La guerre de l'information au sein de l'agroalimentaire : les fromages AOP face au nutriscore

Les producteurs de fromages AOP, notamment ceux issus de la filière roquefort, sont touchés par l’apposition du nutriscore, outil de mesure de la qualité nutritionnelle d’un produit, que la Commission Européenne veut imposer d’ici 2022[i]. La bataille fait rage à Bruxelles pour exempter ou non les fromages AOP ; car si les fromages sont soumis au nutriscore en grandes surfaces, ils ne le sont pas dans les marchés ou à l’export hors Europe. Mis en place à l’initiative du gouvernement français en 2017, le Nutriscore se fonde sur cinq lettres (de A à E) et un code couleurs, variant du vert au rouge, selon la qualité nutritionnelle de l’aliment (en fonction du taux de sucre, taux de sel et taux de gras). L’impact pour les fromages est fort : 90% d’entre eux sont notés D ou E, la pire note existante, car jugés trop gras ou trop salés.

Le Nutriscore est fondé sur les travaux de l’équipe du Pr. Serge Hercberg ainsi que l’Agence nationale de sécurité sanitaire (ANSES) et le Haut Conseil de la Santé Publique (HCSP). Depuis son lancement en France, plusieurs pays ont décidé de recommander son utilisation : la Belgique, la Suisse, l’Allemagne, l’Espagne, les Pays-Bas et le Luxembourg. Il ne s’applique pas aux produits non transformés. Le Canada a été précurseur en proposant d’informer le consommateur de la quantité de calories consommées pour chaque repas pris en restauration rapide en 2016.

Les effets négatifs du nutriscore sur l'image du fromage

L’obligation d’afficher le nutriscore est pour les producteurs de roquefort AOP une attaque informationnelle : en se soumettant à l’apposition du logo échelonné selon trois couleurs, il porterait atteinte à l’image qu’aurait le consommateur du produit et pourrait anéantir les ventes en France et en Europe. Le premier défenseur du fromage sans nutriscore est le président de la Confédération générale des producteurs de lait de brebis et des industriels de Roquefort, Hugues Meaudre, qui occupe la fonction de directeur général de Lactalis AOP & Terroirs.

Le groupe Lactalis, qui pèse 21 milliards d’euros de chiffre d’affaires et produit 70% du roquefort, s’est toujours opposé au Nutriscore, comme d’autres géants de l’agroalimentaire. Pour eux, c’est une étiquette stigmatisante pour leurs produits : incomplète et simpliste, elle n’informerait pas de manière éclairée le consommateur. La principale raison de l’opposition vient du fait que le roquefort AOP, selon ses recettes traditionnelles, a un taux de gras et de salinité qui amène à la dernière note du nutriscore.

Lobbying informationnel des industriels face aux associations des consommateurs

La communication des industriels est centrée sur la qualité AOP et ses recettes ancestrales : le label garantit l’origine d’un produit ; cela étant, il n’apporte pas d’information sur la qualité nutritionnelle. Les grands industriels (Coca-Cola, Pepsi, Nestlé, Mars, Unilever, Mondelez et Lactalis) ont longtemps été opposés au nutriscore et leur stratégie fut d’anticiper la venue du nutriscore et d’instaurer eux-mêmes une échelle de mesure. Baptisé « Evolved nutrition label», le système n’était pas défavorable aux produits vendus.

Les associations des consommateurs ont eu raison du nutriscore inventé par les industriels ; son abandon en 2018, que l’on peut mettre en perspective avec l’adoption de l’actuel nutriscore en 2017, montre l’échec de leur tentative d’encerclement cognitif. Désormais, le but des associations est d’obtenir de la part du législateur une adoption sur tous les produits, des chips aux vins, en passant par le fromage à raclette : tout produit doit être soumis au nutriscore. Les ONG pro-nutriscore, comme l’UFC-Que Choisir (FR), Consumentenbond (Pays-Bas), OCU (Espagne), EKZIPO (Grèce) mettent en avant le droit au consommateur de connaître la qualité nutritionnelle des aliments, ceux de mauvaise qualité étant pour ces associations responsables du taux élevé d’obésité et de diabète.

Cependant, l’eau gazeuse « San Pellegrino » produite par le groupe Coca-Cola, par exemple, est classée E par le nutriscore sans pour autant être mauvaise pour la santé des consommateurs. Les petits producteurs sont également touchés par le débat d’étiquetage de leur produits. Au vu de la dynamique des grandes et moyennes surfaces à faire la promotion des producteurs locaux, l’étiquetage du nutriscore du fromage vendu à la découpe risque de les toucher autant que les industriels.

La santé du consommateur au centre du rapport de force

L’enjeu est fort derrière le nutriscore ; s’il venait à être adopté, il classerait en E (la pire note) le roquefort et plus généralement les autres fromages AOP. Pour la filière, cela représenterait une diminution forte du chiffre d’affaires dans l’espace économique européen. Avec la taxation forte du fromage français aux Etats-Unis mise en place par Donald Trump par protectionnisme, le maintien du nutriscore n’aiderait pas les producteurs français non plus.

Pour la Commission Européenne, c’est le droit au consommateur de choisir de manière éclairée un produit qui guide sa politique : en ce sens, le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) de l’OMS a appelé à son adoption « urgente et obligatoire au niveau de l’Union européenne et au-delà ». Car si les labels canadiens ont montré leur incapacité à montrer une normalisation pour informer le consommateur de la qualité nutritionnelle de leurs produits, le nutriscore est à même de remplir ce rôle, bien que son mode de calcul standardisé ne satisfasse pas les producteurs de fromage AOP.

La méthode de calcul du nutriscore remise en question

Le Ministre de l’Agriculture Julien Denormandie s’est positionné en faveur de la modification de la méthodologie de calcul du nutriscore, en réponse à l’Association Nationale des Élus de Montagne. Car aujourd’hui, si le calcul s’effectue par portion de 100g, le fromage est mangé en petites quantités et ne correspond pas à la quantité que le nutriscore suppose.  Avec la multiplication du nombre d’applications, le nutriscore veut s’imposer comme indicateur de référence. Yuka s’accorde à dire que la notation n'a pas de sens sur des produits comme le miel ou le fromagLe rapport de force est également politique : avec la stratégie agricole européenne « farm to fork », les producteurs de fromage AOP sont de plus en plus contraints par la Commission Européenne. Cette stratégie européenne entre dans une logique globale : celle de placer le consommateur au centre du système économique.  

Nicolas Menard
Etudiant de la 25ème promotion Initiale Stratégie et Intelligence Economique

 

Note

[i] Commission Européenne, Règlement UE n°1169/2011.