà avancés 

En 2017, les fabricants « traditionnels » de véhicules industriels sont engagés dans deux directions complémentaires : optimiser les performances des camions de transports de marchandises longue distance en s’appuyant sur l’amélioration des performances des moteurs thermiques (diesels ou gaz) et l’aérodynamique ; développer des motorisations alternatives sur les transports de biens et de personnes en ville, en s’appuyant sur des motorisations hybrides (diesel), électriques à batteries ou reposant sur la mise en œuvre de l’hydrogène (à plus long terme : fin de la décennie 2020).

En revanche, un concurrent est déjà actif, sous les traits de Tesla, qui a déjà un projet de mise sur le marché d’un véhicule semi-remorque fonctionnant sur batteries, dont l’autonomie de 400 à 800 kms (selon les versions, 2018) devrait être portée à 950 Kms (2021). Le camion Semi devrait être produit pour une livraison en 2021 (un an de report) dans une usine texane (Austin), commune avec la production de model 3. En 2017, Tesla a introduit son offre à venir de camions à batteries « Semi », puis conduit des tests sur route, en mode semi-autonome en 2018.

Par ailleurs, les fabricants japonais Hino (Filiale de Toyota, dont le modèle Mirai circule) et coréen Hyundai ont produit des véhicules. Hyundai vise à la fois à faire connaître ses véhicules et son business model en rupture, le camion étant considéré comme service en paiement. L’entreprise a pour objectif de livrer 1 600 camions en Europe, principalement en Allemagne, France, Suisse, Bénélux, pays où les incitations à la transition énergétiques semblent financièrement les plus fortes. Elle a par ailleurs signé en mars 2020 un accord de développement de solutions avec Cummins, pour attaquer commercialement le marché nord-américain. En octobre 2020, Hyundai a livré ses 8 premiers camions à la suisse. Ceux-ci disposent d’une autonomie de 350 Kms et les travaux de mise en place et d’exploitation de l’infrastructure de charge / ravitaillement seront réalisés par un consortium d’entreprises partenaires.

Effet mitigé sur un acteur traditionnel du secteur européen : Iveco, filiale de CNH Industrial, lui-même investisseur dans Nikola

Pour développer son offre spécialisée dans les camions, puis à énergie électrique, Nikola s’est lui aussi appuyé sur des partenariats stratégiques, voire capitalistiques, dont les trois principaux :

  • Une prise de participation d’Iveco dans une entreprise commune avec Nikola (avec la division Powertain CNH PT, Groupe CNH Industrial, ex Fiat Industriale), annoncée le 3-septembre 2019 et actée le 3 décembre 2019.L’investissement d’Iveco est double : financier, en prenant une participation au capital de 250 M USD (en tant qu’investisseur principal) dans les actions de catégorie D dont la valorisation est estimée à 1 Md USD) et technique, le constructeur fournissant la base roulante du camion Nikola -Iveco TRE, intégrant la chaîne de traction et le système ADAS Nikola. Cette chaîne de traction est d’abord fondée sur des batteries, puis sur le recours à une pile à combustible hydrogène à partir de 2023. Le partenariat stratégique doit permettre à Iveco de retrouver des prix de vente et une profitabilité plus élevés, notamment sur le véhicule Nikola TRE, établi sur une base roulante identique à celle de l’actuel S. Way, pour le marché européen. Il repose par ailleurs sur un partage des zones de chalandise, Nikola conservant les ventes sur le marché nord-américain (le plus rentable), pour ses véhicules Nikola One et TWO.
  • Un accord stratégique avec GM, sur la fourniture des véhicules de type Pick-up trucks.
  • Un accord avec Bosch, sur la fourniture de batteries dans un premier temps, avec une option sur les systèmes d’électronique de puissance et de contrôle, indispensables au fonctionnement d’une solution de propulsion électrique.

Les gagnants et les perdants de cette évolution

L’attaque menée par Hindenburg Research va déstabiliser ce bel édifice d’assembleur de véhicules, à partir de la batterie, soit sur un business model identique à celui de Tesla… Mais In fine, d’un point de vue industriel voire commercial, elle a peu d’effets induits sur les partenaires de Nikola :

  • General Motors, qui devait fournir la pile à combustible pour le Pick Up trucks futur (appelé Badger), sur la base de sa coopération avec Honda, jette l’éponge, mais continue sa relation avec Honda, fondée sur des économies importantes en mutualisation des frais de R&D et d’achats, en particulier via l’accord de partenariat sur la fourniture d’éléments de pile à combustible datant de 2013. En revanche, le fond mené par l’ancien vice-président de la division
  • Le partenariat d’Iveco / CNHI avec Nikola se poursuit, avec la recherche de l’industrialisation de solutions à base de Batteries (US) et de piles à combustible sur base de solutions reposant sur l’Hydrogène. Le partenariat stratégique est même conforté, juste après la crise (20-09-2020), CNH-I réitérant son engagement auprès de Nikola… après abandon de son fondateur de ses fonctions managériales. Avec pour l’heure très peu d’effet sur les commandes de Nikola TRE, produit par Iveco en Allemagne (Ulm) et « badgé » par Nikola, sur une base actuellement électrifiée (300 Kms d’autonomie). Cette contribution permet en revanche à Iveco d’entrer dans le club des constructeurs de véhicules industriels capables de fournir une solution de mobilité à base d’hydrogène, à moyen terme, ce que le plus petit des constructeurs aurait été incapable de financer sur fonds propres.
  • L’engagement de Bosch vis-à-vis de Nikola en 2017 sur la fourniture de piles à combustible a été revu en forte baisse, mais demeure, de même que l’accord d’investissement initial, la part détenue par Bosch dans Nikola passant de 6.4 % à 4.9 % du capital du constructeur (sans que cela se soit traduit par une modification des fonctions de son responsable RID – Christian Appel-sur le sujet).

L’attaque informationnelle sur Nikola a permis à Tesla de reporter la question de versements éventuels de dommages, en retournant la charge de la preuve : Nikola attaquant devient défendeur en devant prouver techniquement sa capacité à faire rouler ses véhicules…Dans la guerre de l’information opposant Nikola et Tesla, le second a pris un avantage important sur la fin d’année 2020 : alors que Nikola ne dispose d’aucune infrastructure industrielle propre (son usine doit ouvrir au mieux en 2023 (avec aide d’Iveco) et la fabrication du Nikola TRE par Iveco doit débuter en 2021), Tesla dispose d’un écosystème déjà important, construit en s’appuyant sur des subventions élevées (Nevada, 1.4 Mds USD, Allemagne, Chine, future gigafactory du centre USA) et sur des partenariats dont la firme a su profiter. Par ailleurs, Tesla a su à la fois diversifier ses partenariats, à partir une relation bilatérale avec Panasonic, au fur et à mesure de son expansion géographique (LG et CATL en Chine), avant de proposer une fabrication propre de batteries prévue sur sa gigafactory prévue en Allemagne, mais dont le démarrage tarde.

Au-delà d’une dégradation de la crédibilité et de la valorisation boursière du constructeur de VI Nikola, il importe de recaler les résultats de cette guerre de l’information dans les enjeux concurrentiels du secteur.

Avec les effets sur les ventes de la crise Covid 19, les ventes de véhicules industriels en Europe ont reculé de près de 19% en 2020, en particulier pour les volumes de véhicules lourds, susceptibles de fonctionner prioritairement sur la base de piles à hydrogène (-28.3 %), en particulier sur le premier semestre 2020 (- 37% cumulés sur 5 mois, source ACEA). Dans cette configuration peu favorable, les constructeurs ont tous cherché à limiter les poids de leurs charges indirectes, afin de conserver leur trésorerie et leurs résultats, pour continuer à satisfaire leurs actionnaires (AB VOLVO déclare même un dividende record sur la base des comptes 2020). Cette réduction de coûts indirects porte en particulier sur les charges administratives et de R&D. Une bonne manière de baisser celle-ci étant de recourir à des achats de technologie (Investissement d’Iveco dans Nikola décidé avant plein effet de la crise, en janvier 2020) ou à la mutualisation des coûts / compétences, dans le cas de l’accord Daimler VOLVO conduisant à la création d’une JV CellCentric, pour un investissement total de 1.2 Md€, partagé à égalité.

L’accord stratégique conduisant à la création de la JV entre Daimler et Volvo Group pose quand même question quant à l’accès à la technologie électrique et piles à combustible pour Volvo, puisque Daimler est déjà impliqué dans la fabrication d’usines de batteries en coopération avec BMW et s’approvisionne par ailleurs auprès de CATL, acteur majeur chinois. On notera avec intérêt le chapeautage par Geely du rapprochement, de ses deux filiales dans les véhicules industriels, automobiles et engins de chantier, sous forme de mutualisation des coûts … ce qui lui ouvre les portes à une technologie développée sur le marché le plus concurrentiel au monde sur ces secteurs.

Il en va de même pour le rapprochement (rachat) proposé par Faw à CNH Industrial, concernant ses activités véhicules industriels et spéciaux (Iveco et Astra) : entamé au plus fort de la crise Covid, sur une valorisation de 3 Mds USD, puis revu à la hausse en début 2021, sur une base de 3.3 Mds USD... Une valeur de rachat comparable à la valeur boursière initiale de Nikola en mars 2020. Un rachat qui semble poser question à … Nikola, qui se positionne comme étant capable de produire des stations hydrogène en solo, alors que le véhicule partagé avec Iveco ne fait l’objet d’aucune commande.

Ces deux constructeurs (FAW et Geely) étant liés au parti communiste chinois, ils s’inscrivent dans une volonté de conquête de puissance par l’économique, pour notre exemple au travers de la maîtrise de la production et des applications des technologies liées à la transition énergétique, dont la Chine se présente comme le Hérault mondial, après la sortie des USA de l’accord de Paris sur le climat, et ce même si le président Biden montre sa volonté de le réintégrer. La Chine reste aujourd’hui le premier producteur et raffineur de terres rares dans le monde, avec un risque et donc un pouvoir de négociation important sur leur commercialisation (ce qui conduit d’ailleurs les USA à amplifier leurs efforts de relocalisation d’un raffinage hautement polluant et jusque-là sous-traité).

En prenant des participations dans les principaux constructeurs de véhicules industriels et dans leurs processus d’innovation, les groupes chinois se positionnent en tête de la course à l’innovation technologique, tout en maîtrisant les actions commerciales et industrielles de groupes contrôlés, pour lesquels le marché chinois reste majeur, et en tout état de cause, le seul en croissance.

A moyen terme, il reste à décrypter si les velléités de la UE de se remettre dans la course via un « airbus » des batteries ou via les initiatives liées au plan de relance européen sur l’hydrogène seront suffisantes, au-delà des querelles de partages nationalistes des ressources, pour contrecarrer les offensives industrielles chinoises et garantir une souveraineté sur la fabrication / assemblage de batteries électriques, avant une percée souveraine éventuelle sur les modes de propulsion reposant sur l’hydrogène vert.

Michel Sapina
 

Notes : 

[i] Selon CNN Business, les analystes prévoient une remontée de cours à 25 USD / action dans les 12 mois, soit une hausse de +75 %. https://money.cnn.com/quote/forecast/forecast.html?symb=NKLA.