La confrontation informationnelle entre les agriculteurs et le gouvernement hollandais
Le 1er octobre 2019, des agriculteurs manifestent au volant de leurs tracteurs à la Haye, également dans d’autres lieux des Pays-Bas. De nombreuses journées de manifestations eurent lieu à partir de cette date, et encore tout récemment en juillet 2022.
Cet article explore plus particulièrement l’année 2019, qui est un moment charnière de cette crise. Alors que la Commission « azote » mandatée en urgence par le gouvernement insiste sur la nécessité de faire des choix de long terme et sur le besoin d’une approche intégrée pour résoudre le problème « azote », les agriculteurs se sentent désorientés depuis plusieurs années. Il est difficile de savoir en 2019 si leurs positions sont homogènes et si le mouvement durera, ce n’est que le début
La volanté initiale de se maintenir comme leader mondial
Les Pays-Bas sont le 2ème exportateur mondial de produits agricoles et agroalimentaires, derrière les Etats-Unis. Le secteur agricole y est très mécanisé et, depuis le 20ème siècle, basé sur le productivisme et l’innovation technologique ; les exploitations « bio » concernent 3,4% des exploitations (en 2019). Il est responsable de 15 % des émissions de gaz à effet de serre et 46 % des dépôts d’azote à l’échelle nationale. Aussi, en raison des directives de l’UE liées à la Nature (Habitats, etc…), en concertation avec divers acteurs (inter-ministères, lobbys industriels, société civile…), une des priorités du gouvernement est de diminuer les impacts de l’agriculture sur l’environnement tout en l’accompagnant vers un nouveau modèle d’agriculture « durable » (agriculture circulaire, moins polluante, etc…). Car, en accompagnant la transition, il s’agit avant tout de maintenir ce secteur dans sa position de leader mondial. C’est avec cette ambition que sont construits et déployés les plans « azote » (PAS) en 2015 et « phosphates » en 2017, auxquels s’ajoutent les ambitions globales en matière de gaz à effet de serre qui touchent tous les secteurs.
Le "grain de sable" environnemental
Le 29 mai 2019, en raison des nombreux recours portés par des groupements environnementaux dès 2017 (par exemple par la Fondation Werkgroep Behoud de Peel WBdP), le conseil d’Etat annule le PAS que les incertitudes juridiques rendaient effectivement inapplicable en vue d’une mise en œuvre à la fois opérationnelle et respectueuse des obligations auxquelles est soumis le pays.
L’impact se mesure dès juin : il devient impossible d’octroyer les autorisations administratives de réalisation de toute nouvelle activité où un impact « azote » peut être comptabilisé. En 2019, l’industrie ainsi que l’agriculture se préparent à gérer le Brexit et s’interrogent sur les questions de soutenabilité, tout comme la société civile. La coalition au pouvoir (cabinet Rutte III) est composée d’élus du parti libéral VVD, de centristes D66, de chrétiens démocrates CDA et de conservateurs chrétiens CU. Les Pays-Bas disposent également de deux partis liés à l’écologie : La Gauche Verte (GroenLinks) ainsi qu’un parti pour les Animaux (partij voor de dieren) qui, créé en 2002, dispose de quelques députés depuis 2006. Dans l’affaire Urgenda, l’Etat s’est vu sommé de réduire ses émissions fin 2018. Et en 2019, l’affaire est devant la cour Suprême qui donne son avis en décembre en faveur d’Urgenda. Enfin, les Pays-Bas étant un pays de faible superficie, la relation à la terre est spécifique et source de tension.
La stratégie de la coalition au pouvoir
Le PAS a été longuement négocié avec les parties prenantes. Avec son annulation, pour l’exécutif, c’est une opportunité pour l’exécutif d’aller vite. La Ministre de l'agriculture, de la Nature et de la qualité alimentaire (LNV), Carola Schouten met en place une commission pilotée par J.W. Remkes (VVD). La commande vient du chef de gouvernement (Mark Rutte) : il s’agit de disposer, pour résoudre le problème azote des Pays Bas, d’une 1ère recommandation de solutions à appliquer à très court terme (à 2 mois) et d’un rapport complet de recommandations (à 11 mois). Les travaux débutent le 7 juillet, les membres de la commission sont pour la plupart des hommes ou des femmes politiques ayant exercé dans des fonctions ministérielles ou locales et/ou dans le privé et/ou dans la recherche académique ; leurs spécialités sont diverses : économie, environnement, transport…. Un site web dédié à la question azote est créé le 22/08/19.
Le Ministère de l'agriculture, de la Nature et de la qualité alimentaire (LNV) ne change pas de stratégie et continue de déployer sa feuille de route : le 17 juin, il publie son plan pour l’agriculture circulaire (Realisatieplan Visie LNV- Op weg met nieuw perspectief), travaillé avec les organisations industrielles (par ex. LTO-Netherlands) et des entrepreneurs agricoles (page 8), lance les travaux nécessaires à sa feuille de route etc... Le 17 juin, la cour d’audit publie un rapport critique (« Les règles sont plus une cause qu'une solution au problème ») sur la politique de la pollution en phosphates et en azote du fumier des bovins, la Ministre du LNV Carola Schouten indique prendre note de cette analyse. Le bilan à mi-parcours du PAS est publié et montre que si les prévisions des dépôts d’azote entre 2014 et 2017 sont en baisse, il n’est pas certain que la diminution des dépôts soit atteinte dans toutes les zones Natura 2000 en 2020 et 2030.
Des annonces de type fenêtres d’overton apparaissent à partir de mai sur des points visiblement non discutés avec les organisations industrielles et par ailleurs très sensibles. En sus des inquiétudes soulevées par le traitement que va faire l’exécutif de l’annulation du PAS, les deux points suivants suscitent de nombreuses réactions (polémiques) :
- Annonce par Carola Schouten (Ministre LNV) d’une perte accrue du droit de phosphates en passant le seuil de 10 à 20%
- L’homme politique Tjeerd De Groot (D66) de la coalition au pouvoir déclare que la réduction de moitié de l’élevage au Pays-Bas serait une solution à la crise azote.
La commission Remkes rend son premier livrable le 25 septembre 2019 et les décisions sont publiées en novembre, avec comme base que 30% des gains en précipitation d’azote (venant notamment de réductions des secteurs transport et agricole) bénéficient à l’environnement et 70% au développement de nouvelles activités (par ex. grandes infrastructures et logements).
La stratégie des représentants du secteur agricole et de l'industrie
Le PAS ayant été annulé, les stratégies azote des organisations industrielles liées à l’agriculture (LTO-Netherland, Nevedi (industries de la nourriture animale), Meststoffen Nederland (industries des fertilisants)) ont été balayées. Elles manifestent ouvertement leurs agacements devant les actions du LNV. Les annonces « surprises » de l’exécutif relayées par la presse menacent de manière évidente les producteurs de fertilisants et de nourriture animale, en plus des éleveurs eux-mêmes (voir liens plus haut pour LTO-Netherland). Leur position est de promouvoir la réponse technologique, celle-ci ayant fait ses preuves dans le passé pour l’amélioration des bilans azote et disposant encore de potentiel etc… etc… Ainsi, la polémique s’installe à l’été autour des chiffres liés à l’azote et des conséquences de l’annulation du PAS : « Agriculture has already reduced ammonia emissions by more than 65% since 1990 » (phrase qu’on retrouve chez LTO-Netherland et NEVEDI, sans mentionner cependant que cette diminution stagne depuis 2010 pour le secteur agricole).
On ouvre les problèmes de l’azote aux autres secteurs industriels et aux autres pays (« 40% of the deposition in the Netherlands comes from emissions that take place abroad »), on relativise l’effet de la diminution du cheptel (« Réduire de moitié le nombre de porcs ou de poulets signifierait une réduction d'environ 14 kton d'ammoniac, ce qui ne représente que 11 % des émissions totales... »), on en montre la menace sur l’emploi et l’économie, on communique autour de sa propre feuille de route basée (en partie ou totalement) sur la technologie (via des choix sémantiques signifiants : « KunstMest 4.0 » littéralement « engrais artificiel 4.0 »), on interview des chercheurs, on suggère un manque de communication opérationnelle de la part de l’exécutif, on défend des positions tranchées (Netwerk Grondig (élevage laitier au grand air) recommande aux députés de ne pas voter la décision de Carola Schouten sur les droits phosphate))… Un communiqué du LTO du 10/10 (après la journée de manifestation) indique que POV (l’organisation des éleveurs de porcs) a rompu ses discussions avec le Ministère LNV. Alors qu’en mai, elles s’organisaient afin de défendre des positions communes ou bien encore participe aux actions du LNV, les organisations professionnelles du secteur agricole semblent se replier individuellement sur une pure action défensive, de surinformation, sans coordination aucune. Il faudra attendre le 7 novembre pour qu’elles annoncent un nouveau collectif : « alliance « Collective Agriculture » qui regroupe 11 associations du secteur agricole.
Et les autres ? Alors que le sujet en tant que tel ne semblait pas les concerner avant juin 2019, des organisations professionnelles des autres secteurs économiques remettent en cause les zones Natura 2000, proposent des solutions, retournent les arguments (MKB-Netherlands ; VNO-NCW : « L'industrie est un "pollueur" relativement faible en ce qui concerne l'azote. L'agriculture est responsable de 40 % des émissions… ») etc… Elles s’organisent plus rapidement et mettent en place une task force « azote » afin de sonder leurs adhérents et renvoyer un courrier officiel à la chambre des représentants courant octobre. La question azote dépasse désormais le seul secteur agricole.
La révolte des agriculteurs
Deux organisations d’agriculteurs/éleveurs/horticulteurs se créent en 2019 et seront à l’origine des manifestations.
Le premier mouvement s’intitule Agractie, mouvement initié par l’éleveur Bart Kemp, est créé en septembre 2019 ; son ambition est à la fois de réduire le fossé en agricultures et citoyens, de rendre leur fierté aux agriculteurs néerlandais et de faire entendre aux politiques une voie unie du secteur agricole. Le site Facebook de Bart Kemp montre clairement que le mécontentement vis-à-vis des politiques est antérieur à la seule crise déclenchée par l’annulation du PAS. LTO Netherland semble partager le malaise de ses adhérents puisqu’un article de presse du 30 août 2019 conclue sur : « C'est dur pour les familles d'agriculteurs quand un représentant du peuple dit que la moitié d'entre elles n'a plus le droit d'exister. Elles s'engagent chaque jour à rendre leur entreprise plus durable etc etc… ». Parmi les partenaires d’Agractie pour la manifestation du 13 octobre, se trouvent les organisations industrielles POV et NEVEDI ainsi que des industriels de l’agro-industrie, comme ForFarmers (industriel de la nourriture animale) qui a repéré et accompagné Bart Kemp pour son action.
Le second mouvement est Farmer’s Force Defense (FDF) dont le slogan est « soutenez nos agriculteurs – soutenez-vous les uns les autres ». Il se crée en mai 2019 : le site web est actif dès le 20/05/2019, avant donc l’annulation du PAS ; leurs cibles sont les éleveurs ; ce mouvement semble être directement lié aux actions d’environnementaux qualifiés d’extrémistes et la création fait suite à l’action des activistes de l’association internationale Meat the Victims le 13 mai dans un élevage porcin.
Le programme des conférences de lancement de la journée du 1er octobre réserve une place à la Ministre Carola Schouten, ce qui accélèrera le gain de légitimité des deux organisations. Les slogans de FDF et Agractie précisent que leur volonté est de défendre leur travail, leur passion. Agractie en particulier parle à la société dans son ensemble : « Nous avons une mission, une histoire à raconter. L'histoire de la production d'aliments honnêtes et sûrs, ayant le plus faible impact environnemental au monde. La nourriture des Pays-Bas, que les gens en Europe, et même dans le monde entier, apprécient, car il n'existe nulle part dans le monde une région où les connaissances, l'infrastructure et la passion donnent lieu à autant de beaux produits ».
Dès lors, ces deux organisations deviennent des interlocuteurs sérieux des organisations industrielles bien établies ainsi des autorités, ce qui se vérifiera par la suite ; elles font partie le 7 novembre de l’alliance « Collective Agriculture », auprès (entre autres) de LTO-Netherland et POV.
La situation bloquée de l'année 2022
Trois ans plus tard, la situation s’est envenimée. Depuis plusieurs mois, des agriculteurs hollandais mécontents organisent des rassemblements dont les plus importants regroupent plusieurs dizaines de milliers de fermiers. Le gouvernement campe sur ses positions en s’appuyant sur le fait qu’un Hollandais sur quatre appartient à une association de défense de la nature. Ce refus de changer de posture incite certains agriculteurs recourir à la violence et aux actions illégales, cortèges de tracteurs bloquant dans la nuit des centres de distribution alimentaire, heurts avec la police. Le 5 juillet dernier, des policiers ont ouvert le feu et atteint le fils d’un fermier qui conduisait un tracteur des manifestants. Une forte minorité de la population locale soutient le mouvement de révolte qui plonge ses racines dans l’histoire des révoltes sociales des Provinces Unies .
Katia Cargnelli Barral.
MSIE40 de l’EGE