La guerre de l’information, fer de lance de la reconquête du nucléaire civil américain ? L’exemple de Dukovany
« Les armées victorieuses gagnent avant d’aller au combat, alors que les armées défaites s’engagent à la guerre avant de gagner. »
Sun Tzu, « L’art de la Guerre ».
L’agrandissement de la centrale nucléaire de Dukovany est un projet de longue haleine. La mise en service du réacteur n’est annoncée que pour 2036, dans 15 ans. La finalisation du contrat avec le fournisseur retenu après l’appel d’offres est fixée à 2024, dans 3 ans.
Cependant, la guerre de l’information, elle, a été déclenchée dès l’annonce officielle du projet par les autorités tchèques, en 2019. Une stratégie d’encerclement cognitif, ponctuée par trois attaques majeures ont permis d’exclure ou d’affaiblir significativement les concurrents potentiels des Etats-Unis dans ce dossier. En moins de deux ans, la compagnie Westinghouse s’est retrouvée, comparativement aux autres candidats potentiels, dans une position beaucoup plus avantageuse. Elle a pris cet ascendant malgré son retard à l’export et sur le plan technologique, et ce avant même que la procédure tchèque de l’appel d’offre ne débute véritablement.
Cet article propose une lecture thématico-chronologique des événements, afin de mettre en lumière un processus qui se révèle aujourd’hui particulièrement favorable aux Etats-Unis dans ce dossier. Un processus qui suggère, sans que cela ne puisse être démontré, que les effets d’une véritable stratégie informationnelle américaine a été combinée aux effets d’acteurs plus classiques : diplomatiques, économiques et politiques. Un processus visant, pour paraphraser Sun Tzu, à soumettre les adversaires des Etats-Unis sans combats.
Contexte global : La République Tchèque, un terrain favorable aux velléités de conquête de l'industrie nucléaire civile américaine.
« Tout le succès d’une opération réside dans sa préparation. »[1]
Le renouveau du nucléaire civil américain
En avril 2020, un rapport publié par le Department of Energy (DoE) à la demande du président Donald Trump, avait dressé un bilan cinglant sur le nucléaire commercial américain : proche de la faillite, ce secteur avait cédé son leadership mondial aux entreprises d’Etats de pays tels que la Chine et la Russie.
En réaction, les Etats-Unis ont mis en place une politique de soutien d’une ampleur que ce secteur n’avait pas connu depuis l'accident sur la centrale de Three Mile Island (Pennsylvanie) en 1979. (A titre d’exemple, en 2021, le Bureau de l'énergie nucléaire bénéficiera de crédits records de 1,85 milliard d'euros).
Cette politique bénéficie d’un consensus sur le sujet aux Etats-Unis. En effet, si pour l’administration Trump, un nucléaire fort était indispensable en vue d’assoir la politique américaine de domination énergétique (energy dominance), Joe Biden poursuit cette stratégie car la filière a un rôle dans la lutte contre le réchauffement climatique.
Cette dernière s’appuie donc sur 3 leviers principaux :
. La revitalisation de l'industrie du combustible ;
. L’accélération dans la recherche;
. Le développement et la conquête des marchés dominés par les acteurs chinois et russes, ce qui passe nécessairement par la construction de réacteurs.
L’offensive américaine sur un marché en Europe de l’Est en plein développement
Or l’Europe de l’est est actuellement un marché en plein développement dans le domaine du nucléaire civil. Malgré l’accident survenu en avril 1986 à Tchernobyl, les pays de la région manifestent depuis quelques années un intérêt croissant pour cette énergie. Permettant à la fois de répondre à l’augmentation de la demande, de sécuriser les approvisionnements, d’améliorer l'efficacité énergétique et de lutter contre le réchauffement climatique, elle apparait comme un moyen, notamment pour les membres de l’UE, de respecter les engagements pris en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre tout en préservant la croissance. Alors qu’en Europe de l’Ouest l’actualité est à la fermeture des centrales nucléaires, à l’Est, la plupart des pays projettent donc d’accroitre leur potentiel nucléaire ou de construire de nouvelles centrales. Cet élan touche également les pays qui n’avaient pas jusqu’à récemment développé le nucléaire civil.
C’est dans ce contexte qu’en Europe centrale et en Europe de l'Est la « machine de guerre diplomatique » américaine est à l’offensive. Selon Charles Merlin (ex-conseiller à l'ambassade de France à Washington, en mission pour le Commissariat à l'énergie atomique), l'administration Trump a multiplié à la fin de son mandat les événements, les visites d'officiels du DoE et du département d'Etat afin de signer des préaccords dans cette région. Les Etats-Unis proposent aux pays visés un renforcement de la coopération sous l'égide de l'Otan et des offres commerciales combinant nucléaire et gaz naturel liquéfié, comme en Pologne. Enfin ils n’hésitent pas à faire pression pour que soient écartés leurs concurrents, comme le démontrent les pressions exercées pour la récente création du Conseil du commerce et des technologies (CCT) visant à exclure la Chine des marchés stratégiques.
La République tchèque, un terrain historiquement et conjoncturellement favorable aux ambitions américaines
La politique étrangère tchèque a toujours été, depuis les années 90, globalement favorable aux Etats-Unis. Cette constante peut s’expliquer par plusieurs facteurs. En premier lieu, au lendemain de la chute du bloc communiste et à l’instar d’autres pays d’Europe centrale et orientale, une élite politique et économique originaire des Etats-Unis, formée dans ce pays, a rapidement exercé de hautes fonctions au sein de l’appareil d’Etat tchèque. En outre, une large partie de la population voit depuis cette période les Etats-Unis comme un rempart de la démocratie et comme un modèle d'économie de marché. Surtout, les Tchèques considèrent les Etats-Unis, et à travers eux l’OTAN, comme les seuls garants crédibles de la sécurité de leur pays.
Malgré les profondes divisions de la classe politique tchèque entre européanistes, atlantistes, internationalistes et autonomistes, y compris au sein du gouvernement, les faits n’ont donc ainsi jamais démenti le soutien accordé par la République Tchèque (membre de l’OTAN depuis 1999 et de l’UE depuis 2004) aux Etats-Unis. Les événements majeurs que sont les bombardements de l’OTAN en Yougoslavie en 1999, l’invasion de l’Irak en 2003, ou le projet de Constitution européenne sont révélateurs, et cette tendance s’est encore récemment confirmée en Syrie : à chaque fois, malgré les tergiversations et les critiques, les élites tchèques se sont finalement ralliées à la position américaine.
Enfin, les Atlantistes disposent actuellement en Tchéquie d’un solide appareil politique, le Parti Démocrate Civique (ODS). L’ODS considère les États-Unis comme un partenaire privilégié, perçoit l'Allemagne et la France comme des fauteurs de troubles, et voit en la Russie et la Chine une menace potentielle. Il est ainsi particulièrement critique à l'égard des projets de l'UE concernant une politique de défense commune, qu'il considère incompatible avec une défense transatlantique. Le leader de l'ODS, Mirek Topolánek, avait ainsi déclaré en 2004 que « L'Europe ne peut pas avoir d'intérêts en matière de politique étrangère qui seraient divergents de ceux des États-Unis » (Topolánek 2004). Second plus important parti au Parlement tchèque et principal parti d'opposition depuis 1998, il a remporté les élections sénatoriales en 2020 et compte bien poursuivre sa conquête lors des élections d’octobre 2021.
Le projet d'extension de la Centrale de Dukovany
« Connais ton ennemi et connais-toi toi-même, ; eussiez-vous cent guerres à soutenir, cent fois vous serez victorieux. » [1]
Le projet tchèque à Dukovany
C’est dans ce contexte particulier qu’en juillet 2019 la République tchèque a rendu public son projet de construction d’un nouveau réacteur nucléaire à Dukovany. Sa mise en service, annoncée pour 2036, est précédée des principales étapes suivantes :
. Décembre 2021: le gouvernement tchèque autorise la liste des candidats pour l’appel d’offres ;
. 2022-2023: lancement de la procédure d’appel d’offres et négociations avec les fournisseurs ;
. 2023: approbation du fournisseur privilégié ;
. 2023–2024: finalisation et signature d’un contrat avec le fournisseur privilégié ;
. 2029: lancement de la construction.
Les 5 candidats à l’appel d’offre en 2020
Rapidement, cinq candidats s’alignent sur ce projet à Dukovany : la Russie, la Chine, la Corée du Sud, la France et Les Etats-Unis:
. Le russe Rosatom revendique un carnet de commandes de 138 milliards de dollars pour 35 projets de réacteurs à travers le monde. Il est fort d’une relation historique avec Prague dans le domaine nucléaire. La Tchéquie exploite en effet depuis longtemps des réacteurs de conception soviétique, cependant elle peut voir d’un mauvais œil l’augmentation de sa dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie.
. Bien que l’expérience opérationnelle des réacteurs chinois Hualong One est limitée, la Chine bénéficie quant à elle d’un effet de série pour ses constructions au niveau local, ce qui devrait rapidement la rendre capable d’offrir au niveau international des conditions tarifaires et financières intéressantes. Un problème significatif réside cependant dans les relations diplomatiques compliquées entre la Chine et la Tchéquie.
La Corée du Sud bénéficie elle d’une expérience assez fructueuse, illustrée notamment par la construction de quatre réacteurs APR-1400 à Barakah (Émirats Arabes Unis), pour un montant d’environ 25 milliards de dollars.
. En novembre 2020, EDF propose à ČEZ (l’exploitant national tchèque) son réacteur à eau pressurisée EPR1200 Gen III+. Si l’EPR français souffre d’un problème d’image du fait notamment des retards accumulés à Flamanville, il est exporté dans plusieurs pays et EDF demeure confiant. L’offre française présente des avantages importants d’après un spécialiste français cité par l’Express, notamment en comparaison Westinghouse : Selon lui, l'AP1000 ne peut sur un plan technico-économique faire de l’ombre à son concurrent français du fait qu’aucun de ces réacteurs n’est en construction à l'étranger, que les Etats-Unis n’ont pas d'acteur industriel capable de gérer la fabrication puis l'exploitation, que leurs chaînes d'approvisionnement ne sont localisées que sur le continent américain et que leurs engagements sur les transferts de technologies et la formation sont bien moins importants.
. Enfin, l’américain Westinghouse, principal concurrent d’EDF, qui peut compter sur un argument fort en sa faveur : son réacteur AP 1000 dispose d’une sûreté passive (un argument qui pourrait peser encore plus après l’incident de Taïshan). Mais les Américains sont conscients des faiblesses de leur système. La chronologie des faits ci-dessous suggère en effet un effort marqué sur le plan de la guerre informationnelle par le contenu, dont l’objectif est de pallier leur handicap, voire d’inverser la tendance.
Chronologie des faits : Une stratégie mise en place par les Etats-Unis ?
« La grande science est de faire vouloir à autrui tout ce que vous voulez qu’il fasse, et de lui fournir, sans qu’il s’en aperçoive, tous les moyens de vous seconder. » [1]
Contre la Chine et la Russie : changement d’échiquier : après une préparation normative des attaques, deux campagnes partisanes politico-médiatiques finissent par éliminer les deux pays de l’appel d’offre, pour des motifs politiques et non économiques ou industriels.
Août 2019 – mai 2020 : Préparation normative de l’éviction de la Chine et de la Russie sur le plan réglementaire
.20 août 2019 : les Etats-Unis placent China General Nuclear Power Group (CGN) sur liste noire ;
. Mai 2020 : la République tchèque adopte un texte qui écarte de droit la Chine et la Russie de l’appel d’offre pour Dukovany, bien qu’elle se défende d’une quelconque manœuvre en ce sens.
Janvier 2020 – mars 2021 : Provocations politiques et éviction de la Chine au nom des valeurs démoratiques et de la liberté
.13 janvier 2020 : trois mois après avoir mis fin aux accords de jumelage entre Pékin et Prague, au motif de protester contre les ingérences chinoises dans le pays et la politique « d’une seule Chine », le maire de la capitale tchèque Zdenek Hrib signe un accord de jumelage avec Taipei ;
. 30 août 2020 : visite du président du Sénat à Taïwan : Miloš Vystrčil (ODS) paraphrase la citation célèbre de John Fitzgerald Kennedy à Berlin (« je suis un Taïwanais ») : son objectif est de marquer le contraste avec la politique pro-Chine du président Milos Zeman ; en conséquence, la tension monte entre la République tchèque et la Chine ;
. 24 octobre 2020 : un groupe composé de 31 parlementaires de l’opposition adresse une lettre ouverte au gouvernement appelant à empêcher les sociétés russes et chinoises de participer à l’appel d’offres ;
. 25 novembre 2020 : le gouvernement tchèque envisage le report de l’appel d’offres pour l’élargissement de la centrale et l’exclusion des russes et des chinois ;
. 21 décembre 2020 : le président tchèque se déclare vainement contre l’exclusion de la Chine et de la Russie, au motif que cette exclusion pourrait faire monter les prix ;
. 25 mars 2021 : présélection des candidats à l’appel d’offre, exclusion de la Chine ;
. 26 mars 2021 : report de l’appel d’offre et exclusion de la Chine.
Avril 2021 : compromission de la Russie, dont l’agressivité est exploitée à son détriment : elle est évincée au nom de la menace qu’elle fait peser sur la sécurité de la République tchèque
. 17 avril 2021 : Les agents russes accusés d’avoir perpétré l’attaque au Novichok de Salisbury sont accusés par la République Tchèque d’être liés à l'explosion d'un dépôt d'armes à Vrbetice en 2014 ;
. 18 avril 2021 : expulsion de 18 diplomates Russes par Prague ;
. 18 avril 2021 : expulsion de 20 diplomates tchèques par la Russie ;
. 23 avril 2021 : Rosatom est écartée du projet de Dukovany pour des raisons sécuritaires, malgré les intérêts économiques communs déjà tissés de longue date entre l’industriel russe et la République tchèque, comme le souligne le communiqué de l’industriel russe après son exclusion.
. 14 mai 2021 : la Russie considère les Etats Unis et la République tchèque comme des états inamicaux.
Exploitant la tendance de la Chine à surréagir aux provocations liées à la question de Taïwan, et celle de la Russie régler par la force les différends dans les anciennes Républiques soviétiques, la campagne d’encerclement cognitif, menée structurellement sur le front normatif et conjoncturellement sur le front médiatique, a permis d’exclure de l’appel d’offre la Chine en quelques mois, et la Russie en quelques jours.
Contre la France : une attaque informationnelle à peine voilée vise à discréditer l’offre technologique d’EDF, l’objectif étant d’affaiblir considérablement cet adversaire sur la question majeure de la sûreté de son réacteur.
Déstabiliser le leadership français par une manipulation médiatique est une stratégie éprouvée et efficace. L’incident de Taïshan a ainsi été opportunément exploité afin de cibler la technologie française et Framatome :
. En posant la question de la sûreté du système français au moment où les investigations de sécurité sont en cours pour le projet à Dukovany, alors même que Westinghouse n’a pour principal concurrent que Framatome et EDF ;
. En posant la question de l’honorabilité de Framatome, qui pourrait être complice avec la Chine de mensonge sur les conséquences réelles de l’incident au mépris de la santé des populations locales ;
.En présentant les Etats-Unis comme un recours auquel Framatome fait appel en cas de problème sérieux…
Mai-juin 2021 : l’attaque informationnelle contre Framatom vise-t-elle à évincer la concurrence de la France au motif de failles de sécurité sur son système EPR ?
. 20 mai 2021 : le numéro 2 d’EDF fait la promotion de l’EPR 1200 sur une radio tchèque ;
. 8 juin 2021 : la filiale américaine de Framatome adresse à l’Administration américaine une note avertissant d’une menace radiologique imminente pour le site et le public sur le réacteur chinois de Taishan ;
. 13 juin 2021 : lors du G7, Emmanuel Macron affirme l’indépendance de la France et de l’UE au sujet de la Chine : il déclare ne pas vouloir d’alignement sur la politique des Etats-Unis ;
. 13 juin 2021 : le jour même, CNN diffuse un reportage sur des fuites possibles à Taishan, portant un coup féroce à EDF et CGN, tous deux partenaires sur le site ;
. 21 juin 2021 : début de la phase d’évaluation de la sécurité pour les candidats EDF, Westinghouse et Korea Hydro & Nuclear Power ;
. 30 juillet 2021 : malgré des débats sur la dangerosité de la situation sur le site, l’arrêt d’un réacteur à Taishan est décidé, pour des raisons de sûreté.
Premières conséquences pour EDF
. Un premier effet immédiat est la détérioration possible des relations entre Framatome et la Chine, ce qui qui affaiblit deux connurents de Westinghouse ;
. 30 juillet 2021 : premières attaques de Greenpeace, qui pointe du doigt les dysfonctionnements de l’EPR et demande des investigations poussées sur les sites en construction en Europe ;
. 13 août 2021 : EDF, Westinghouse et Korea Hydro & Nuclear Power acceptent de participer à l’évaluation de sécurité Dukovany ;
. 1 septembre 2021 : EDF perd contre Westinghouse en Ukraine, surtout pour des raisons politiques.
Contre la Corée du Sud : la concurrence est annihilée par une alliance avec le dernier adversaire potentiel.
. Février 2021 : le think tank américain Atlantic Council, spécialisé dans les relations internationales, décrit la coopération entre la Corée du Sud et les Etats-Unis comme un moyen de pallier l’érosion des capacités du nucléaire civil américain à l’export, et de contrer la Russie et la Chine, notamment en Europe.
. 21 mai 2021 : Joe Biden et Moon Jae-in signent un accord de coopération sur le marché mondial du nucléaire civil, dans le but de gagner ensemble en compétitivité face aux adversaires désignés : la France, la Russie et la Chine. L’objectif est d’exporter conjointement des centrales, et de de remporter les marchés au Royaume-Uni, en Arabie Saoudite, en Pologne… et en République tchèque.
Nouvelle situation en septembre 2021 : Les Etats-Unis, candidats favoris à Dukovany ?
« Celui qui excelle à résoudre les difficultés le fait avant qu’elles ne surviennent. » [1]
Le gouvernement tchèque n’autorisera la liste des candidats pour l’appel d’offres qu’en décembre 2021, n’approuvera le fournisseur qu’en 2023 et ne lancera la construction qu’en 2029. Pourtant, au printemps 2021, avant même le début de la phase d’évaluation de sécurité des candidats à la réalisation d’une centrale à Dukovany, les Etats-Unis se retrouvent donc objectivement en excellente place, sinon virtuellement seuls en lice dans le cadre de cet appel d’offre.
Sur ses quatre concurrents potentiels, deux sont déjà sortis de la compétition, un troisième doit maintenant composer avec une remise en cause la sûreté de son réacteur, et le troisième est objectivement et officiellement un allié.
Cette position dominante, conquise en quelques mois dans une République tchèque historiquement plutôt favorable aux Américains, grâce à la mobilisation de proxy politiques, et à quelques frappes médiatiques ciblées, illustre l’avantage déterminant que la guerre de l’information par le contenu procure à celui qui l’emploie en combinaison à d’autres outils de puissance, diplomatiques et économiques.
Certes, la bataille entre Westighouse et EDF n’est pas encore terminée à Dukovany. Mais à la lumière de cet exemple apparaît la fragilité des Français, et plus largement des Européens. Divisés sur l’avenir à réserver au nucléaire dans leur politique énergétique, comme le démontrent les débats sur la taxonomie, ces derniers prêtent le flanc à l’offensive politique, économique et médiatique des Américains, qui sont eux déterminés à retrouver leur place de leader mondial sur le marché du nucléaire civil.
Les Etats-Unis concentrent aujourd’hui leurs efforts sur le développement de petits réacteurs modulaires plus sûrs, plus abordables et plus adaptés au marché des énergies propres, qu’ils comptent les exporter massivement entre 2027 et 2030. Afin d’appuyer la conquête du marché européen, ils poursuivront sans doute leurs offensives informationnelles, accentuant au passage les tensions entre Européens sur le sujet. Ils pourraient donc ainsi, sur le modèle de Dukovany, soumettre leurs adversaires sans véritable combat (le fin du fin dans l’art de la guerre, selon Sun Tzu) et se retrouver dans toute l’Europe en position dominante sur le marché du nucléaire. Un marché sans lequel, selon le directeur général de Framatome Yves Desbazeilles, les objectifs de la décarbonisation ne peuvent être atteints d’ici 2050. Un marché qui représente pour l’UE en 2019 environ un million d’emplois, 507 milliards d’euros de PIB et de 124 milliards de recettes publiques. Un marché central pour son indépendance énergétique, et donc pour son indépendance.
Marc Angelin
Auditeur de la promotion MSIE
Notes
[1] Sun Tzu, L’Art de la Guerre