La France a-t-elle encore les moyens de se maintenir en Afrique subsaharienne?

Accusée à tort ou à raison, de manière récurrente, d’être à la base des maux qui minent ses anciennes colonies d’Afrique subsaharienne, la présence militaire de la France dans celles-ci est de plus en plus contestée. Ces contestations se traduisent par des mouvements de colère des populations pour décrier les dérives des tenants du pouvoir ou des manifestations de mécontentement face à la terreur semée par les djihadistes. Elles se soldent par la destruction d’intérêts et de symboles français.

Ces dernières années, plusieurs africains ont exprimé leur souhait de voir la France démanteler ses bases militaires en Afrique francophone et surtout posent la question de l’abandon de la monnaie héritée de la colonisation (FCFA) qui fait couler beaucoup d’encre.
Ces sentiments anti-français ont atteint un point culminant avec la situation au Mali où les autorités militaires n’ont pas hésité à expulser l’Ambassadeur de France [1] en poste à Bamako et ont, par ailleurs, exigé et obtenu le départ des forces Danoises [2] pour, disent-elles, s’être déployées sans leur accord préalable. Pour les nouvelles autorités maliennes, leur action n’est rien d’autre qu’une ferme volonté de faire respecter la souveraineté de leur pays.

En réaction à cette attitude de Bamako, les autorités françaises viennent de confirmer leur décision ce 17 février 2022 de retrait de BARKHANE et TAKUBA du Mali [3]. La raison évoquée par Emmanuel Macron est : « Nous ne pouvons pas rester engagés militairement aux côtés d'autorités de fait dont nous ne partageons ni la stratégie ni les objectifs cachés ».
Cette posture de la France interprétée comme une fuite devant la puissance russe est une victoire d’étape pour la junte au Mali et marquera certainement un nouveau tournant dans la stratégie de la lutte contre ce qui est qualifié de politique suprémaciste français dans ses ex-colonies. 

Ainsi, convient-il de se demander si la France a encore les moyens de maintenir son hégémonie en Afrique subsaharienne face à la montée en puissance du couple Sino-Russe dans cette partie du globe.

Origine de la polémique et des contestations

La persistance de la polémique autour de la politique française en Afrique et ses corollaires d’affrontements diplomatico-informationnels s’explique par trois principales causes. Il s’agit de :

  • - L’héritage de la colonisation et le processus de la décolonisation.
  • - La politique française après les indépendances.
  • - La position de la France vis-à-vis de sa propre culture.

L’héritage de la colonisation et le processus de la décolonisation

Quinze années avant les indépendances, précisément le 26 décembre 1945, le franc CFA a été créé et mis en circulation dans les colonies françaises. A leur accession à l’indépendance, celles-ci (exceptée la Guinée Conakry) vont conserver cette monnaie qui est arrimée au franc français à parité fixe. La monnaie étant un élément de souveraineté, le franc CFA va très vite apparaitre aux yeux de la plupart des intellectuels africains comme un instrument d’asservissement savamment organisé par le colon pour maintenir son emprise sur l’économie de ses ex-colonies. Cet héritage monétaire continue de polariser les débats.

Ainsi, pour le Professeur Mamadou Coulibaly, ancien Président de l’Assemblée nationale de la Côte d’ivoire, « Le franc CFA est conçu pour que la richesse soit pompée chez les plus pauvres pour aller vers les riches. Tant qu’on ne casse pas le système du franc CFA, on n’aura pas d’emplois ici en Côte d’Ivoire(...). » [4]  Ce point de vue est également partagé par des universitaires des deux zones monétaires utilisant le franc CFA.

En outre, contrairement à la Grande Bretagne qui a préféré créer elle-même le cadre de l’indépendance pour ses colonies afin d’éviter qu’elles lui soient arrachées, la France quant à elle n’était pas prête à l’idée d’indépendance. Elle avait choisi l’idée de communauté française qui allait réunir en son sein ses ex-colonies avec le statut d’Etat autonome et elle-même. Mais la France y serait administratrice des secteurs fondamentaux comme la politique étrangère, la défense, la monnaie, la politique économique et le contrôle des matières premières [6].

Pour rendre le processus d’adhésion à cette communauté démocratique, il a été organisé un référendum dans toutes les colonies françaises en 1958. De toutes les colonies, seule la Guinée Conakry vota « non » et obtint ainsi son indépendance la même année. Les autres ex-colonies intégraient la communauté mais accédaient à leur tour à l’indépendance deux années après c’est-à-dire en 1960. Mais à regarder de près, nonobstant cette accession à l’indépendance, l’idée de la France d’avoir la mainmise sur les secteurs stratégiques a été transposée dans les différents accords de Défense et de coopération signés entre la France et ses ex-colonies nouvellement indépendantes. En fait, il ne s’agissait pas d’une réelle indépendance selon certaines opinions africaines mais d’une dépendance dans l’indépendance.

Les chefs d’Etats qui ont conduit leurs Etats à l’indépendance étaient tous conscients du contenu de ce qui était considéré comme indépendance. Etant en position de faiblesse vis-à-vis de la puissance française, ils se résignèrent à coopérer dans le secret espoir qu’un temps viendrait où leurs nations trouveraient les moyens de s’affranchir de cette domination. Felix Houphouët Boigny, père fondateur de la Côte d’Ivoire moderne et présenté comme un des grands artisans de la France-Afrique, le signifia au cours de l’un de ses discours.
Mais, tous les mouvements progressistes qui ont tenté de dénoncer cette parodie ont été matés et mis au hors d’état de nuire.

La politique française après les indépendances

Les accords ont permis à la France d’installer des bases militaires dans certains pays d’Afrique de l’Ouest et Centrale. Au nom de ladite coopération, la France a opéré plusieurs interventions militaires en Afrique. Cette présence militaire remarquable va donner naissance à des expressions comme « la France, le gendarme de l’Afrique » ou « indépendance sous surveillance militaire ».

En outre, certaines interventions militaires de la France dans certains pays d’Afrique, notamment en Côte d’Ivoire et en Lybie en 2011, ont été perçues par certains africains comme des actes impérialistes.  

Par la violation répétée de ses propres principes de non-ingérence dans les affaires des Etats et de soutien au processus de démocratisation de l’Afrique, la France, à travers son système de « la France-Afrique » a permis de faire et défaire plusieurs chefs d’Etat et donner sa caution à des régimes corrompus, tribaux, tripatouilleurs d’élection et de constitution pour se maintenir au pouvoir. Ainsi, elle a fini par perdre la crédibilité au sein des populations et des partis d’opposition africains marginalisés.

 La position de la France vis-à-vis de sa propre culture

De plus en plus, la jeunesse africaine commence à se rendre compte que la langue française devient de moins en moins utile pour elle. Ce sentiment est d’abord observé chez les français eux-mêmes. En effet, la majorité des grandes écoles de commerce et même des unités de formation et de recherche de certaines universités exigent une bonne maitrise de l’anglais pour octroyer une inscription. Pour certaines filières, tous les cours sont même dispensés en anglais.

Cette non-valorisation de sa propre langue couplée par le succès du Rwanda, commence à convaincre la jeunesse africaine que le salut sera d’être anglophone puisqu’en fin de compte toutes les bonnes opportunités nécessitent la maitrise de l’anglais. Et cela est d’autant plus pertinent que la France est d’ailleurs considérée comme un vassal des Etats-Unis. 
Dès lors, tout échec d’un africain francophone dû à une exigence de la maîtrise de l’anglais fait naître des frustrations et le pousse à se demander pourquoi la France a compromis son destin en colonisant son pays.

Les rapports de force et stratégie adoptée

Depuis les indépendances, plusieurs tentatives pour se défaire de ce qui est qualifié de « joug français » ont été menées. Certaines ont été violemment réprimées. Cependant, force est de constater que la France commence à perdre du terrain dans ce qui était considéré jadis comme son pré-carré en Afrique Subsaharienne.

La France et sa stratégie africaine

La France, par rapport à ses ex-colonies, est une puissance redoutable. D’ailleurs Louis De Guiringaud l’a mentionné dans le journal « l’express » du 22 décembre 1979 : « L’Afrique est le seul continent qui soit encore à la mesure et à la portée de la France. Le seul où elle peut avec cinq cents hommes changer le cours de l’histoire. ». La présence militaire française est dissuasive et elle lui a permis jusque-là d’imposer ses choix et sa volonté dans ses ex-colonies. A côté de sa force militaire, la France dispose d’un appui médiatique impressionnant qui lui a permis de remporter, jusqu’à l’avènement d’internet et les réseaux sociaux, les batailles médiatiques.

Du point de vue stratégie, la méthode utilisée pour combattre tous ceux qui cherchent à s’opposer à son influence ou à ses intérêts consiste à les présenter comme des dictateurs, des xénophobes, des voyous, des gens sans foi ni loi. Ce lynchage médiatique finit très souvent par affaiblir les personnes ou mouvements. Cependant, en cas de résistance, toute la batterie diplomatique entre en scène et presque toujours, comme il a été constaté dans certaines situations, aboutit à des coups d’État ou à des rebellions. 
Le dernier degré de la démonstration de son hégémonie est l’intervention directe de la France sur le théâtre des opérations comme ce fut le cas en Côte d’Ivoire en 2004 [5] et 2011 ainsi qu’en Lybie en 2011 sous le couvert de l’ONU.

On pourrait dire que la France a jusqu’ici utilisé avec ses détracteurs africains la stratégie de la boucle « OODA » c’est-à-dire observer, orienter, décider et agir en allongeant au maximum la boucle de ses adversaires par la perturbation de leur système à travers l’utilisation de médias à sa solde et la création de frictions au sein des parties d’en face.

Les souverainistes africains et leur stratégie

Conscients de leur faiblesse au plan militaire, ils ont d’abord bâti leur stratégie sur l’éveil de la conscience de la jeunesse à travers des caravanes d’information et d’explications dans des espaces dédiés, l’utilisation de syndicats d’étudiants et d’artistes engagés. Ils ont inscrit leur lutte dans le temps car comme le dit un adage africain : « l’eau qui tombe au goutte à goutte finit par percer la pierre la plus dure ». Mais, depuis l’avènement d’internet et des réseaux sociaux, le rapport de force en communication tend à s’équilibrer. Certains intellectuels africains organisent des séances vidéo en direct sur les réseaux sociaux pour expliquer et faire comprendre la cause de la lutte. Il y a également des cyberactivistes qui servent de relais à ces actions.

En outre, une surveillance continue est mise en place pour relayer tous les faits et gestes de la France dans ses ex-colonies. Et tous les discours français sur l’Afrique sont systématiquement décryptés, expliqués et contrariés en cas de besoin.

Mais il reste une problématique que les militants contre la politique française en Afrique ont toujours cherché à résoudre. C’est comment contrer la France militairement ou comment inhiber les actions militaires françaises ?
La réponse à cette préoccupation semble désormais trouvée avec le retour de la Russie sur la scène internationale après l’effondrement du mur de Berlin. D’un autre côté, la politique expansionniste de la Chine en Afrique est une occasion saisie pour rallier à leurs causes deux puissances nucléaires et militaires disposant des droits de véto à l’ONU.

Les exemples de la République Centrafricaine et du Mali viennent de démontrer que l’adoption de cette ligne de conduite peut produire des résultats satisfaisants. Mais il serait très prématuré de se mettre dans une posture triomphaliste car ne dit-on pas que pour mieux sauter il faut reculer.
Il faut tout de même signaler que le rapprochement de certains Etats africains avec la Russie et la Chine doit être analysé sous un angle stratégique. L’objectif visé semble-t-il est de contraindre la France à lâcher prise et se tourner vers une nouvelle politique de partenariat « gagnant-gagnant », loin de tout sentiment suprématiste. Car tout le monde est bien conscient que la France a plus d’empathie que les nouveaux alliés de circonstance.

En analysant cette confrontation avec une boucle de OODA, on retrouve les schémas suivant :

Boucle OODA avant rapprochement avec la Russie puis Boucle OODA après rapprochement avec la Russie

Après plus de soixante années d’hégémonie dans son pré-carré d’Afrique subsaharienne, la France commence à être en perte de vitesse avec la montée en puissance de l’influence chinoise et russe dans ses ex-colonies.
En pareille situation, la France devra revoir sa politique africaine en optant pour une politique de partenariat « gagnant-gagnant », mais surtout en s’impliquant pour une vraie démocratisation des pays d’Afrique francophone.   

 

D.G.R Kouakou
Auditeur en MSIE - Executive MBA en Management Stratégique et Intelligence Economique

Sources

  1. https://www.france24.com/fr/france/20220201-expulsion-de-l-ambassadeur-de-france-au-mali-les-r%C3%A9actions-des-candidats-%C3%A0-la-pr%C3%A9sidentielle
  2. https://www.rfi.fr/fr/afrique/20220125-mali-bamako-demande-le-d%C3%A9part-imm%C3%A9diat-des-troupes-danoises-de-la-force-europ%C3%A9enne-takouba
  3. https://www.france24.com/fr/france/20220217-en-direct-fin-de-partie-pour-l op%C3%A9rationbarkhane-au-mali
  4. https://www.connectionivoirienne.net/2018/09/04/cote-divoire-mamadou-koulibaly-a-port-bouet-tant-quon-ne-sort-pas-du-franc-cfa-on-naura-pas-demplois-ici/
  5. https://fr.africanews.com/2017/11/09/9-novembre-2004-tirs-francais-a-l-hotel-ivoire-les-ivoiriens-se-souviennent//
  6. https://fr.wikipedia.org/wiki/Communaut%C3%A9_fran%C3%A7aise_(Cinqui%C3%A8me_R%C3%A9publique)#:~:text=La%20Communaut%C3%A9%20fran%C3%A7aise%20est%20l,pour%20remplacer%20l'Union%20fran%C3%A7aise.