La guerre de l'information autour du docu-fiction diffusé sur ARTE : « An zéro, comment le Luxembourg a disparu »

Le 21 avril 2021, la chaîne franco-allemande ARTE diffusait le film « An Zéro. Comment le Luxembourg a disparu ». Son scénario décrit un accident nucléaire qui rayerait de la carte tout un pays. Sujet toujours polémique, ce docu-fiction aurait sans aucun doute suscité des débats en temps normal. Mais contre toute attente, cette réalisation s’est retrouvée au cœur d’une véritable vague protestataire avant même sa diffusion. A l’origine du scandale, une de ses réalisatrices, Myriam Tonelotto, a refusé de valider la version du film. Retour sur cette agitation qui interroge davantage sur les retombées médiatiques provoquées que sur le sujet de fond : l’énergie nucléaire.

Le désaveu de sa réalisatrice

C'est en 2016 que l'idée jaillit au sein des bureaux de la société de production Skill Lab, basée au Grand-Duché. La centrale nucléaire française de Cattenom située à moins de 10 km de la frontière du Luxembourg, est la plus proche d’une capitale européenne (25 km). En termes de puissance, c’est la 7ème centrale nucléaire au monde, un fleuron du nucléaire français. Toujours est-il que l’idée a sans doute déjà effleuré plus d'un Luxembourgeois : et si un accident majeur se produisait à la centrale de Cattenom et venait menacer le pays ?

C’est également à cette question à laquelle Myriam Tonelotto, qui travaille depuis près de trente ans pour la chaîne franco-allemande, a voulu répondre lorsqu’elle a été engagée par la société luxembourgeoise « Skill Lab » et a convaincu ARTE et la NDR (Norddeutscher Rundfunk, chaîne régionale et coproductrice pour ARTE du film) de co-produire ce docu-fiction en 2018.  

Coutumière des problématiques liées à l’énergie nucléaire (En 2016, ARTE a diffusé son film « Thorium : la face gâchée du nucléaire »), « An Zéro » devait aborder la question de l’énergie nucléaire pour décrire la dynamique sociale d’une catastrophe majeure tout en permettant au public de mieux comprendre cette petite nation particulière qu’est le Luxembourg. Pour ce faire, elle a fait appel à des personnalités politiques et sociétales majeures : Claude Turmes, ministre de l’Énergie, Carole Dieschbourg, ministre de l’Environnement, Jean-Jacques Rommes, chef du Conseil économique et social, Erna Hennicot-Schoepges, ancienne ministre de la Culture, ou Luc Heuschling, professeur en droit à l’Université du Luxembourg. Mais également des scientifiques, des ingénieurs et des spécialistes qui expliquent clairement le parallèle entre la fiction et la réalité. Son objectif est clair : « Je voulais faire un film qui montre l’ouverture d’esprit du Luxembourg, son multilinguisme, sa forte association avec l’accord de Schengen. Si ce pays devait être frappé par une catastrophe majeure, qu’adviendrait-il de toutes ces notions ? », explique la réalisatrice. (1)

Mais, en janvier 2021, le projet est compromis. ARTE-NDR propose aux réalisateurs de couper des scènes au montage jugeant la durée du film trop longue, avant de commencer à exiger des modifications intrusives, ce qui a conduit à une refonte complète du scénario. La réalisatrice dénonce alors une censure anti-nucléaire et désavoue le ton sensationnaliste d'"An Zéro" en estimant que le film est devenu « non scientifique et idéologiquement anti-Luxembourg ».

Après s’être formellement opposée à la version finale de ce docu-fiction, elle a donc demandé à ce que son nom soit retiré de la version diffusée. A la place, explique Tonelotto, elle voulait apparaître sous le nom « Alan Smithee », pseudonyme manifestant un reniement cinématographique du film qui lui a été refusé, semble-t-il. Selon la réalisatrice, « On m’a clairement dit qu’il serait malavisé de parler publiquement de mon désaveu du film. » allant ainsi jusqu’à lui proférer des menaces en lui signifiant que sa « carrière cinématographique sera terminée ». Finalement, après une négociation interne entre les producteurs – dont la société de production luxembourgeoise Skill Lab – et Tonelotto, le montage final est signé « Myriam T. ».

Des rapports d'influence au cœur de la polémique

Si le sujet intéresse le public français, au mois d’avril la polémique émerge surtout au Grand-duché dès sa projection en avant-première le 07 mars 2021 lors de la 12ème édition du Luxembourg City Film Festival. L’organisation est dirigée par Guy Daleiden, un proche du Premier ministre Xavier Bettel.  Sa présentation au LuxFilmFest coïncide justement avec les 10 ans de la catastrophe de Fukushima au Japon, un agenda que ses producteurs ont probablement organisé pour marquer les consciences. A la lecture du synopsis du film sur l’affichage de la programmation du festival, il n’y a pas de doute, le message est clairement en défaveur de la centrale de Cattenom (2).

Film Fund Luxembourg et Skill labs

Un accord de partenariat a été signé entre la chaîne ARTE et le LuxFilmFest en décembre 2018. Cette association vient renforcer le déploiement européen d’ARTE en intégrant pour la première fois le Luxembourg aux instances de gouvernance de la chaîne. Dans ce cadre, ARTE et le Film Fund Luxembourg s’engagent à investir ensemble dans des développements et des coproductions destinés à être diffusés sur l’antenne de la chaîne ARTE et/ou mis à disposition sur ses offres numériques. Ils s’engagent également à favoriser le développement de projets audiovisuels et cinématographiques - notamment des séries de fiction ainsi que des projets innovants - entre le Film Fund Luxembourg d’une part et ARTE France et ARTE Deutschland d’autre part. (3)

Il est peu dire que la position du Film Fund Luxembourg est plus que délicate. Cette coopération ARTE-NDR est la première du genre pour le Fund, qui a lui-même soutenu le film. Confronté au choix de soutenir la réalisatrice et la crainte de mettre en danger l’accès à une audience mensuelle cumulée de 35 millions de personnes pour un projet de production luxembourgeois, Daleiden semble avoir penché pour la seconde solution, en dépit du message altéré du film. Il est possible que des événements passés aient eu une influence sur le processus décisionnel de Daleiden. Au cours des dernières années, un audit interne du Fund avait relevé que Daleiden était trop impliqué dans toutes les décisions du fonds. Outre ce rapport, révélé par RTL (4) en 2019, il avait été relevé des irrégularités tant au niveau de la communication que de la comptabilité. Selon l’enquête du Journal (1), « D’après ses rapports financiers (5), le Film Fund Luxembourg a accordé un financement de plus de 36,5 millions d’euros à 80 projets de films en 2019. En 2020, le Fund a apporté son soutien financier à 19 projets pour un total de 10 millions d’euros. Avec une allocation de 1,15 million d’euros, « An Zéro » représente 10% de l’allocation trimestrielle du fonds, qui assure ainsi près de 75 % du budget total d’« An Zéro ». »

Toujours du côté Luxembourgeois, le débat oppose directement les deux réalisateurs du projet.  Julien Becker, co-réalisateur et initiateur du projet, se range en faveur des diffuseurs. Plutôt normal puisqu’il est lui-même co-fondateur de la société de production Skill Lab qui co-produit le film. Autrement dit, on peut facilement imaginer que ses intérêts abondent dans le sens de ceux de Claudia Cellarius de la NDR, responsable de la production ARTE côté allemand.

ARTE-NDR

Le groupe ARTE est composé de trois entités en France et en Allemagne : le siège social ARTE GEIE (Groupement Européen d’Intérêt Économique) à Strasbourg et deux pôles d’édition et de production, ARTE France à Paris et ARTE Deutschland TV GmbH à Baden-Baden (6). La NDR, organisme allemand de droit public basé à Hambourg, est membre de l'ARD (groupement public de neuf radiodiffuseurs régionaux allemands). Il s'agit du service public audiovisuel pour les Länder Nord-Allemands de Basse-Saxe, Mecklembourg-Poméranie-Occidentale, Schleswig-Holstein et la ville-État de Hambourg.

A première vue, les attaques de Tonelotto visent particulièrement la NDR. Comme le relate, le journal Marianne (7) « Si elle accable sa coproductrice, la cinéaste ne met pas directement en cause ARTE dans cette « opération de démolition ». Le diffuseur n’a été informé qu’en mars de ces désaccords, alors que la version finale était déjà prête, précise Myriam Tonelotto ». Ceci dit, ARTE aurait pu intervenir avant la diffusion comme le souligne la réalisatrice dans l’article.

La controverse semble donc perturber essentiellement la NDR. Selon la réalisatrice, l’organisme aurait volontairement supprimé des scènes par idéologie reposant sur deux aspects. Le premier tiendrait dans un précautionnisme juridique : en supprimant le mot « Cattenom » et la référence à EDF pour ne pas risquer d’être attaquée par l’opérateur français. Le second relèverait du fait qu’expliquant que l’exil forcé peut s’avérer bien plus dommageable que l’accident nucléaire lui-même, cela aurait risqué d’agacer les militants antinucléaires allemands, qui en ont fait l’argument majeur de leur opposition au nucléaire depuis des années.

En ce qui concerne la réaction de la centrale nucléaire, elle semble infime voire nulle. Un simple tweet d’EDF-Cattenom le 13 avril 21 diffuse une vidéo en réponse à la question : vivre à côté d’une centrale nucléaire est-il dangereux pour la santé ? Autant dire qu’EDF manifeste volontairement son envie de ne pas donner trop d’importance à cette polémique. A contrario, en cherchant plus loin, bien que ce projet ait été initié de longue date, la période de diffusion semble étroitement liée au calendrier électoral des candidats à la succession de la chancelière Angela Merkel. Simple coïncidence ou véritable opération d’influence allemande ?

En suivant l’actualité, on constate alors que le parti écologiste allemand talonne de près, pour la première fois, la CDU (Union chrétienne-démocrate) d’Angela Merkel depuis la désignation récente de sa coprésidente âgée de 40 ans. Annalena Baerbock se présente, dans les derniers sondages, comme la principale adversaire des conservateurs à la chancellerie pour les élections législatives du 26 septembre prochain (8). L’Allemagne reste bien déterminée dans tous les cas à mettre en œuvre sa décision historique de sortir du nucléaire, prise par la chancelière le 30 mai 2011 après la catastrophe de Fukushima. Vers la fin 2022, le pays prévoit de mettre hors service ses derniers réacteurs. La centrale de Gundremmingen et les deux autres installations situées au nord de l'Allemagne doivent être débranchées le 31 décembre 2021. Qu’elles que soient les prétentions des protagonistes, un fait reste incontestable : l’Allemagne demeure profondément anti-nucléaire.

EDF-CATTENOM

Face à cette opposition allemande, sept pays européens, dont la France, ont défendu le 19 mars dernier le rôle de l’énergie nucléaire en Europe dans une lettre adressée à la Commission européenne. (9) C’est « un appel d’urgence pour assurer des règles du jeu équitables pour l’énergie nucléaire dans l’Union européenne, sans l’exclure des politiques et des avantages climatiques et énergétiques », indique le texte en anglais cité par l’AFP.

Si EDF ou le directeur de la centrale de Cattenom, Jérôme Le saint, ne se sont pas directement exprimés au sujet de ces attaques luxo-allemandes, ils peuvent néanmoins compter sur le soutien de l’État français. Selon le président Macron « notre avenir énergétique et écologique passe par le nucléaire » ou Bruno Lemaire, ministre de l’économie, « Nous croyons au nucléaire », le nucléaire français devrait encore avoirs de beaux jours devant lui comme le confirme le 15 avril, la création d’une université des métiers du nucléaire. (10)  Bien entendu, la position française dans cette bataille n’est pas anodine et s’inscrit en parfaite cohérence avec l’avenir du nucléaire : un des enjeux majeurs de la prochaine élection présidentielle 2022.

Une véritable opération de propagande ? 

Dans l’article du Point, qui a révélé, cette affaire en France « La propagande est à peine voilée : la France fait courir un risque majeur aux frontaliers allemands et luxembourgeois, alors que ces deux pays ont fait le choix de se passer du nucléaire. » (11)  En étudiant de plus près la question, il s’agit peut-être seulement d’un malentendu ou d’une mauvaise communication entre la réalisatrice et la responsable de programme NDR, Claudia Cellarius, comme le souligne l’article de Marianne. (7) Sauf que selon Tonelotto, alors qu’à travers ce film, elle visait à éclairer le sujet par des informations et une communication propre au travail du journaliste, elle accuse ARTE-NDR d’avoir manifestement mené une véritable opération d’influence informationnelle en usant de la désinformation.

Face à ces attaques ciblées et à l’ampleur du débat, le coréalisateur, Julien Becker, la NDR et ARTE ont publié trois communiqués sur le site d’ARTE qu’ils ont intitulés « Mise au point » juste avant la diffusion du documentaire sur la chaîne (12). Mais fait intéressant, selon PaperJam (13), ces contre-attaques ont été mises en ligne sur le site français uniquement.  Après contact auprès d’ARTE France, celle-ci a répondu ne pas avoir été informée des tensions sur ce film avant sa programmation et a redirigé aussitôt la discussion vers la direction allemande. Réponse compréhensible, cependant peu crédible, car Bernd Mütter, directeur des programmes d’ARTE GEIE, a lui-même démenti les propos de censure du film. Et enfin, sur le site français de la chaîne, le résultat est présenté comme « un documentaire-fiction redoutablement efficace pour rappeler la menace de l’atome » difficile d’être plus explicite comme parti pris.

Au bilan, qu’elles que soient les aspirations de la chaîne, la diffusion de la version finale aura au moins bénéficié aux militants anti-nucléaires luxembourgeois (14) et allemands qui œuvrent de concert pour la fermeture de Cattenom depuis des années (15) et pour le changement de doctrine en Union européenne en matière de politique de l’énergie nucléaire (16).

Ou simple campagne de communication publicitaire...

A la lecture de nombreux journaux ou réseaux sociaux français et luxembourgeois qui abordent le sujet, on est en droit de se demander si les effets du film auraient été les mêmes sans toute cette médiatisation. Après tout, si le sujet de fond fait et fera toujours polémique, c’est grâce à l’indignation de sa réalisatrice que le film a suscité davantage d’intérêts. Au final, tout le monde y trouve son compte.

Effectivement, si le contrat liant la réalisatrice à la chaîne ne lui a pas permis d’empêcher la diffusion du documentaire, l’intéressée a mené une véritable manœuvre de contre-influence informationnelle en publiant sur le site Youtube depuis le 22 avril, toutes les scènes qui ont été coupées au montage et qu’elle a intitulé « Comment notre film a disparu » (17). Grâce à cette opération, elle est parvenue à atteindre son objectif initial diffuser les messages qu’elle souhaitait en toute liberté.

Du côté des producteurs, au-delà de l’audience certainement décuplée par la controverse, les outils de communications élaborés par ARTE et le FilmFundLux autour du docu-fiction (site internet, page Facebook et surtout l’application de jeu de rôle) (18) ont sans doute également entrainé de belles retombées économiques. Il est utile de rappeler que pour Guy Daleiden, un des objectifs du FilmFund est de "Soutenir davantage les productions qui ont une chance réelle de créer un impact au Luxembourg ou à l'étranger. » On peut dire à présent que l’objectif semble atteint.

Aurore Martinez
Auditrice de la 36ème promotion MSIE

 

Notes

(1) https://journal.lu/fr/exclusif-zero-le-film-ARTE-desavoue-par-sa-propre-realisatrice

(2) https://www.luxfilmfest.lu/fr/films/zero-comment-le-luxembourg-disparu

(3)http://www.filmfund.lu/news-events/latest-news-events/news/la-chaine-franco-allemande-ARTE-signe-un-pARTEnariat-avec-le-film-fund-luxembourg

(4) https://5minutes.rtl.lu/culture/cine-series/a/1426981.html

(5)http://www.filmfund.lu/content/download/7868/92916/version/1/file/FILMFUND_RA_2019_final.pdf

(6) https://www.ARTE.tv/sites/corporate/files/2020-01-02_organigramme_fr.pdf

(7)https://www.marianne.net/societe/medias/operation-de-demolition-un-documentaire-dARTE-sur-le-nucleaire-a-t-il-ete-censure

(8)https://www.institutmontaigne.org/blog/la-politique-economique-des-verts-allemands#recherche

(9) https://www.connaissancedesenergies.org/afp/ue-sept-pays-dont-la-france-defendent-la-place-du-nucleaire-210325?utm_source=newsletter&utm_medium=fil-info-energies&utm_campaign=/newsletter/le-fil-info-energies-25-mars-2021

(10) https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/le-mot-de-l-eco/le-mot-de-l-eco-le-nucleaire-l-un-des-enjeux-de-la-prochaine-election-presidentielle_4357573.html

(11) https://www.lepoint.fr/medias/l-incroyable-manipulation-d-un-documentaire-d-ARTE-14-04-2021-2422165_260.php

(12) https://www.ARTE.tv/fr/articles/mise-au-point-de-julien-becker-producteur-skill-lab-et-co-realisateur ; https://www.ARTE.tv/fr/articles/mise-au-point-du-norddeutscher-rundfunk;

https://www.ARTE.tv/fr/articles/mise-au-point-de-la-chaine-ARTE

(13) https://paperjam.lu/article/cattenom-verite-qui-derange-ar

(14) https://www.greenpeace.org/luxembourg/fr/actualites/11131/film-an-zero-un-debat-ouvert-a-toutes-sur-le-risque-nucleaire-au-luxembourg/

(15) https://actu.fr/societe/moselle-le-luxembourg-affirme-que-la-centrale-nucleaire-de-cattenom-peut-etre-arretee_41294198.html

(16) https://www.land.lu/page/article/839/337839/FRE/index.html

(17)https://www.youtube.com/watch?v=iCFDFc0thQ8&list=PLs0E9I6wW_F93ofvm2xTs2ILpsrYFDQbQ

(18) https://5minutes.rtl.lu/photos-et-videos/on-en-parle/a/1686720.html