Au mois de septembre 2021, l’application YUKA est condamné en première instance successivement par 3 tribunaux pour des faits de pratiques commerciales déloyales et trompeuses, ainsi que des actes de dénigrement au préjudice de la FICT (Fédération française des industriels charcutiers traiteurs) et des sociétés A.B.C. Industrie et SAS Mont de la Coste.[i]
Ces condamnations sont le dernier avatar d’un affrontement entre les industriels de la charcuterie et plusieurs ONG autour de l’interdiction des nitrites dans l’industrie agro-alimentaire.
Chronologie des faits
Bien que les alertes sur la nocivité des nitrates pour l’alimentation humaine remontent à plusieurs années[ii], le point de départ de l’affrontement informationnel actuel trouve sa source dans une pétition[iii] conjointe de la Ligue contre le Cancer, Foodwatch France et Yuka lancée le 20 novembre 2019.
A la suite à cette pétition, un projet de loi[iv] visant à interdire les nitrites est déposée le 14 décembre 2020, et un rapport parlementaire sur les sels nitrités dans l’industrie agroalimentaire enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 13 janvier 2021.
Enfin entre le 6 janvier et le 11 juin 2021, deux industriels et la FICT assignent YUKA en justice[v].
Les acteurs de la pétition du 20/11/2019
La pétition pour la suppression des nitrites dans l’alimentation s’est structurée autour de 3 acteurs :
. La Ligue contre le Cancer qui apporte la caution scientifique et morale, d’autant plus que sa présidence a été occupée par Axel KAHN de juin 2019 à juin 2021[vi] .
. Foodwatch, qui apporte son savoir-faire d’ONG dans le cadre de la guerre informationnelle.
. Yuka qui apporte un nouveau vecteur de diffusion d’information dans le cadre d’actions militante.
La Ligue contre le Cancer est une association d’utilité publique crée en 1918. Ces objectifs sont le financement de la recherche en cancérologie (premier financeur non gouvernemental) ; l’information, la sensibilisation et la prévention pour lutter efficacement contre le cancer ; l’amélioration de la qualité de vie des malades et de leurs proches ; elle s’érige aussi en porte-parole des malades du cancer.[vii]
Foodwatch France est une ONG qui se définie comme « une organisation à but non lucratif qui se bat pour une alimentation sans risques, saine et abordable pour tous et toutes »[viii].
Pour plus d’information sur Foodwatch et ses modes opératoires, consulter les articles Infoguerre suivants :
. « L’ONG Foodwatch aurait-elle des points faibles ? »[ix]
. « L’offensive de l’ONG FOODWATCH contre une douzaine de grandes marques de l’industrie agroalimentaire »[x]
. « La déstabilisation de la marque Capri-Sun du groupe Coca Cola par l’ONG Foodwatch »[xi]
Il est à noter que la campagne contre les nitrites est une campagne spécifique à Foodwatch France. En effet les campagnes[xii] de Foodwatch International se concentrent sur :
. Le CETA,
. Le déploiement du Nutri-score en Europe,
. Les huiles minérales dans la nourriture,
. Le sponsoring des institutions européennes par des compagnies privées,
. Les pesticides.
L’application Yuka a été lancée en 2017. Le principe de l’application est, grâce à la lecture du code-barre du produit de fournir sa composition ainsi qu’un score associé à un code couleur (Vert / Orange / Rouge), relatif à la dangerosité supposée de l’aliment.[xiii] Il a été reproché à Yuka d’utiliser pour son score un mode de calcul qui ne repose sur aucune base scientifique : « Ce n’est pas possible d’agréger composition nutritionnelle, présence d’additifs et de pesticides dans une même note », fustige Serge Hercberg, instigateur du Nutri-score.[xiv]
La démarche de Yuka relève bien plus du militantisme que de l’aide à la nutrition. En effet, outre le score déconnecté de la réalité scientifique, le discours autour de l’application vise à culpabiliser et victimiser les consommateurs, pour exemple le récit qui est donné de la gestation de l’idée à l’origine de Yuka :
En 2015, Benoît Martin (un des fondateurs de Yuka, NDLR) […] s’échine à déchiffrer la recette des petits pots qu’il donne à ses deux enfants. […] Il plonge dans les subtilités du Nutri-Score, ce système d’étiquetage un peu abscons promu par l’État pour donner la valeur nutritionnelle d’un produit. […] une question le taraude : « Quel monde vais-je laisser à mes enfants ? »[xv]
Ces techniques issues du militantisme, bien plus que du monde traditionnel de l’entreprise a permis à Yuka de rapidement développer son nombre d’utilisateurs puisque l’application a été téléchargée par 26 millions de fois.[xvi]
Depuis la création de Yuka, les produits contenant des nitrites sont notés en rouge dans l’application.
L'analyse de l'affrontement
L’association de Yuka avec la Ligue contre le Cancer et Foodwatch France dans une opération visant à interdire les nitrites dans l’alimentation est aisément compréhensible. La société est en recherche de modèle d’affaires et cherche à se diversifier autour de produits liés à la nutrition ( Livres, programmes de nutrition, calendrier des fruits et légumes de saison et version premium de l’application).[xvii] L’interdiction des nitrites en France lui donnerait la légitimité pour s’établir comme référence sur le marché de la nutrition.
Avant la FICT, plusieurs charcutiers industriels, membres de cette dernière (Fleury Michon, Herta ou Brocéliande), avaient déjà anticipé la possibilité d’une interdiction des nitrites, en particulier dans le jambon. Cependant, cela a demandé des investissements lourds. A titre d’exemple, Herta a communiqué les chiffres de 5 ans de recherches et développement et de 25 millions d’euros.[xviii] Ces investissements sont inaccessibles à des PME qui constituent une grande part des adhérents de la FICT.
La FICT a donc décidé de mener une offensive contre Yuka, vecteur de diffusion de l’opération visant à faire interdire les nitrites. Cette offensive est menée sur le terrain juridique avec 3 objectifs :
. Détruire la légitimité et la crédibilité de Yuka,
. Etouffer la partie adverse par de multiples procédures,
. Assécher les finances de la société.
L'échec de la contre offensive informationnelle des entreprises concernées
Malgré la condamnation de Yuka, cette offensive s’est soldée par un triple échec et n’a atteint aucun des objectifs recherchés. En effet, la légitimité de Yuka ne peut être atteinte puisque dans le cadre de l’opération celle-ci n’est pas portée par l’entreprise mais par la Ligue contre le Cancer, qui fait figure d’autorité morale. Sur le sujet de l’étouffement de la partie adverse, Yuka reçoit le soutien de Foodwatch, rompu à ce type d’exercice. Enfin, sur l’objectif de l’assèchement des finances, Yuka a su en faire une opportunité grâce a une campagne de financement reposant sur une stratégie de victimisation, campagne qui a rapporté plus de fonds que les dommages et intérêts à payer …[xix]
La FICT aurait pu choisir d’autres angles d’attaques, sans doute plus efficaces, par exemple développer une victimisation autour de :
. La destruction d’un patrimoine gastronomique et de petites entreprise industrielles.
.La déstabilisation complète d’une filière qui contribue fortement à l’occupation du territoire.
. La distorsion de concurrence vis-à-vis des autres pays européens (par exemple en Allemagne ou en Italie les nitrites sont obligatoires dans le jambon cuit)[xx].
. L’enchérissement de l’alimentation pour les consommateurs.
Cet affrontement autour des nitrites est une bonne illustration de l’incapacité des filières industrielles françaises à s’organiser en écosystèmes et à intégrer et à contrôler les différentes parties prenantes. En outre, cet affrontement a été rendu possible car les industriels de l’agro-alimentaires ont perdu le contrôle de leurs données. On peut penser que l’initiative UniversAlim, soutenue par le gouvernement est une tentative de reconquête de celles-ci.[xxi]
Richard Beyteaud
[ii] Magazine de la consommation de TF1 du 26 avril 1979 – INA - Publié le 14.01.2021 https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/1979-nitrites-dans-la-charcuterie-et-cancer-on-en-parlait-deja
[iii] https://www.foodwatch.org/fr/sinformer/nos-campagnes/alimentation-et-sante/additifs/petition-stop-aux-nitrites-ajoutes-dans-notre-alimentation/
[iv] Proposition de loi relative à l’interdiction progressive des additifs nitrés dans les produits de charcuterie, n° 3683 , déposé(e) le lundi 14 décembre 2020. https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/dossiers/interdiction_additifs_nitrites
[vi] Malade, le généticien Axel Kahn quitte officiellement la présidence de la Ligue contre le cancer – 01/06/2021 – Ouest France. https://www.ouest-france.fr/sante/cancer/malade-le-geneticien-axel-kahn-quitte-officiellement-la-presidence-de-la-ligue-contre-le-cancer-ff82d262-c2e3-11eb-a65e-374cff38a16b
[ix] https://www.ege.fr/infoguerre/2015/12/l%25e2%2580%2599ong-foodwatch-aurait-elle-des-points-faibles
[x] https://www.ege.fr/infoguerre/2018/10/loffensive-de-long-foodwatch-contre-douzaine-de-grandes-marques-de-lindustrie-agroalimentaire
[xi] https://www.ege.fr/infoguerre/2018/10/destabilisation-de-marque-capri-sun-groupe-coca-cola-long-foodwatch
[xiii] https://www.lci.fr/nutrition/alimentation-l-application-yuka-nous-raconte-t-elle-des-salades-2101947.html
[xiv] Enquête : L'incroyable success story derrière Yuka – 18/03/2020 – Vanity Fair - https://www.vanityfair.fr/savoir-vivre/lifestyle/story/enquete-les-secrets-de-lepopee-de-lapplication-yuka/11173
[xv] Enquête : L'incroyable success story derrière Yuka – 18/03/2020 – Vanity Fair - https://www.vanityfair.fr/savoir-vivre/lifestyle/story/enquete-les-secrets-de-lepopee-de-lapplication-yuka/11173
[xviii] https://www.usinenouvelle.com/article/herta-investit-25-millions-d-euros-et-innove-avec-des-jambons-sans-nitrite.N496519