Un chou taillé dans une pierre de jade de 18 centimètres. Chaque jour, des milliers de visiteurs se pressent pour venir admirer la finesse et les couleurs translucides de cet artefact, pièce maîtresse du Musée National du Palais. Riche d’une collection de 700 000 œuvres d’arts issues de l’histoire de la Chine, ce musée, situé à Taipei, la capitale de Taïwan, est cependant loin de n’être qu’un lieu de tourisme. Bien au contraire, son actualité résonne comme un prélude à l’affrontement géopolitique qui pourrait secouer le monde au cours de ces prochaines années.
Remonter l’histoire du Musée National du Palais permet de retracer, en filigrane, la lutte entre les communistes et les nationalistes chinois. Parce qu’il matérialise l’essence culturelle de l’Empire du Milieu, il représente un aspect important de l’opposition entre la Chine continentale et Taïwan, qui ne se fait pas seulement sur le terrain de la lutte armée, mais également sur le champ symbolique et informationnel. Ainsi, il fut longtemps instrumentalisé par le fondateur de Taïwan, Tchang Kaï-chek, pour légitimer sa prétention à incarner la Chine légitime. Mais la situation s’est renversée, et il pourrait désormais servir le projet du président chinois Xi Jinping, qui cherche à reprendre le contrôle de l'île et à achever la réunification.
Comment expliquer un tel basculement ? Comment un musée peut-il devenir une arme aux mains d’un pouvoir qui cherche à imposer son autorité ? Au cœur du choc entre l’île et le continent, le Musée National du Palais est un emblème des contradictions internes qui traversent la société taïwanaise, et que Pékin exploite dans le cadre d’une stratégie reposant sur la guerre de l’information plutôt que sur la violence physique. Il est l’illustration de l’histoire mouvementée de l’île, mais aussi de son avenir incertain.
Le paradoxe Taïwan : entre identité chinoise et taïwanaise
Il est peu dire que Taïwan, grande comme la Belgique et peuplée de 23 millions d’habitants, cristallise les tensions. Autonome de fait, elle arbore une insolente liberté face à la Chine continentale depuis plus de 70 ans. Mais la pression sur l’île s’est accentuée ces dernières années. Le voisin communiste se fait plus menaçant que jamais, affichant une volonté explicite de récupérer le plein contrôle du territoire. L'exemple de Hong Kong, repris en main avec le vote de la loi sur la sécurité nationale en 2020, a suscité, par ricochet, de vastes craintes au sein de la population taïwanaise.
La comparaison entre Hong Kong et Taïwan présente cependant ses limites. Certes, 70 ans de rupture avec le voisin continental ont contribué à forger une identité nationale taïwanaise propre. Les années passant ont progressivement altéré le sentiment d’appartenance au peuple chinois, si bien que 55% des habitants de l’île se déclaraient “avant tout taïwanais” en 2019, contre seulement 12% en 1992. Mais Taïwan est un paradoxe. Au sein de la société cohabitent ainsi deux sentiments contradictoires : l’attachement à une identité taïwanaise locale, et la volonté d’incarner la “vraie Chine”. C’est sur ce point précis que s’est engagée, depuis 1949, une guerre de l’information entre la République Populaire de Chine, établie sur le continent, et la République de Chine, réfugiée à Taïwan.
Le Musée National du Palais, symbole précieux pour Taïwan revendiquant le statut de Chine légitime.
A la suite à la guerre civile opposant les communistes et les nationalistes, Tchang Kaï-chek, à la tête de ces derniers, est défait et quitte la Chine continentale pour se replier à Taiwan en 1949. Se faisant, il n’a nullement pour objectif d’y établir un nouvel État. Au contraire, pour le Général, l'île n’est rien d’autre que le refuge temporaire de la Chine légitime. Chine qu'il entend représenter et qui, le jour venu, reconquerra le continent. Tel est le discours porté par Tchang Kaï-chek : l’île de Taïwan incarne la véritable Chine face aux communistes de Mao. Mais comment être crédible avec un tel message, alors que Taïwan représente 1% de la population chinoise et 0,2% du territoire ?
Si la reconnaissance internationale par le bloc de l’Ouest fut le principal pilier permettant à Tchang Kaï-chek de se légitimer, il put également compter sur un autre élément, à la portée éminemment symbolique. En effet, dans sa retraite, il n’a pas seulement emmené avec lui ses deux millions de soldats, des milliers de civils fuyant les communistes ainsi que les réserves d’or du continent. Il a également pris soin de faire acheminer vers Taïwan, dès 1949, l’essentiel de la collection du Palais de la Cité Interdite de Pékin. Cet ensemble, qui regroupe aussi bien des peintures, des archives, des porcelaines, des bronzes, des jades ou encore des traités de médecine traditionnelle, représente la quintessence de la civilisation chinoise. Avoir en sa possession ce compendium culturel et artistique est un atout solide dans la communication de celui qui prétend incarner la Chine véritable à la face du monde. Couplée à diverses mesures visant à gommer l’identité insulaire taiwanaise (interdiction des dialectes autochtones, effacement de l’histoire locales des manuels d’histoire…), la conservation de ces artefacts à Taiwan servit la rhétorique du leader nationaliste et lui permit de maintenir et consolider la conscience nationale chinoise sur l’île.
La collection fut progressivement enrichie avec d’autres œuvres emportées par les nationalistes au cours de leur retraite, pour aboutir à l’ouverture du Musée National du Palais, à Taipei, en 1964. Taïwan utilisa ce symbole afin de s’affirmer comme le gardien de la science, de l’histoire et de la culture chinoise. Message d’autant plus impactant alors que survint la Révolution culturelle lancée par Mao en 1969. Durant cette période troublée, les symboles de la culture traditionnelle chinoise, assimilés à la pensée “bourgeoise et réactionnaire”, furent la cible des Gardes rouges. Au sortir de ce mouvement, Tchang Kaï-chek put s'afficher comme le bouclier ayant préservé la civilisation chinoise du chaos continental, et enjoignait symboliquement les habitants, héritiers d’une Chine plurimillénaire, à le soutenir.
Instrument au service du pouvoir... ou héritage encombrant ?
Néanmoins, la situation a nettement évolué depuis. La reconnaissance officielle de la Chine communiste à l’ONU en 1972 a fait s'effondrer le projet de reconquête de Tchang Kaï-chek. De plus, la mort du Général en 1975 a ouvert la voie à la démocratisation de l'île dans les années 80, période durant laquelle la conscience nationale taïwanaise s'est fortement développée. In fine, le discours de Chine unique et incarnée par Taiwan, que portait le Kuomintang de Tchang Kaï-chek, s'est affaissé. Avec l’arrivée au pouvoir en 2016 du parti d’opposition, le PDP, c’est désormais la conception de Taïwan comme étant une nation propre et distincte de la Chine qui est promue et qui représente l’opinion majoritaire sur l’île. Or, pour ce parti qui abhorre l’idée même de réunification, et qui s’attache désormais à marquer du mieux possible la séparation entre Taiwan et la Chine, le Musée National du Palais est un leg embarrassant. Comment revendiquer une différence fondamentale avec la Chine lorsque l'on dispose d’un tel condensé d’histoire chinoise sur son sol ? Dans ce contexte, le PDP a provoqué l’agitation en 2020 avec une initiative visant à réorganiser la gestion des lieux culturels. L’opposition du Kuomintang a aussitôt crié au scandale, affirmant que la réforme prévoyait un changement de nom du musée visant à occulter la référence au Palais de la Cité Interdite de Pékin et à couper les ponts avec la Chine. L'épisode montre que le sujet est sensible : il touche l’une des contradictions primordiales de Taïwan, qui peine à se définir en tant que nation. Une situation ambiguë dont profite désormais Pékin.
La culture, levier de domination pour la Chine de Xi Jinping
En 2016, l’annonce de la construction, à Hong Kong, d’une annexe du Palais de la Cité interdite de Pékin, suscitait la controverse. Présenté comme un projet visant à donner accès à l’histoire chinoise à la population hongkongaise, il fut vivement dénoncé par l’opposition, qui y voyait avant tout une façon pour Pékin d’imprimer sa domination sur l’ancienne colonie britannique. Le Musée du Palais de Hong Kong ouvrira ses portes en 2022, comme un symbole actant la reprise en main de l’enclave rebelle. Si la culture est un instrument de conquête, ou de reconquête, qu’en est-il du cas taïwanais ?
Alors qu'à l'ère de Mao, les dirigeants communistes ne manquaient pas de dénoncer le “pillage” de la Cité Interdite par Tchang Kaï-chek, le Parti Communiste d'aujourd'hui s’en accommode. Reprenant à son compte le discours de Tchang Kaï-chek, la Chine présente désormais la présence de la collection impériale sur le sol taïwanais comme une preuve du caractère intrinsèquement chinois de Taiwan, et donc de sa vocation à repasser sous sa tutelle. Elle contre ainsi les assertions du PDP, qui promeut une identité taïwanaise distincte de la Chine, et pressurise la société taïwanaise en jouant sur les contradictions qui la parcourent. Cela s’inscrit dans une stratégie qui peut être vue comme une alternative à la reprise en main de Taïwan par la force. L’invasion de l’île est risquée en raison de la menace d’une réaction américaine. Il paraît donc judicieux pour Pékin de travailler l’opinion publique taïwanaise de l’intérieur, en accentuant les fractures au sein d’un pays en plein questionnement sur son identité. Ironiquement, le Kuomintang, qui fut le parti de Tchang Kaï-chek et l’ennemi historique de la Chine communiste, est désormais favorable à un rapprochement avec le voisin continental, et s’avère être le relais de cette politique.
Le Musée National du Palais est bien plus qu’un lieu de culture. Il nous montre comment l’art et l’histoire peuvent se retrouver mêlés à un affrontement géopolitique d’ampleur. Il nous éclaire sur les stratégies mises en place par les Etats pour légitimer leur autorité, ou imprimer leur domination dans le cadre de stratégies hybrides mêlant violence physique et attaques cognitives. Le sort de Taïwan est intimement lié à celui de son musée national, aussi mérite-t-il que l’on s’intéresse à lui.
Alexandre Jeandat