La double stratégie de lutte informationnelle des cartels mexicains dans les rapports de force complexes au Mexique
Depuis 2006, l’État mexicain a lancé une opération militaire anti-drogue d’envergure nationale. Cette guerre contre la drogue est toujours d’actualité. Les violences liées au trafic de stupéfiants n’ont fait que croître durant ces 16 dernières années. Le 23 juin dernier, au cours d’une opération anti-drogue, 4 policiers ont été tués ainsi que 9 membres d’un cartel dans l’État de Jalisco. Ces morts s’ajoutent aux près de 340 000 personnes assassinées depuis le début de l’opération militaire. Ainsi, la lutte contre les cartels par l’État mexicain se traduit par une violence exacerbée depuis l’utilisation de l’armée.
- Cette violence est reprise dans le cadre du rapport de force entre les acteurs. La crise du Covid 19 a été largement utilisée dans la lutte informationnelle à laquelle se livrent volontiers les cartels.
- Mais la lecture du rapport de force entre l’État mexicain et les cartels est bien plus complexe que ce qu’il n’y paraît puisque s’imbriquent des intérêts parfois convergents, dans un pays où la liberté de l’information est soumise à la chape de plomb qu’ils font peser sur les médias.
L’activité des cartels au Mexique fait totalement partie de l’économie du pays et profite aux autorités locales et nationales corrompues. Cet article tend à analyser les stratégies des cartels face à l’État mexicain et la population dans ce contexte particulier.
Les acteurs en présence et la complexité de leurs liens dans un État où la corruption est symétrique
L’État mexicain et les cartels se livrent à une guerre informationnelle en grande partie à destination de la population locale. Le Mexique est un État fédéral composé de 32 entités fédératives, représentées au Sénat. Chacune de ces entités est gouvernée par un gouverneur. C’est au niveau fédéral qu’en 2006, la guerre contre le trafic de drogue a été décrétée : le président Felipe Calderon a ordonné à l’armée de se déployer dans l’État du Michoacan, puis dans d’autres États. Depuis lors, l’État mexicain est en constante militarisation : le 9 septembre dernier, le Sénat a approuvé la réforme proposée par le président Andres Manuel Lopez faisant passer la garde nationale en charge de la sécurité publique et de la lutte contre le trafic de drogue sous la direction du ministère de la Défense. L’opposition, ainsi que la communauté internationale dénoncent une atteinte aux Droits de l’Homme. Ainsi, Nada Al-Nashif, Haut-commissaire aux droits de l’Homme de l’ONU par intérim a appelé « les autorités mexicaines à renforcer le contrôle civil du secteur de la sécurité, conformément aux normes relatives aux droits de l'homme ». Cette réforme supprime toute police civile au niveau fédérale[i]. Pour justifier cette autorité donnée à l’armée, l’État mexicain base sa communication sur la corruption des autres entités comme la police fédérale, en mettant en avant l’armée comme l’une des dernières entités protégées de la corruption.
L’État mexicain lutte contre plusieurs organisations criminelles sur son territoire, qui se font la guerre entre elles pour le contrôle du commerce de la drogue et autres activités, causant de nombreuses victimes dans la population locale. Le territoire mexicain est découpé entre les différents cartels, ayant tous, plus ou moins de poids dans la vie locale. Parmi les plus importants, le cartel du Sinaloa a longtemps été le cartel le plus puissant au Mexique. Il a donné naissance au cartel de Jalisco Nueva Generacion (CJNG)[ii], entité dissidente du cartel de Sinaloa. Il s’agit d’un cartel ultra violent, qui a su s’imposer comme l’entité dominante face aux autres cartels présents sur le sol mexicain. Les violences ne s’arrêtent pas aux concurrents, puisqu’il se bat tout aussi violemment contre le gouvernement.
Malgré l’évidente opposition entre l’État et les cartels, une coopération politico criminelle existe. Au Mexique, la corruption est systémique, que ce soit au niveau local ou au niveau national. Par exemple, en 2020, Salvador Cienfuegos, ancien ministre de la Défense mexicain, a été arrêté à Los Angeles pour trafic de stupéfiants. Autre exemple significatif, Genaro Garcia Luna, ancien responsable de la lutte contre le narcotrafic a été arrêté pour trafic de drogue et corruption aux Etats-Unis[iii]. A plus petite échelle géographique, les autorités municipales ont parfois des liens avec les narcotrafiquants locaux, comme par exemple, le maire José Luis Abarca dont la femme est une dirigeante de cartel local et qui a fait fortune grâce à une coopération avec les Guerreros Unidos, cartel fondé en 2010. Ces derniers avaient ordonné aux forces de l’ordre d’attaquer des étudiants qui allaient manifester : 3 seront exécutés par la police et 40 autres seront livrés au cartel des Guerreros Unidos qui les assassineront et les bruleront dans une décharge[iv]. Comme les cartels ont une prise sur les autorités, à différentes échelles, les procédures judiciaires (lorsqu’il y a arrestation), ne mènent souvent qu’a de légères peines voire aucune poursuite tant le système judiciaire est lui aussi corrompu. Les cartels ont un poids significatif dans le système politico-judiciaire du pays.
Le trafic de drogue au Mexique : un plan important de l'économie du pays
Le Mexique est la deuxième économie d’Amérique du Sud, derrière le Brésil[v]. L’économie est basée sur l’exportation, notamment de produits agroalimentaires, produits manufacturés, pièces automobiles et électroniques et produits pétroliers. A côté de l’économie légale, l’économie informelle au Mexique prend une place conséquente dans l’économie du pays et est totalement structurelle. Les cartels sont des acteurs dans l’économie mexicaine, en dehors de la simple production de drogue : ils sont implantés dans le maillage économique du pays. Par exemple, les groupes criminels se battent pour le contrôle de l’industrie de l’avocat dans le Michoacan[vi]. Ils promettent de protéger les producteurs contre une partie de leurs bénéfices. Le principe même d’un groupe criminel organisé est de se connecter à l’économie légale, lui permettant notamment d’exporter la drogue en louant des conteneurs via des sociétés légales ou permettant de blanchir l’argent de la drogue. Ainsi les cartels s’infiltrent dans de nombreux pans de l’économie mexicaine formelle. De plus, la présence des cartels à une double influence puisque l’insécurité inhérente à leur présence génère une baisse des investissements étrangers, une contraction de l’économie et l’augmentation du chômage. Ce qui reste favorable à l’économie des cartels puisque cela favorise les reconversions des personnes nouvellement au chômage dans l’économie informelle. La lutte contre les cartels est une lutte contre l’économie informelle, souterraine qui gangrène l’économie du pays[vii].
La liberté de la presse mise à l'épreuve par les cartels mais aussi par l'État mexicain
La liberté de la presse est garantie par la Constitution mexicaine ainsi que par la loi de 1917 relative à la liberté de la presse. Il n’y a aucune censure juridique apparente au Mexique. Cependant, il y a une censure bien présente à cause des pressions, menaces et violences du côté des cartels mais aussi de l’État. Pour preuve, Reporters sans frontière classait le Mexique 143ème sur 180 sur la liberté de la presse en 2021. Une chape de plomb est instaurée sur la presse par l’État : par exemple, en 2010, le Nord-Est du Mexique a vu les violences croitre très fortement, avec de nombreuses scènes de torture, décapitation, assassinats publics. Mais le gouvernement a ordonné aux médias de passer sous silence cette véritable guerre que livraient le cartel des Zetas contre la population, l’État et les autres cartels. Thierry Noel, docteur en histoire, explique que même le gouverneur local affirmait qu’il ne se passait absolument rien dans la région, évoquant une hystérie collective et le relai de fausses informations[viii]. Plus récemment, des manœuvres pour discréditer les journalistes et médias ont été mises en place par l’État. Reporter sans frontière mentionne une séance hebdomadaire organisée par le gouvernement, le « quien es quien ». Le président Lopez Obrador affirme que cela permettra de démentir les fausses informations relayées par la presse mexicaine, qu’il qualifie de « partiale », « injuste » et de « déchet du journalisme »[ix]. Les médias dénoncent une volonté du gouvernement de censurer et orienter le débat public, continuant de restreindre la liberté de la presse mexicaine. Les pressions du gouvernement se font aussi par le financement et les subventions destinées aux médias dont ils sont dépendants pour fonctionner[x]. Enfin, les journaux locaux font face aux menaces et violences des autorités locales parfois corrompues.
Les accusations de partialité sont aussi portées par les cartels, qui les accompagnent de vidéos de menaces d’assassinat : le 9 aout 2021, Azucena Uresti, la présentatrice télé d’un programme d’information a été victime de menaces d’assassinat proférées par le CJNG, affirmant qu’elle ne traitait par de manière équitable le conflit entre le CJNG et les autres cartels dans l’État du Michoacan. Depuis le 1er janvier 2022, 10 journalistes ont été assassinés au Mexique selon Reporter Sans Frontières, soit un peu moins d’un tier du nombre de journalistes assassinés dans le monde depuis le 1er janvier 2022[xi]. Dans la majorité des cas, les crimes contre les journalistes restent impunis. Une des explications est la suivante : les cartels sont fortement liés aux autorités locales (municipales et régionales), corrompues et qui sont parfois commanditaires de ces meurtres.
La combinaison entre les censures venant du gouvernement pour réduire l’opposition au silence, des menaces et violences provenant des cartels liés aux autorités locales conduisent à considérablement réduire l’accès à l’information aux populations. Or, le contrôle de l’opinion publique est un enjeu pour le gouvernement, comme pour les cartels.
Stratégies informationnelles des cartels : entre bourreaux et bienfaiteurs
Les cartels mexicains ont développé des stratégies informationnelles dans un double objectif : il s’agit premièrement d’instaurer la peur, que ce soit à destination de la population, du gouvernement ou des cartels ennemis par des démonstrations de force et de violence. La seconde stratégie repose sur la démonstration de leur bienfaisance à l’égard de la population locale, s’imposant comme un soutien social là où l’État est absent.
Les cartels, notamment celui de Jalisco Nueva Generacion, passent par la violence pour s’imposer face à l’État et aux populations locales. Les assassinats mis en scène par les membres des cartels et les scènes de tortures sont régulièrement filmés et diffusés sur les réseaux sociaux. C’est le cas d’une vidéo d’attaque de drones qui a été réalisée par le cartel de Jalisco Nueva Generacion au cours de laquelle ils ont largué des explosifs sur les milices d’autodéfense le 10 janvier 2022 dans l’État du Michoacan[xii]. Dans le même ordre d’idée, en juillet 2020, le cartel de Jalisco a publié une vidéo de démonstration de force et de défiance vis-à-vis de l’État en filmant de nombreux véhicules blindés et combattants armés[xiii]. La première stratégie de l’État pour contrer ce nouveau coup informationnel a été dé dénoncer une mise en scène surestimant les capacités du cartel. Mais l’authenticité de la vidéo a rapidement été prouvée. Il s’agit-là d’un véritable défi lancé contre le gouvernement puisque le cartel démontre sa puissance et le professionnalisme de son groupe combattant, estimé à une centaine d’hommes en uniforme, portant des armes lourdes, aux côtés de véhicules blindés similaires, avec des lunettes de protection, casques et gilets pare-balle à l’image d’un groupe paramilitaire organisé et très bien équipé.
Ensuite, le second pan de la stratégie informationnelle des cartels s’est particulièrement développé durant la crise du Covid-19. Effectivement, celle-ci a eu pour conséquence une hausse du chômage avec une perte de 2 millions d’emplois. Cette contraction de l’économie depuis le début de l’épidémie a précipité une partie de la population dans une plus grande précarité. L’économie des cartels n’a pas été impactée par la crise du Covid-19, à contrario de l’économie du reste du pays et donc de l’État, ce qui a permis aux cartels de se substituer à ce dernier. Le cartel de Jalisco en a profité pour tourner de nombreuses vidéos diffusées sur les réseaux sociaux montrant leurs actions pour pallier le manque de soutien du gouvernement vis-à-vis des populations. Dans la majorité de ces vidéos, les hommes du cartel sont filmés en train de distribuer des biens de première nécessité et de la nourriture gratuitement ; et les hommes et femmes qui reçoivent ces paquets sont mis en scène et filmés, remerciant le cartel et son chef de leur aide. Par ce biais, le cartel se place en défenseur de la population locale, se substituant à l’État dans ses fonctions sociales, ce qu’il affirme dans ses vidéos. Un autre exemple de cette substitution est la construction d’un hôpital à El Alchihuatl, au départ pour soigner El Mayo (chef du CJNG) d’une maladie rénale mais qui est aussi accessible à la population locale[xiv]. Ils s’inscrivent dans une logique très locale, en coopération avec les autorités des villages. Ces vidéos de propagande ont pour but d’influencer la population, entre menaces, violences et soutien, de défier le gouvernement et d’intimider les cartels ennemis.
Ainsi, la lutte informationnelle à laquelle se livrent les cartels n’est pas qu’une simple lutte contre l’État : l’intérêt des autorités locales étant parfois de laisser croître l’économie souterraine du trafic de stupéfiants et de coopérer avec les cartels pour profiter des retombées économiques et organiser la vie locale de manière conjointe. Partant de ce constat, il n’est pas simple d’analyser la stratégie de l’État dans cette lutte informationnelle, ce dernier préférant tantôt passer sous silence les agissements des cartels, tantôt les dénoncer et prôner sa volonté de protéger la population. A contrario, la stratégie informationnelle des cartels est lisible : tantôt faire peur à la population, tantôt se montrer en bienfaiteur ; défier le gouvernement ; intimider les cartels ennemis.
Léa Krafft (SIE26 de l’EGE)
Notes
[i] Mexico : Transfer of National Guard to Defence Ministry a setback to public security grounded in human rights. (2022, 9 septembre). Consulté le 28 septembre 2022, à l’adresse https://www.ohchr.org/en/press-releases/2022/09/mexico-transfer-national-guard-defence-ministry-setback-public-security
[ii] Bastien Thérou, Julien Proto, Julien Quevilly, Thomas Coignard, Adam Behillil, Lucas Raymond & Quentin Amice. (2022, juin). L’hégémonie des cartels de la drogue. Ecole de Guerre Economique. Consulté à l’adresse https://www.ege.fr/sites/ege.fr/files/media_files/L%27hégémonie%20des%20cartels%20de%20la%20drogue.pdf
[iii] Le Cour Grandmaison, R., Rivera Velez, L. & Lapalus, M. (s. d.). Narcos mexicains : plus forts que l’État. Radio France. Consulté à l’adresse https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/cultures-monde/narcos-mexicains-plus-forts-que-l-etat-2170462
[iv] G.Ga. (2014, 30 décembre). Drogue, corruption et exécutions barbares : le Mexique vit-il en narcocratie ? Consulté le 28 septembre 2022, à l’adresse https://www.lalibre.be/international/2014/12/30/drogue-corruption-et-executions-barbares-le-mexique-vit-il-en-narcocratie-BZIKE2GL6VCSFLLI64Y2I6U7DI/
[v] Palmarès - PIB des Amériques •. (2016, 19 mai). Consulté le 28 septembre 2022, à l’adresse https://www.populationdata.net/palmares/pib/ameriques/
[vi] Crime organisé, cartels et économie mexicaine. (2019, 17 novembre). Consulté le 28 septembre 2022, à l’adresse https://cerdijournal.wixsite.com/deveco/single-post/2019/11/17/crime-organis%C3%A9-cartels-et-%C3%A9conomie-mexicaine
BusinessAM. (2019, 3 octobre). Les cartels de la drogue mexicains prennent goût aux avocats. Business AM - Infos économiques et financières. Consulté à l’adresse https://fr.businessam.be
[vii] Crime organisé, cartels et économie mexicaine. (2019b, novembre 17). deveco. Consulté à l’adresse https://cerdijournal.wixsite.com
[viii] Noel, T. (2019). La Guerre des cartels - 30 ans de trafic de drogue au Mexique. P. 244 VENDEMIAIRE.
[ix] Mexique. (2022, août 25). Consulté le 28 septembre 2022, à l’adresse https://rsf.org/fr/pays/mexique
[x] Poncela, P. (2018). Informer au risque de sa vie. Au Mexique, un combat parrèsiastique. Archives de politique criminelle, n° 40(1), 143. https://doi.org/10.3917/apc.040.0143
[xi] Barometre. (2022, 28 septembre). Consulté le 28 septembre 2022, à l’adresse https://rsf.org/fr/barometre?exaction_pays_pays=_none&exaction_pays_annee=2022#exaction-pays
[xii] Saliba, F. (2022, 21 janvier). La guerre entre cartels de narcotrafiquants met à mal la stratégie pacifiste du président mexicain. Le Monde.fr. Consulté à l’adresse https://www.lemonde.fr
[xiii] Bon, P. (2021, 22 septembre). Les trafiquants de drogue face au gouvernement mexicain - Mister Prépa. Consulté le 28 septembre 2022, à l’adresse https://misterprepa.net/trafiquants-drogue-face-gouvernement-mexicain/
[xiv] Narco construcciones : hospitales, escuelas, clubes y toda una infraestructura al servicio del crimen. (2020, 31 juillet). infobae. Consulté à l’adresse https://www.infobae.com