La confrontation informationnelle sur la réglementation européenne relative aux moteurs thermiques
Coup de théâtre le mardi 7 mars 2023 à Bruxelles, le vote de l’interdiction des moteurs thermiques par le conseil de l’Union Européenne (UE) est reporté sine die du fait de l’abstention de l’Allemagne, sans laquelle la majorité qualifiée n’est plus atteinte[1]. Rien ne laissait présager un tel positionnement. En effet, cette proposition de la commission européenne date de juillet 2021 et un accord avait été trouvé en octobre 2022 entre les États membres et les représentants du parlement européen. Ce même texte avait été approuvé en février 2023 par les députés européens. Il prévoit d’interdire les émissions de CO² des véhicules neufs dans l’UE à partir de 2035. Cette mesure met donc fin à la production de voitures essence, diesel et hybrides au profit des véhicules totalement électriques. Une solution est finalement validée vingt jours plus tard. Le vice-président de la commission européenne chargé du « Green Deal » (pacte vert) européen, Frans Timmermans, s’est félicité d’un accord qui « envoie un signal fort à l’industrie et aux consommateurs : l’Europe prend le virage de la mobilité sans émissions ». Ce rebondissement inattendu aura participé à la mise en lumière des interactions entre les acteurs de chaque champ de la guerre informationnelle autour de cette thématique. Et le sujet n’est pas anodin. La voiture est le premier mode de déplacement dans l’UE. Selon l’association des constructeurs européens (ACEA), la filière automobile représente plus de 13 millions d’emplois européens, soit 7% du marché dans l’UE. Elle représente aussi 15% des émissions de CO² de la zone. Cette nouvelle réglementation s’inscrit dans les objectifs du « Green Deal » : la neutralité carbone en 2050 et une réduction des émissions de gaz à effet de serre de l’UE d’au moins 55% d'ici 2030 par rapport à 1990.
Ces tergiversations manifestent des tensions entre les parties adverses. Aussi, comment les acteurs s’affrontent-ils (sphères économique, socio-culturelle et politique) sur ce sujet, sous l’angle de la guerre de l’information par le contenu c’est-à-dire en utilisant l’information comme une arme permettant d’obtenir un avantage sur l’adversaire voire de lui porter atteinte de quelque manière que ce soit ?
Après une remise en contexte, il s’agira d’analyser les échiquiers et les acteurs de cette guerre de l’information, en terminant par la description de leur stratégie et motivations sous-jacentes en précisant les vecteurs privilégiés. Et finalement, qui l’emporte ?
Aux origines du « Green Deal » européen, le concept de « Green New Deal » (GND)
En janvier 2007, le triple lauréat du prix Pulitzer, Thomas Friedman, aurait utilisé le terme de « Green New Deal » dans un article du New-York Times en référence au « New Deal » mis en place par Franklin D. Roosevelt afin de relancer l’économie après la dépression de 1929. Sa théorie consiste à relancer l’économie des États-Unis en mettant fin à la dépendance au pétrole et en effectuant une transition vers les énergies renouvelables. Appréciant le dynamisme du message, le candidat à la présidentielle des États-Unis, B. Obama, fait référence à ce GND dans son programme de 2008. Dans le même temps, au Royaume-Uni, le terme est popularisé par The GND Group, une association fondée par Richard Murphy, économiste politique spécialisé dans l’évasion fiscale. Il se fait connaitre en influençant le programme du parti travailliste sur les sujets liés à l’écologie.
Un rapport du programme environnemental des Nations-Unies de 2009 intitulé « Global Green New Deal » promeut lors du sommet pour l’environnement de Nairobi un plan pour « verdir » durablement l’économie mondiale.
Presque une décennie après l’émergence du concept, en 2017, des associations écologistes, comme le mouvement Sunrise, lancent des campagnes de communication offensives aux États-Unis. Ralliant des personnalités politiques notamment démocrates, Sunrise cherche à déplacer la fenêtre d’Overton[2] en matière de politique écologique pour faire accepter sa définition du GND (en abusant notamment du champ lexical de la catastrophe voire de l’apocalypse). Le candidat Bernie Sanders puis l’élue à la chambre des représentants Alexandria Ocasio-Cortez reprennent une partie de la rhétorique utilisée par ces associations. Directement soutenu par cette élue, un groupe d’activistes du Sunrise popularise le terme en effectuant un sit-in dans le bureau de Nancy Pelosi, présidente démocrate de la chambre des représentants. Le 7 février 2019, un « Green New Deal » est présenté au congrès par A. Ocasio-Cortez et Edward Markey. L’objectif est de passer d’ici 2030 à un réseau électrique fonctionnant à 100% grâce aux énergies renouvelables, mettant fin à l’utilisation des combustibles fossiles (prisme similaire à celui de T. Friedman en 2007).
Un tournant majeur est engagé par D. Trump. Selon un décompte effectué par l’université Columbia, l’administration Trump a pris 163 mesures destinées à affaiblir la lutte contre le changement climatique et contre la pollution. Il retire son pays des accords de Paris. Soutenu fermement par la filière américaine du pétrole et du gaz naturel (GNL), surfant sur une vision économique patriotique et protectionniste, D. Trump inonde le réseau social twitter de messages à tendance complotiste, évoquant notamment un « mensonge chinois » pour parler du principe de réchauffement climatique.
Pour rassurer la classe ouvrière et bénéficier de leurs voix, J. Biden ne se montre pas un fervent défenseur du Green New Deal, en témoigne sa formule devenue célèbre « Je ne supporte pas le Green New Deal, je supporte le plan Biden ».
Le pacte vert européen
En parallèle, sur le continent européen, la présidente de la commission européenne, Ursula Von der Leyen, présente aux eurodéputés en décembre 2019 une feuille de route d’une cinquantaine d’actions « Le pacte vert » ou « Green deal ». Issue de l’Union chrétienne-démocrate (CDU) allemande, rien ne laisse présager son implication dans la protection de l’environnement et du climat. L’Allemagne est d’ailleurs plutôt mauvais élève en termes de réduction de gaz à effet de serre. Cette initiative de la commission s’inscrit dans un encerclement cognitif, c’est-à-dire une occupation du terrain informationnel, souvent par le biais de la morale. En effet, en plus des influences Outre-Atlantistes, fin 2018, l’agence européenne pour l’environnement publie son rapport sur la mise en œuvre du 7ème plan d’action environnemental pour l’union européenne, le bilan est inquiétant : 2/3 des objectifs ne seraient pas réalisés. L’analyse d’Eurostat des progrès en matière de réalisation des objectifs de développement durable est similaire. Dans le même temps, le groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) lance une vaste campagne de communication sur les effets qu’engendrerait une hausse moyenne des températures de 1,5 degrés. D’autres acteurs de la société civile européenne s’engagent officiellement : le bureau européen de l’environnement (BEE) publie le magazine « From Green wave to Green New Deal » ; le réseau action climat européen (CAN Europe) ou encore la plateforme environnementale multi acteurs Think 2030 mettent en place des campagnes de communication sur cette thématique. Le résultat visible de la réussite de cet encerclement cognitif de l’opinion publique est le gain de 25 sièges au parlement européen par le parti vert lors des élections de 2019.
Cadre de toutes les législations proposées par la commission depuis 2020, le Green Deal européen est notamment conçu pour permettre la fin des émissions nettes de gaz à effet de serre d’ici 2050. La réglementation sur la fin des moteurs thermiques à l’horizon 2035 s’inscrit dans cet objectif. Le texte est finalement approuvé par le conseil de l’UE le 27 mars 2023 en seconde présentation. À la suite du veto de l’Allemagne, l’UE accepte un compromis : les e-fuels et autres carburants de synthèse restent en dehors de l’accord. Une proposition séparée devrait légiférer à ce sujet à l’automne 2024.
Les différents échiquiers
Dans cette guerre de l’information, les acteurs politiques sont ciblés comme des moyens. Il n’y a pas en tant que tel un objectif de puissance politique. Mais l’échiquier politique est mu par les parties-prenantes pour réaliser leur effet final recherché (EFR) respectif. Il peut être la paralysie décisionnelle (statu quo réglementaire) ou le jeu de la montre. Ici la paralysie a été succincte mais le jeu de la montre est entamé : aucune mesure n’a été prise pour l’heure concernant les e-fuels. L’analyse du sujet est reportée à l’automne 2024. Il ne faut pas exclure des tentatives de déstabilisation informationnelle de pays, comme la Chine, pouvant bénéficier de la nouvelle réglementation pour positionner leurs fleurons industriels. A l’heure actuelle, aucune attaque informationnelle sur cette réglementation n’a été directement identifiée.
L’échiquier économique est pleinement représenté, notamment en réponse aux acteurs se situant sur l’échiquier socio-culturel. Les constructeurs automobiles, en fonction de leur avancée dans l’électrification de leur gamme et de leur stratégie de vente, se positionnent publiquement sur cette réglementation. Par exemple, le PDG de Renault a souhaité clarifier le message en précisant officiellement que la fin des moteurs thermiques aurait bien lieu en 2035. Quelle est la raison ? Outre la très prisée petite Zéo, le constructeur n’a pas pris le tournant électrique en précurseur et la conséquence est double : l’investissement dans le tout électrique est massif et les budgets alloués au développement de moteurs thermique sont supprimés. Compte tenu des dépenses engagées, Renault a tout intérêt à ce que cette nouvelle réglementation soit maintenue.
L’échiquier socio-culturel est central dans ce cas d’étude. Leur EFR est de promouvoir leur vision du monde et de faire changer les systèmes de pensées. Leur stratégie s’inscrit dans le temps long, à l’échelle internationale, en tout cas au moins européenne. Maniant subtilement le principe de la fenêtre d’Overton, ces acteurs de la société civile procèdent à une forme d’encerclement cognitif permettant de rendre acceptable par dogmatisme, des mesures tranchées, sans pour autant présenter le panel des effets collatéraux. En effet, au-delà des objectifs environnementaux promus par les acteurs européens, la fin des moteurs thermiques présente des effets de bord négatifs économiquement et écologiquement. Tout d’abord, cette réglementation donne un avantage concurrentiel aux acteurs maitrisant déjà cette technologie, c’est le cas des constructeurs chinois (par exemple, Nio, BYD, XPeng, SAIC, Geely ou Zeekr) qui bénéficient aussi de faibles coûts de production. L’impact environnemental pose question, notamment l’absence de solution pour recycler les batteries. Mais pas seulement, les matières premières, parfois rares, difficilement accessibles (nickel, cobalt, lithium…) ou nécessitant des chantiers colossaux à l’autre bout du monde (et parfois dans des régions politiquement instables), alimentent le débat des externalités négatives à la généralisation des véhicules électriques. La question de la capacité de rechargement « verte » des véhicules est souvent passée sous silence, or en 2021, par exemple, 80% de l’électricité polonaise provenait du charbon, alourdissant ainsi le bilan carbone des voitures électriques du pays. Enfin, le vieillissement du parc des véhicules d’occasion, du fait de l’absence de pouvoir d’achat d’une frange de la population ne pouvant s’offrir une voiture électrique, risque d’obérer au moins transitoirement les gains écologiques attendus du tout électrique.
Le positionnement des acteurs
Le champ politique
Partie prenante en faveur de la réglementation sur l’interdiction, l’Allemagne annonce le 7 mars son refus de voter en faveur du texte. Cette annonce de dernière minute est une stratégie intelligente. Elle force l’UE soit à maintenir un statu quo (blocage décisionnel) soit à réagir rapidement pour ne pas « saper » son texte c’est-à-dire intégrer la mesure d’exception souhaitée par le ministre des Transports allemand pour les véhicules utilisant des carburants de synthèse. Cet e-fuel serait produit sans pétrole mais à partir de CO² et d’électricité bas-carbone. L’avantage est qu’il aurait les mêmes propriétés que l’essence ou le diesel et qu’il pourrait donc être utilisé dans des moteurs thermiques. L’argument du ministre allemand fait appel à la raison « il faut la liberté des choix de technologie. La décision des moteurs, c’est une question pour les clients, pour les constructeurs et par pour les politiques ». Mais l’Allemagne parle d’un carburant qui n’existe pas encore et qui est tout juste en cours de développement. En tout état de cause, autoriser cet e-carburant revient à sauvegarder une partie des moteurs thermiques. Dans le même temps, l’Italie maintient la pression sur l’UE : « l’Italie a averti la Commission européenne qu’elle ne soutiendrait une solution visant à débloquer l’élimination progressive des voitures à moteur à combustion prévue par l’UE d’ici 2035 que si elle autorisait la vente de voitures fonctionnant aux biocarburants après cette date » selon l’agence Reuters. Le ministre des Transports italien, Mattéo Salvini, joue la polémique déclarant que « l’interdiction des voitures thermiques n’avait aucun sens, et que cette loi était basée sur un pseudo-fondamentalisme environnemental ». Il brandit la menace d’une crise sociale induite par la perte de milliers d’emplois en Europe. Il considère que cette réglementation « est clairement erronée et n’est même pas utile d’un point de vue environnemental ». Il appelle une « majorité de blocage » contre cette mesure jugée être « une folie » qui « détruirait des milliers d’emplois de travailleurs italiens », au profit de la Chine, en avance sur les véhicules électriques. Alors que E. Macron demandait en 2021 à la commission européenne une dérogation pour les véhicules hybrides rechargeables, son positionnement lors de cette polémique est plus subtil. Il explique : « Il n’y a pas de désaccord sur le sujet entre nous et il y a une volonté d’avancer, surtout d’accompagner nos industriels dans cette transition très ambitieuse ». Pourtant C. Beaune (ministre des transports) explique le 8 mars sur LCI puis Twitter « j’ai eu hier mon homologue allemand, ministre des transports, puisque c’est notamment lui qui a mené cette forme de fronde contre l’objectif 2035 ». Ami, ennemi, une histoire stratégique ?
De leur côté, les acteurs de l’union européenne soutenant la fin des moteurs thermiques ont pour objectif une adoption rapide du nouveau cadre réglementaire. Ils se positionnent en rappelant les objectifs du Green Deal censés faire consensus.
Le champ économique
Le constructeur automobile allemand Porsche, marque connue pour ses performances sur piste et son expertise en ingénierie, est partie prenante de cette guerre informationnelle. Soucieuse de son image, la confrontation n’est pas directe, sous peine d’être catégorisée sans conscience écologique. Mais l’exception des e-fuels (cf. implantation au Chili) permet à cette industrie de niche de maintenir les moteurs thermiques au-delà de 2035 sans être directement la cible de la société civile portée par le Green Deal. Le débat est réouvert à l’automne 2024 pour évoquer l’avenir des e-fuels. D’ici là il est fort à parier que Porsche va peaufiner ses arguments pour défendre ses moteurs thermiques.
L’acceptation de cet amendement alors que l’Italie (soutenant ses fleurons Ferrari et Lamborghini notamment) entretient un discours très offensif (et peu nuancé) depuis le début du processus législatif européen est à mettre en lien avec la méthode utilisée par le ministre des Transports allemand et la stratégie de l’industrie allemande qui a travaillé le fond de ses arguments en investissant 100 millions avec Siemens au Chili pour le développement des e-fuels.
Le champ socio-culturel
Plusieurs groupes de pression environnementaux (cadre de référence : littérature GND et pacte vert pour l’Europe) pro-réglementation se sont exprimés durant cette guerre informationnelle. En Italie, « les questions environnementales et climatiques sont toujours reléguées au second plan », sous l’influence d’un « lobby industriel fort » dans la branche automobile, déplore un responsable de Greenpeace Italie, Federico Spadini. « Aucun des gouvernements de ces dernières années n’a été à la hauteur des défis environnementaux. L’Italie ne s’est malheureusement pas fait connaître en Europe comme un champion du climat ». « On se mobilisera contre, quitte à passer devant la justice, 2035 doit rester une date butoir ferme, ne donnant pas l’espoir que la construction de voiture thermique a un avenir au-delà » prévient Diane Strauss, directrice de l’antenne française de Transport & Environment (association d’ONG européennes spécialisées dans la mobilité). Cette même organisation fait usage de données scientifiques pour argumenter sa position : « des tests montrent qu'une voiture roulant à l'e-fuel émet des niveaux de NOx (oxydes d'azote) toxiques aussi élevés que le carburant conventionnel E10, mais aussi beaucoup plus de monoxyde de carbone et d'ammoniac ». « Leur principale limite est que leur fabrication est complexe et demande beaucoup d'énergie. A titre de comparaison, il faudrait en mobiliser cinq fois plus pour faire parcourir 100 km à une voiture roulant au e-fuel plutôt qu’à l’électricité. » De ce constat, deux conséquences : « Même si on peut attendre à l’avenir l’amélioration des rendements, ces e-fuels resteront une ressource très limitée et très chère ». « Seuls les plus aisés pourront se l’offrir quand les autres conducteurs seront poussés à contourner les règles et à acheter de l’essence classique ».
De leur côté, les acteurs de la société civile anti-réglementation ont fait preuve de plus de discrétion. Dans un article du 22 mai 2023, intitulé « Fin des moteurs thermiques : la charrue avant les bœufs », la fondation Robert Schuman (reconnue d’utilité publique) relève au moins deux arguments qui ne vont pas dans le sens d’une réglementation interdisant les véhicules thermiques. Tout d’abord, toute production industrielle pollue, il ne faut pas uniquement regarder le moteur du moyen de transport, ensuite toute batterie possède un moins un composant provenant de Chine. Par ailleurs, l’électrification du parc automobile est souvent mise en lien à tort avec la souveraineté énergétique. La Ligue de Défense des conducteurs ne soutient pas non plus cette législation et s’appuie sur l’argument de la désindustrialisation de la France (les véhicules électriques nécessitant moins de pièces et moins de main d’œuvre que les équivalents thermiques).
La stratégie des acteurs
L’Allemagne souhaite diversifier son offre car ses constructeurs automobiles haut de gamme ont pris le tournant de l’électrique moins rapidement que ses voisins. Le fond du problème est la sauvegarde des emplois de toute une filière. L’Allemagne ambitionne également de maintenir sa production à destination des États-Unis et de la Chine. L’argument du e-fuel est l’arbre qui cache la forêt. En d’autres termes, l’excuse pour que Porsche ne mette pas un terme à sa production de moteur thermique. Étudier les carburants de synthèse est un gage de bonne volonté, mais ne dévie pas de cet objectif.
La stratégie de l’Italie est le blocage de la réglementation pour sauvegarder son « secteur du luxe » soit par l’appel à des coalitions de blocage soit en déposant des amendements dénaturant au maximum l’effet du texte. Le pays avait déjà réussi à obtenir en 2022 « l’amendement Ferrari » afin d’endiguer l’effet du projet. Cet amendement laisse aux constructeurs de très grand luxe et de voitures sportives (plus de 200 000 euros l’unité) vendant moins de 10 000 véhicules par an, une année supplémentaire pour se conformer à la norme (Lamborghini, Bugatti, Maserati).
L’industrie automobile du luxe allemande ne se montre pas en accord avec ses homologues italiens. A priori beaucoup d’éléments les rapprochent dans cette bataille, et pourtant, s’adressant à Bloomberg, le PDG de Porsche, Oliver Blume, envoie un message fort en direction de Ferrari et de Lamborghini. Selon lui, tous les constructeurs automobiles devraient être sur un pied d’égalité : « La décarbonisation est une question mondiale et tout le monde doit y contribuer ». Plusieurs raisons expliquent cette attaque médiatique. Tout d’abord, par rapport aux deux constructeurs italiens, Porsche a pris le tournant électrique un peu plus tôt (Taycan/Macan). Ensuite, Porsche ne bénéficie pas de l’amendement Ferrari, prévu pour les niches (1000 à 10 000 ventes). Enfin, Porsche joue sur une image de marque et souhaite rester un « bon élève » qui n’est pas en retard sur son temps (à l’image de Rolls-Royce qui lance une gamme électrique alors même qu’avec 589 véhicules vendus par an, aucune obligation ne s’impose à lui). Pour autant, l’infléchissement de la réglementation souhaitée par l’Allemagne se justifie clairement par l’objectif de continuer à produire des moteurs thermiques. Les données actuelles sur les e-carburants sont peu optimistes et ne les placent pas comme une alternative pertinente aux véhicules électriques.
Les ONG pro-réglementation jouent la stratégie du discrédit de la solution des e-fuels par des arguments scientifiques (tests, études etc).
La société civile anti-réglementation se montre dubitative quant à l’application du paquet climat européen et ces acteurs sont souvent stigmatisés pour manque de conscience environnementale. Pourtant il est possible de trouver des contenus informationnels argumentés. En premier lieu, les alertes sur le niveau de dépendance à la Chine concernant les composants des batteries. Pour rester sur la thématique de la Chine, leur avance sur les véhicules électriques en plus de leurs avantages concurrentiels reconnus sont régulièrement mis en avant. En second lieu, la problématique de la production d’électricité et des bornes de recharge sont plus rarement mises en avant bien que soulevées par la fondation R. Schuman.
Une pluralité de vecteurs, des canaux variés
Le vecteur est révélateur de la cible que le message doit atteindre. Le champ socio-culturel préfère les études scientifiques pour crédibiliser son propos, c’est le cas de la Fondation Schuman, Greenpeace, T&E (cf. exemples). Les interventions dans les médias et sur les réseaux sociaux permettent aussi de toucher un large public. Le champ politique préfère les interventions devant des journalistes (radio, télévision et presse écrite) notamment la communication officielle (dépêche AFP). Dans cette affaire, le recours aux réseaux sociaux n’est pas particulièrement privilégié, sauf par le gouvernement italien, qui adopte une stratégie de confrontation directe. Du côté des constructeurs automobiles, les vecteurs de communication sont variés. Les PDG ont tendance à s’exprimer directement dans la presse alors que les services communications auront tendance à diversifier les canaux (notamment quand Porsche explique ouvrir une usine de production de e-fuel au Chili, le message est transmis par un large panel de contenants).
La force de la stratégie allemande
Dans cet affrontement informationnel autour de cette réglementation européenne visant à interdire les moteurs thermiques, les acteurs sont multiples et n’assument pas forcément leur stratégie. Comme étudié, le PDG de Porsche soutient en même temps le développement des e-fuels et le maintien des moteurs thermiques tout en critiquant l’amendement Ferrari qui ne mettrait pas tous les constructeurs sur un pied d’égalité face à la décarbonation. D’autres acteurs jouent un rôle majeur dans cette guerre de l’information, notamment la société civile d’où sont issues les associations de protection de l’environnement.
En tout état de cause, les constructeurs automobiles précités, Porsche en premier rang, ont su faire céder l’UE. Les e-fuels sont pour l’heure exclus de la réglementation. Le sujet devrait être étudié au niveau européen à l’automne 2024. Les différentes parties prenantes sont d’ores et déjà engagées dans une guerre de l’information visant à sauvegarder leurs propres intérêts. Les constructeurs ont pour objectif de prouver la viabilité économique et environnementale des e-fuels, ce qui leur permettra d’obtenir le maintien de leur production dans une situation de quasi-monopole de fait au sein du marché unique. Il sera intéressant de voir à ce moment quelle tournure prendra la joute informationnelle. Au travers de cette stratégie, l’intérêt de l’Allemagne sera la préservation d’un secteur très puissant de son économie, en se mettant à l’abri de l’avance technologique prise par la Chine sur le secteur des véhicules électriques. Il en est de même pour les acteurs italiens des véhicules de luxe et de la même manière, pour leur gouvernement.
Stéphanie Chareyron,
étudiant de la 42ème promotion MSIE
[1] La majorité qualifiée représente 55% des États pour au moins 65% de la population
[2] La fenêtre d'Overton est une allégorie qui situe l'ensemble des idées et opinions considérées comme acceptables dans l'opinion publique sans être directement disqualifiées. Elle peut être élargie notamment par la promotion délibérée d'idées situées en dehors de cette fenêtre avec l'intention de rendre acceptables des idées jusqu'alors considérées comme marginales.