La guerre de la Langouste entre la France et le Brésil (1961-1963)

A l’heure où les agriculteurs français protestent contre les accords qui sont prévus entre l’Europe et le Mercosur, il est bon de rappeler que ces rapports de force ont des racines déjà anciennes. Le rappel d’une confrontation entre la France et le Brésil à propos de la pêche à la langouste fait figure de cas d’école.

 La « Guerre de la langouste » est un conflit politique et économique ayant opposé la France au Brésil autour de l’exploitation des ressources halieutiques dans les eaux appartenant au plateau continental brésilien. Né de la décision annoncée en 1961 par le gouvernement brésilien, d’interdire sa zone de pêche exclusive aux navire français, ce conflit illustre l’existence d’un rapport de force à la fois militaire et informationnel entre deux puissances. Si en pratique, ces évènements baptisés ironiquement « guerre de la langouste » ayant eu lieu entre 1961 et 1963 n’ont pas donné lieu à un affrontement armé entre la France et le Brésil, l’analyse du rôle de chaque acteur met à jour la nature de ce rapport de force.

Avant d’analyser les différents enjeux ayant conduits à d’importantes tensions entre les gouvernements français et brésilien, il semble essentiel de rappeler le contexte historique et économique dans lequel ces évènements ont eu lieu.

La décennie de 1960 représente pour la France dans le monde une période de nouveauté, de recherche d’identité et de place dans l’ordre géopolitique mondial. Ces changements sont d’abord liés à la décolonisation, puis à la volonté politique du général De Gaulle d’indépendance vis-à-vis de l’OTAN et de la puissance militaire des États-Unis[i]

De son côté, en 1960 le Brésil est un pays en pleine croissance économique notamment avec la création d’une nouvelle capitale politique à Brasilia, censée représenter la puissance politique et économique militaire. Très fortement surveillée et influencée par les États-Unis, la vie politique brésilienne et le gouvernement de Tancredo Neves mis en place par le président brésilien Joao Goulart entre 1961 et 1964, est marquée par des manœuvres de déstabilisation et d’influence de la part des États-Unis[ii]. Outre ces manœuvres, l’exercice du pouvoir par le président Goulart est rendu difficile du fait de la forte contestation dont il est cible. C’est à la fois dans ce contexte d’instabilité politique au Brésil et cette volonté de réaffirmation politique et économique de la France que la « guerre de la langouste » va prendre place. 

Le passage d’une problématique économique à celui d’un conflit politique, diplomatique et militaire entre la France et le Brésil

A partir du début du XXème siècle et jusqu’en 1950, les pêcheurs français exploitaient majoritairement les fonds marins à l’Ouest de la Mauritanie du fait de leur richesse en langouste. L’indépendance de la Mauritanie en 1960 va conduire les pêcheurs français à rechercher de nouveaux lieux de pêche. Pour le Brésil, la pêche à la langouste à l’Est des côtes atlantiques attire de plus en plus les pêcheurs étrangers. C’est notamment le cas pour les pêcheurs japonais qui se voyaient délivrés des permis de pêche de la part de l’administration brésilienne. 

Dès 1961, devant l’impossibilité de pêcher au large de la Mauritanie, les pêcheurs français se présentent au large des côtes brésiliennes afin d’exploiter les possibilités de pêche qu’offrent les fonds marins de cette zone. L’exploitation par des pêcheurs étrangers des langoustes entraine une explosion des exportations.

Au Brésil, c’est la COPEDE, chargée de délivrer les permis de pêche pour les pêcheurs étrangers qui autorise trois navires français (de Camaret-sur-Mer en Bretagne) à mener des « investigations » dans la zone. Cependant, la zone d’autorisation est restreinte afin que les pêcheurs brésiliens ne soient pas pénalisés par l’avantage technologique des langoustiers français. Les pêcheurs brésiliens accusent les langoustiers français de ne pas respecter la zone de pêche qui leur a été attribuée et les autorités brésiliennes interdisent aux langoustiers français l’accès au plateau continental brésilien. Cependant, le 2 janvier 1962, selon un rapport d’un marin de la corvette brésilienne Ipiranga, un navire de pêche français est arraisonné par la marine brésilienne après avoir été surpris à pêcher à moins de 10 miles des côtes brésiliennes[iii]

Malgré plusieurs tentatives de négociations entre les autorités françaises et brésiliennes, les navires de pêches français continuèrent d’être arraisonnés par la marine brésilienne, l’interdiction de pêche n’ayant pas été levée. En février 1963, le Général de Gaulle donne l’ordre officiel au groupe aéronaval du porte-avions Clémenceau (10 bâtiments) de se rendre au large des côtes sénégalaises afin de mener à bien des exercices. Cependant le 21 février, l’ambassadeur du Brésil à Paris est informé que l’un des bâtiments du groupe aéronavale, le Tartu, s’est détaché et est en route vers les eaux brésiliennes. Le gouvernement brésilien demande alors à sa marine et ses forces aéronavales à préparer les troupes en vue de mener une véritable guerre navale face à la France[iv]

Les dessous du rapport de force franco-brésilien dans la « guerre de la langouste »

A la lumière des nombreux évènements survenus entre 1961 et 1963, on constate que la nature du rapport de force entre la France et le Brésil a évolué tout comme les acteurs qui y ont pris part. En effet, alors même que le rapport de force était essentiellement économique à l’origine, celui-ci est devenu informationnel, politique puis militaire.

Jusqu’à ce que l’ordre soit donné à la marine militaire française de se rendre au large des côtes brésiliennes, le rapport de force qui opposait la France au Brésil étaient essentiellement économique et social. En effet, c’est sous l’impulsion et la protestation des pêcheurs brésiliens, que la COPEDE (organisme national brésilien chargé de délivrer les autorisations de pêche) a d’abord restreint la zone allouée aux langoustiers français, puis leur a interdit. Afin de justifier cette requête, les pêcheurs brésiliens ont avancé que leurs navires étaient moins efficaces et performant que les navires de pêches français. Dès lors, la concurrence des pêcheurs français sur le marché de la langouste était jugée déloyale. 

Le rapport de force économique nait également de l’initiative des pêcheurs français d’exploiter les fonds marins brésiliens. De fait, la pêche prédatrice au large des colonies françaises a conduit à une disparition des langoustes dans cette zone et par conséquent à une diminution considérable de l’activité économique des langoustiers français. Afin de pallier cette réduction de leur activité, plusieurs compagnies de pêche françaises ont donc défier les restrictions imposées par les autorités brésiliennes afin de pouvoir poursuivre leur activité économique.

Le rapport de force de nature économique ne peut être détaché du rapport de force législatif ente la France et le Brésil dans cette affaire. De fait, aussi bien la France que le Brésil reconnaissaient le principe de souveraineté nationale en matière de richesses du plateau continental consacré par la Convention de Genève de 1958. Cependant, l’affrontement entre ces deux pays a eu lieu autour de la définition de la taxonomie applicable à la langouste. Du côté brésilien, la langouste appartient au plateau continental dans la mesure où il s’agit d’une espèce sédentaire se déplaçant en marchant sur le fond marin. A l’inverse, pour les français, la langouste est une espèce de poisson se déplaçant en effectuant des bonds pouvant donc être pêchée librement en dehors des eaux territoriales soit au-delà de 3 miles des côtes[v].

De ce rapport de force économique et législatif naît par la suite un rapport de force de nature informationnel puisque les médias brésiliens vont être utilisés par le gouvernement brésilien afin d’amplifier les évènements et d’encourager la population à y réagir. Dès les premières requêtes des sociétés bretonnes à venir exploiter les ressources du plateau continental brésilien, les syndicats de pêcheurs des États du littoral brésilien, de Pernambouc à celui de Ceará, militent afin que la requête bretonne soit rejetée. En plus d’être soutenues par plusieurs hommes politiques brésiliens, ces protestations sont également relayées dans les journaux brésiliens. 

Dans un rapport en date de juin 1963, Pierre Lallart, alors attaché de Défense français en poste au Brésil écrit « l’affaire de la langouste continue à tenir la vedette de la presse en termes très violents ». De même, la presse est utilisée en vue d’influencer l’opinion publique et la société civile brésilienne, qui sollicite une réponse forte vis-à-vis des actions françaises de la part du gouvernement brésilien. Le lieutenant-colonel Lallart écrit : « l’affaire dépasse l’incident diplomatique et l’opinion publique blessée dans sa susceptibilité nationale est excitée par la presse, unanime à prendre position ». En effet, la construction médiatique de la « guerre de la Langouste » permet au gouvernement brésilien de détourner l’attention de la population « à des fins de politique intérieure et même personnelles »[vi]. Cette prise de partie est notamment visible du fait de l’emploi par les médias brésiliens de vocabulaires propres à la guerre afin de qualifier les manœuvres navales de la marine française. Dans un contexte de tensions politiques internes, la mobilisation des militaires et le déploiement de la marine brésilienne est vue par le gouvernement brésilien comme l’occasion de consolider l’union nationale face à un ennemi commun : la France.

La nature politique du rapport de force nait de plusieurs facteurs intérieurs et extérieurs au Brésil et est simultanée à l’utilisation et la manipulation de l’information dans la société brésilienne. D’abord, le contexte politique brésilien, avec l’instabilité politique et la difficulté du président Joao Goulart à exercer son pouvoir face à l’opposition, sont autant de facteurs qui motivent les hommes politiques brésiliens à instrumentaliser le conflit autour de l’accès à la pêche à la langouste. En effet, de 1961 à 1964, le président Joao Goulart est contraint d’exercer son pouvoir dans le cadre d’un régime parlementaire (jusqu’en 1963) puis présidentiel (jusqu’au coup d’État militaire en 1964). 

Jusqu’à ce que l’ordre français d’envoi du Tartu en direction de eaux brésiliennes soit donné, le président brésilien Joao Goulart est à la fois contesté auprès de sa population, mais aussi auprès des forces armées. Ainsi, pour le gouvernement brésilien l’affaire de la langouste et la mobilisation de l’armée afin de surveiller l’action de la marine française sont d’excellents prétextes de manière à atténuer la contestation politique[vii]. Enfin, l’un des principaux axes de la politique extérieure brésilienne sous le président Goulart est la défense de la décolonisation. Cet argument a ainsi été utilisé par le gouvernement brésilien lors de la « guerre de la langouste » afin de nuire à l’image de la France, grande puissance coloniale en déclin, et afin de condamner son attitude prédatrice vis-à-vis des ressources maritimes brésiliennes.

Enfin, le caractère militaire du rapport de force entre la France et le Brésil dans cette « guerre de la langouste » est à prendre en compte dans la mesure où l’intervention de la marine française marque le sommet des tensions franco-brésilienne. 

La mobilisation de la marine brésilienne représente la plus importante mobilisation navale brésilienne depuis la Seconde Guerre Mondiale et est également l’unique conflit « armé » du Brésil (bien qu’aucun cout de feu n’est été tiré) face à un État européen. Si la mobilisation de l’Escorteur d’Escadre Tartu côté français avait pour vocation de dissuader les navires brésiliens et de protéger les langoustiers français, de son côté la marine brésilienne s’était préparé à mener une guerre navale face à la France. De plus, le restant du groupe aéronaval français composé du porte-avions Clémenceau était prêt à se joindre au Tartu en cas de besoin[viii]. Cette capacité est à prendre en compte dans ce rapport de force entre la France et le Brésil dans la mesure où la puissance militaire française était bien supérieure à celle du Brésil.

En somme, ce conflit opposant la France au Brésil, baptisé ironiquement « Guerre de la langouste » représente l’unique tension ayant opposé ces deux puissances politiques et militaires. Si la nature de ce rapport de force était à la fois, politique, économique, informationnelle et militaire, force est d’admettre que les évènements n’ont aucunement permis de déterminer lequel des deux acteurs est sorti victorieux de cette confrontation. De fait, du côté brésilien, en 1964 le président Goulart est renversé et est instauré une dictature militaire, qui nouera de biens meilleures relations avec la France. De plus, ce conflit a mis en exergue les faiblesses de la marine brésilienne ne disposant que de navires vieillissants et de faibles stocks de munitions. De son côté, pour la France ces évènements auront permis de réaffirmer sa puissance politique et navale et de démontrer sa volonté de défendre ses intérêts économiques et politiques nationaux. 

Arnaud Dumoulin,
étudiant de la 27ème promotion Stratégie et Intelligence Économique (SIE)

 

Notes


[i] Geógia Bernadina, Isadora Rodrigues, Júlia Brigoni et Luiz Marcelo (2020), A guerra da Lagosta : projetos autonomistas em rota de colisão.

[iii] Guilherme Poggio (2016), A guerra da Lagosta e suas lições.

[iv] Guilherme Poggio (2016), A guerra da Lagosta e suas lições.

[v] Geógia Bernadina, Isadora Rodrigues, Júlia Brigoni et Luiz Marcelo (2020), A guerra da Lagosta : projetos autonomistas em rota de colisão.

[viii] Guilherme Poggio (2016), A guerra da Lagosta e suas lições.

Sources 

Ouvrage: 

Bernardina, G., Rodrigues, I., Brigoni J. & Marcelo L. (2020). « A Guerra da Lagosta: projetos autonomistas em rota de colisão », Fronteira, Belo Horizonte , v.19, n.37, p. 25-47. 

Presse spécialisée: 

Mesquita, J. (2022). « Guerra da lagosta, a guerra que não houve ». Mar Sem Fim,

Poggio, G. (2021). « A guerra da lagosta e suas lições ». Poder Naval. 

Thèse universitaire:

Nabuco de Araujo, R. (2011). « Conquête des esprits et commerce des armes : la diplomatie militaire française au Brésil (1945-1974) », Thèse, Université Toulouse le Mirail.