La guerre de l’information menée par les ONG contre les cimentiers en Indonésie

Le passif informationnel des cimentiers en Indonésie est intimement lié aux enjeux sociétaux relatifs au réchauffement climatique ainsi qu’à ses conséquences, en particulier concernant les inondations. D’une part, le pays s’enfonce petit à petit dans les eaux, ce qui motive en partie le changement de capitale, passant de Jakarta à Nusantara. D’autre part, la population indonésienne s’urbanise et s’enrichit, ce qui concentre les activités autour des zones urbaines, et en particulier autour de Jakarta. Ces deux tendances, la montée des eaux et le développement économique, entrent en contradiction sur le plan informationnel, puisque le développement économique de l’Indonésie participe à la destruction de son propre environnement.

 

Les tensions créées par les cimentiers en Indonésie

C’est dans ce contexte informationnel les tensions se cristallisent entre les acteurs pro-environnement et les acteurs pro-développement économique. Cela se traduit entre autres dans la guerre informationnelle livrée par les ONG contre les cimentiers. Ces derniers représentent des ennemis de premier choix pour trois raisons. 

Premièrement, les cimentiers sont reconnus pour former des cartels nationaux ou régionaux. Un des exemples les plus caractéristique est celui des cartels européens du ciment. Au cours des années 1990 et 2000, plusieurs grandes entreprises de ciment, dont Lafarge et Holcim, ont été accusées d'ententes de fixation des prix et de répartition des marchés à travers l'Europe. Les autorités de la concurrence de l'Union européenne ont mené des enquêtes qui ont conduit à des amendes importantes pour plusieurs cimentiers. Toutefois, le phénomène ne s’est pas limité à l’Europe. En Inde, les autorités de la concurrence ont démantelé un important cartel du ciment en 2012. Onze entreprises, y compris des géants comme UltraTech, ACC, et Ambuja Cements, ont été condamnées pour avoir formé secrètement une entente afin de fixer les prix du ciment. La Commission de la concurrence indienne (CCI) a infligé des amendes massives, totalisant plus d'un milliard de dollars, aux entreprises impliquées. Un dernier exemple marquant est le cas sud-africain. En 1996, quatre entreprises locales (PPC, Lafarge, Afrisam et NPC) dont le siège social était en Afrique du Sud, ont été accusées d’avoir formé un cartel pour contrôler les prix.

Deuxièmement, plusieurs grands groupes cimentiers sont encore aujourd’hui épinglés pour des affaires de corruption, de formation de cartels ou encore pour des liens avec des groupes mafieux ou terroristes. Ainsi, le scandale du financement de groupes terroristes par Lafarge est devenu célèbre. D’après le Parquet National Anti-Terroriste (PNAT), le groupe Lafarge aurait versé cinq millions d’euros de pots-de-vin à des groupes terroristes entre 2012 et 2014 afin de maintenir ses activités en Syrie, pays dans lequel Lafarge avait sa principale usine du Moyen-Orient. Par ailleurs, en 2018, un vaste réseau de corruption monté par l’entreprise Cemex est découvert en Colombie. Le groupe aurait versé plusieurs millions de dollars de pot-de-vin à des hommes politiques et hauts fonctionnaires colombiens, dans le but d’obtenir certains marchés publics. 

Concernant l’Indonésie, depuis 2006 et les premiers projets cimentiers dans les montagnes Kendeng à Java, les cimentiers se voient opposés une résistance à de nombreux projets d’usines cimentières. Le cas emblématique est celui du projet d’usine cimentière dans les montagnes Kendeng à Java, qui oppose Indocement, filiale de Heidelberg Ciment (un des grands groupes cimentiers indonésiens), aux ONG (le Mouvement populaire de Kendeng ou JMPPK, le FIAN Allemagne et la fondation Heinrich-Böll). Le JMPPK s’était illustré lors d’une manifestation en avril 2016 devant le palais présidentiel, lorsque plusieurs femmes ont emmuré leurs pieds dans des bacs de ciment, pour protester contre le projet de cimenterie dans les montagnes Kendeng. La mort accidentelle de Bu Patmi (« Mère Patmi »), une paysanne engagée depuis longtemps contre les projets de cimenteries, aurait provoqué de vifs émois dans l’archipel. 

Troisièmement, les cimentiers étant au cœur de l’urbanisation du pays et de son développement économique, il est aisé de les invectiver sur leur participation à la dégradation de l’environnement. Plusieurs arguments types ont été établis à cet effet, autant contre le ciment que contre les cimentiers. Les cibles de ces arguments sont variables : il s’agit tantôt de l’opinion publique occidentale, tantôt de l’opinion publique indonésienne. Les sensibilités des opinions publiques occidentale et indonésienne n’étant pas les mêmes, les arguments employés diffèrent selon la cible. 

Voici deux principaux arguments :

  • Argument écologique : le ciment serait responsable de 7 % des émissions mondiales de CO2 en 2022 d’après l’Association Mondiale du Ciment et du Béton. À ce titre, dans un contexte de fonte des glaciers et de la montée des eaux subséquente, la production de ciment serait responsable de la montée des eaux qui touche l’Indonésie.

  • Argument social : les projets cimentiers mettraient en péril l’accès des locaux aux ressources nécessaires telles que l’eau à leur subsistance, et impliquerait la destruction de sites sacrés. De cette façon, les projets cimentiers mettent en danger la vie et la tradition locales. C’est le mode de vie des paysans indonésien qui serait en péril.

 

La guerre de l’information* des ONG suisses et indonésiennes contre le groupe Holcim

En 2024, ce sont 72,61 millions de tonnes de ciment qui sont produites sur le marché indonésien. En 2030, la production de ciment pourrait atteindre les 109,24 millions de tonnes. La croissance du secteur est portée par les projets résidentiels et la construction des infrastructures. Quant à la structure du marché, elle est oligopolistique. En effet, le marché est dominé à moitié par le groupe public indonésien SIG, tandis que l’autre moitié est partagée entre Heidelberg Materials, Bosowa Semen, Conch et Cemindo Gemilang. En ce qui concerne Holcim, issu du groupe franco-suisse LafargeHolcim, il s’est retiré du marché indonésien en 2018 afin de se désendetter, et a cédé ses activités à SIG pour 917 millions de dollars. 

Pourtant, ce retrait d’Holcim en 2018 n’a pas empêché quatre pêcheurs indonésiens de porter plainte contre Holcim en février 2023, au tribunal cantonal de Zoug, en Suisse. Cela entre en rupture avec les actions de guerre informationnelle menées contre les cimentiers par le passé. Jusqu’à présent, les mouvements locaux et pro-environnements adoptaient un discours et un ethos « régionaliste », c’est-à-dire centré sur la lutte au niveau local, en opposition aux grandes entreprises cimentières et au gouvernement national, qui serait leur complice. Cet ethos puisait dans le mode de vie des Samin, les habitants de Java pour qui la paysannerie est sacrée. En autorisant les projets des cimentiers, les entreprises et le gouvernement indonésien s’opposaient au mode de vie traditionnel et sacré des Samin. La posture était donc plutôt défensive.

Cette posture change avec la plainte déposée par les quatre pêcheurs indonésiens en février 2023. Plutôt que de mener des actions locales stratégiquement défensives ayant pour but l’annulation de projets de construction de cimenterie (comme cela a été fait jusqu’à présent), les activistes préfèrent cette-fois-ci une stratégie offensive, en allant directement à Zoug, ville où se situe le siège social de LafargeHolcim, pour attaquer le groupe. 

 

Présentation des acteurs

Le groupes des attaquants se constituent de trois ONG sociales et environnementales, autant suisses qu’indonésiennes, qui agissent conjointement via la campagne « Call for Climate Justice ». 

Attaquants 
HEKS/EPER (Swiss Church Aid)

Créée en 1946, HEKS/EPER est une organisation suisse qui mène des projets de coopération au développement dans plus de 30 pays, ainsi que des projets humanitaires lors des catastrophes naturelles et des conflits. L’organisation fait partie du réseau mondial d’ONG chrétiennes ACT Alliance. Elle est financée par des dons privés, des églises, des fondations et des subventions publiques.

European Center for Constitutional and Human Rights (ECCHR)

Fondée en 2007 par Wolfgang Kaleck et des juristes spécialisés en droits de l'homme. Elle engage des actions juridiques contre les entreprises et les États pour défendre les droits des victimes de violations graves, y compris des crimes environnementaux. ECCHR reçoit des financements de diverses fondations et ne semble pas avoir de liens directs avec les industries du ciment ou leurs concurrents.

WAHLI

Fondée en 1980, WALHI est l'une des plus anciennes et plus grandes ONG environnementales d'Indonésie. L’ONG travaille sur les questions de défense de l'environnement, des droits des communautés locales et des initiatives de lutte contre les projets industriels en Indonésie. WALHI est financée par des dons et des partenariats avec des organisations environnementales internationales. Elle n'a pas de liens avec l'industrie du ciment, mais elle mène des actions contre des industries polluantes qui contribuent au changement climatique. WALHI se concentre généralement sur la protection des communautés contre les industries qui endommagent l'environnement, et cette affaire avec Holcim représente une première confrontation significative avec un géant du ciment. 

Quatre plaignants

Asmania (propriétaire de maisons d’hôte), Arif (mécanicien), Bobby (pêcheur) et Edi (propriétaire de maisons d’hôte et pêcheur). 

 

Défenseur
Holcim  

Holcim, fondée en 1912 en Suisse, est une des plus grandes entreprises mondiales dans la production de matériaux de construction, entre autres de ciment, de granulats, de béton prêt à l'emploi, et de solutions liées à la construction. En 2015, Holcim a fusionné avec le groupe français Lafarge. Ces dernières années, Holcim tente de répondre aux critiques concernant l'impact environnemental de la production de ciment. C’est pourquoi l’entreprise cherche à réduire son empreinte écologique à travers le développement de ciment bas-carbone, le recyclage et la réutilisation de ses déchets.

 

Les événements

L'affaire Holcim prend forme le 12 juillet 2022 avec la soumission d'une requête de conciliation, qui passe initialement inaperçue, relayée seulement par quelques médias comme la RTS et le bimensuel suisse "L’Événement". À cette période, même les ONG sont encore en retrait, bien que le site "Call for Climate Justice" commence à évoquer "l'affaire Holcim". Après l’échec de l’audience de conciliation le 5 octobre 2022, l'information reste peu diffusée.

L'introduction officielle de l'action civile le 1er février 2023 marque un tournant, déclenchant une couverture médiatique en Suisse, en France et ailleurs. Les ONG (EPER, ECCHR et WAHLI), mettent en ligne un document intitulé « Stratégie climatique de Holcim : Trop peu – trop tard », qui accuse Holcim d’avoir « contribué à la crise dans laquelle nous sommes aujourd’hui toutes et tous plongés », tout en pointant le fait que la politique de l’entreprise ne permet pas le respect de la limite des 1,5°C. Holcim ferait « trop peu, trop tard » contre le réchauffement climatique. La dénonciation d’Holcim s’appuie donc très principalement sur l’argument écologique : Holcim serait responsable de la situation environnementale actuelle, et ne prendrait pas de mesures suffisantes contre le réchauffement climatique. En parallèle, les ONG diffusent du contenu sur Instagram, afin de faire parler leur procès contre Holcim. En revanche, les publications n’ont que peu d’écho (quelques dizaines de « likes » par publication sur le sujet en moyenne début février 2023). 

Des relais influents tels que Friends of the Earth International, Libération, et Le Temps reprennent l’information. Ainsi, ce sont une douzaine d’articles qui paraissent sur des médias en ligne principalement suisses (RTS, Swiss Info, Le Temps, Radio Lac), appuyés par quelques relais français (20 minutes, Libération, TRT français) et belges (RTBF). Ces douze articles sont tous publiés le 1er février 2023, et relaient les mêmes informations, traitées sous le même angle. Les articles mettent en lien les activités d’Holcim avec les inondations de Pulau Pari, en reprenant les éléments de langage du document des ONG, dont le « Trop peu, trop tard ». Toutefois, le ton employé par les articles demeure relativement neutre. 

Le 6 octobre 2023, la justice suisse accorde aux plaignants indonésiens l’assistance judiciaire. L’information est couverte par plusieurs médias, dont 20 Minutes et RTS. Enfin, en mai 2024, la procédure connaît un nouveau report avec le report de l’évaluation matérielle, mais une nouvelle fois, l’information n’est que peu relayée. 

 

Analyse

La guerre de l’information menée par les ONG contre Holcim relève essentiellement de la résonnance. Elles souhaitent être entendue par l’opinion publique suisse, en passant essentiellement par la presse nationale suisse et les réseaux sociaux. Le choix de ce type d’action informationnelle est en soi plutôt pertinent considérant leur place de faible au sein du rapport de force. En effet, ECCHR aurait compterait entre 20 et 30 membres ; EPER en compte près de 400, mais réparti sur 40 pays, et devant gérer plusieurs centaines de projets humanitaires ; enfin, Wahli est certes la plus grande ONG humanitaire d’Indonésie, elle demeure néanmoins très peu connue en Suisse. En face, Holcim est l’une des plus grandes entreprises suisses, et compterait plus de 63 000 employés à travers le monde. Ce choix d’une opération de guerre de l’information par la résonnance aurait pu permettre de prendre l’avantage sur Holcim, en encerclant l’entreprise par le ralliement d’autres acteurs de la société civile (scientifiques, ONG, presse, opinion publique…). 

 

L’échec des ONG

Toutefois, une telle opération de guerre informationnelle aurait nécessité d’animer un réseau et de créer des événements, afin de faire parler de l’affaire. Or, ce travail n’ayant pas été fait, l’opération est un échec. Plusieurs facteurs peuvent l’expliquer. 

Contrairement aux cas de guerre de l’information sur le sol indonésien, cette guerre de l’information à Zoug ne dispose pas d’un réseau préalable permettant d’amplifier l’information. Aucun scientifique ni personnalité publique n’a relayé l’information. Celle-ci n’a été relayée que par des médias et quelques postes sur les réseaux sociaux. Or, compte tenu de la position d’infériorité des ONG et des plaignants sur ce sujet, il était indispensable d’obtenir le soutien de personnalités publiques, afin de ne pas lutter seul.

Par ailleurs, l’argumentation des ONG et des plaignants ne parvient pas à établir un lien factuel et irréfutable entre l’inondation de Pulau Pari et les activités d’Holcim. D’une part, Holcim n’est pas la seule entreprise fortement émettrice de gaz à effet de serre. Le réchauffement climatique étant un phénomène mondial auquel participent tous les acteurs économiques, il parait très arbitraire de ne viser que cette entreprise-ci, et non pas l’ensemble des cimentiers, voire d’autres secteurs polluants. D’autre part, les émissions de gaz à effet de serre d’Holcim ne sont que très indirectement responsables de l’inondation de Pulau Pari : une multitude d’autres acteurs entrent en jeu. 

Enfin, les autres affaires auxquelles doit faire face Holcim éclipsent totalement la cause des plaignants indonésiens. En effet, Lafarge aurait participé au « financement du terrorisme » via la filiale syrienne du groupe. Ce sujet-ci parvient, grâce à des preuves factuelles, à mettre le groupe sous tension, et à menacer durablement sa réputation, relayant au second plan la plainte des ONG et des Indonésiens.

Clément Bodin (SIE28 de l’EGE)

Note

* La guerre de l’information (GI) renvoie à l’usage offensif et défensif de l’information et de la connaissance. Son champ d’application comporte deux dimensions : le contenu (information, connaissance) et le contenant (l’informatique et les réseaux). 

 

Sources

https://www.heidi.news/explorations/beton-la-fin-d-une-ere/six-majors-du-beton-et-beaucoup-de-casseroles

https://www.mordorintelligence.com/fr/industry-reports/indonesia-cement-market

https://www.usinenouvelle.com/article/clap-de-fin-pour-lafargeholcim-en-indonesie.N768619

https://www.aa.com.tr/fr/monde/la-question-du-r%C3%B4le-de-l%C3%A9tat-francais-dans-laffaire-lafarge-daech-m%C3%A9dias/3147050

https://www.humanrights.ch/fr/litiges-strategiques/cas-traites/des-habitant-e-x-s-de-l-ile-de-pari-contre-holcim/

https://climaterightsdatabase.com/2022/07/12/edy-mulyono-and-three-others-v-holcim-ag/

https://www.rts.ch/info/sciences-tech/environnement/13238681-holcim-poursuivi-en-justice-pour-sa-responsabilite-dans-la-crise-climatique.html

https://www.evenement.ch/articles/holcim-vise-par-une-action-climatique-revolutionnaire

https://www.eper.ch/blog/2022/questions-la-procedure-juridique

https://www.foei.org/fr/plainte-climatique-contre-holcim/

https://www.rts.ch/info/sciences-tech/environnement/13748964-des-indonesiens-deposent-une-plainte-climatique-a-zoug-contre-le-cimentier-holcim.html

https://www.liberation.fr/environnement/climat/indonesie-lile-pulau-pari-porte-plainte-contre-le-cimentier-holcim-le-tenant-pour-responsable-de-linondation-de-ses-terres-20230201_OHCP6G63YNEITN5XLG4DCFI7HQ/

https://www.swissinfo.ch/fre/des-indon%C3%A9siens-d%C3%A9posent-plainte-%C3%A0-zoug-contre-le-cimentier-holcim/48249606

https://www.letemps.ch/monde/asie-oceanie/plainte-climatique-contre-holcim-une-premiere-suisse?srsltid=AfmBOooFE3RBk4UL3n8fan4PyGUjHHLR6TmFT_ajjKcBbeVlaMDZAMWN

https://www.gavroche-thailande.com/indonesie-suisse-la-justice-climatique-bouscule-le-cimentier-holcim/

https://www.radiolac.ch/actualite/des-indonesiens-deposent-plainte-a-zoug-contre-le-cimentier-holcim/

https://www.20min.ch/fr/story/proces-contre-holcim-aide-judiciaire-en-vue-pour-les-indonesiens-268575220327

https://www.rts.ch/audio-podcast/2023/audio/le-tribunal-cantonal-de-zoug-approuve-la-demande-d-assistance-judiciaire-des-indonesiens-qui-poursuivent-holcim-intervi-27183480.html

https://www.radiosregionales.ch/actualite-suisse/interviews/premiere-victoire-pour-les-indonesiens-qui-poursuivent-holcim/

https://www.batimag.ch/divers/la-justice-zougoise-va-aider-quatre-indonesiens-a-poursuivre-holcim-6452