La confrontation informationnelle entre Elon Musk et Mark Zuckerberg

Comment la confrontation informationnelle entre Twitter / X et Thread a dégénéré en une lutte personnelle, économique, politique et sociétale, pourquoi l’Intelligence Artificielle pourrait la bouleverser, et ce que cela présage pour notre futur.

Depuis un an, une lutte titanesque oppose les deux principaux tycoons de la technologie américaine pour la maîtrise des réseaux sociaux. Boycott, scandales, menaces d’interdiction règlementaire, etc. : les coups bas se sont multipliés, au point de dégénérer en menaces de combat personnel de MMA. Comment une guerre économique a-t-elle pu dégénérer ainsi ? Pourquoi prend-elle des résonances politiques et sociétale majeures ? Et surtout, que cela présage-t-il pour notre futur ?  Une plongée au cœur de la guerre de l’information sur l’information qui révèle des perspectives vertigineuses

Une acquisition éclair de Twitter, et une contre-offensive inattendue de Meta 

Tout commence par un coup d’éclat, le 26 octobre 2022 : « Allons couler cette boîte ! » déclare Musk, sarcastique, en arrivant dans les locaux de Twitter, entouré d’une nuée de journalistes, avec un évier entre les mains.

Familier des réseaux sociaux, grand utilisateur de Twitter où il compte à l‘époque près de 110 millions d’abonnés mais n’ayant jamais dirigé un média, c’est pourtant le premier réseau mondial de microblogging dont il finalise l’acquisition pour 44 milliards de dollars.

Une acquisition inamicale qui a provoqué une levée de boucliers des dirigeants, des menaces de retrait des annonceurs, et des tentatives de mise en place de pilules actionnariales empoisonnées, mais auxquelles le conseil d’administration de la société à l’oiseau bleu a fini par se résoudre.

Face à des utilisateurs inquiets et à une grande partie des employés hostile, Musk s’attend à devoir batailler. Marqué par des polémiques publiques, et des départs et licenciements massifs de près de 80% des équipes, les premiers mois ne dérogent pas à sa réputation. Des débuts difficiles[i] pour Musk, qui parvient quand même – et contre toute attente - à se targuer d’une croissance du nombre d’utilisateurs mensuels et annuels, même si divers médias soulignent un changement de métriques qui pourrait être trompeur.

Aussi, c’est un rude coup qui s’annonce quand Marc Zuckerberg, patron de Meta, se détourne un moment de ses projets futuristes autour du metaverse pour annoncer le 5 Juillet 2023 qu’il lance un concurrent direct de Twitter, Thread, dérivé du réseau Instagram. « Je pense qu'il devrait y avoir une application conversationnelle réunissant plus d’un milliard de personnes. Twitter avait la capacité de le faire, mais a échoué. J'espère que nous réussirons » poste-t-il sur la nouvelle application mobile. Une application de microblogging basique, pure copycat de Twitter, et dépourvue de multiples fonctionnalités, mais qui rencontre un succès immédiat avec 100 millions d’inscrits en 5 jours, alors que les autres plateformes concurrentes, comme Mastodon ou Bluesky, avaient échoué à percer. Au grand dépit de Musk qui crie à la « tricherie », au plagiat, au vol de propriété intellectuelle, et finit par menacer d’aller en justice.

Une guerre d'influence stratégique à l'aube des séries d'élections de 2024

Une banale guerre commerciale ? On pourrait en douter. Car le rachat de Twitter, qui pourrait sembler anecdotique, le réseau de microblogging n’étant qu’un réseau social relativement mineur face aux géants que sont Facebook, YouTube, WhatsApp, Instagram, Tiktok et WeChat  - est une bombe nucléaire informationnelle. Avec ses près de 500 millions d’utilisateurs, Twitter s’est imposé en quelques années comme le cœur battant du monde politique, des médias, et du lobbying en occident. Après des décennies de libre expression, le réseau fait l’objet depuis quelques années d’une guerre d’influence idéologique et informationnelle violente, de mesures de censure, et d’une reprise en main par les agences fédérales américaines, et les équipes de modération de Twitter[ii] sous le prétexte de respect du ‘règlement de la communauté’. L’arrivée de Musk, « free-speech absolutist » autoproclamé, est une menace profonde pour ces acteurs, à l’heure de la polarisation croissante des opinions, et 2 ans avant une série d’élections stratégiques aux USA et dans le monde[iii]. Il n’y a pas d’alternative immédiate à Twitter dans le monde du microblogging. Et Musk est réputé incontrôlable.

Vénalité, idéologie, compromission, ego : c’est ainsi toute la palettes des motivations humaines qui se joue dans cette bataille, sur des échiquiers à la fois économiques, politiques et sociétaux, où s’affrontent les deux plus puissants entrepreneurs de leur génération.

Elon Musk Mark Zuckerberg : le choc des titans de la technologie

. Elon Musk : Visionnaire, bâtisseur de SpaceX et de Tesla, 1ère fortune mondiale. Pourquoi a-t-il acheté Twitter ? Pour « aider l’humanité  en préservant un espace public de libre expression » dit-il. Et si certains de ses fans imaginent voir derrière cette acquisition surprise un plan visionnaire[iv] pour monétiser un réseau jusque-là lourdement déficitaire, il est clair que le rachat de Twitter pour 44 milliards de dollars est loin de présenter une justification économique évidente. Au point que Musk, après son impulsive offre d’achat, a tenté d’annuler le deal avant de devoir finalement l’honorer, sous la menace d’un procès

Son style ? La provocation. Une large part des équipes existantes de Twitter menace de démissionner ? Au lieu de les cajoler, il ne promet que du sang et des larmes, et exige un engagement ‘extrêmement hardcore’ de chacun s’il ne veut pas être licencié. Des utilisateurs se plaignent de contenus polémiques ? Il réactive les comptes les plus controversés, bannis par la direction précédente, comme ceux de Donald Trump et d’Alex Jones. Des annonceurs menacent de le boycotter après des propos jugés excessifs ? Musk en rajoute dans la provocation, leur suggérant publiquement d’aller « se faire faire f* », sous les yeux consternés de sa nouvelle Directrice Générale, Linda Yaccarino, justement chargée d’arrondir les angles et de renouer avec les grands annonceurs.

. Mark Zuckerberg, patron du plus grand groupe de réseaux sociaux au monde. 

Pourquoi lance-t-il un concurrent de Twitter ? Probablement pas pour des raisons financières, Twitter étant un réseau déficitaire, alors qu’il est assis sur une machine à cash avec Facebook, Instagram et WhatsApp, fait face à d’autres concurrents bien plus dangereux, comme TikTok, et vise à révolutionner l’espace médiatique avec le metaverse.  Certainement est-ce une contre-offensive préemptive pour éviter de laisser un espace médiatique à un entrepreneur aussi créatif que Musk. Sans doute aussi agit-il sous la pression de réseaux politiques - notamment démocrates -, qui veulent éviter la mainmise d’un libertarien incontrôlable sur le microblogging, surtout à l’approche des élections présidentielles américaines de 2024. Zuckerberg y trouve là un moyen de se concilier enfin la sphère politique et journalistique qui l’avait beaucoup écorné depuis deux décennies. Peut-être est-il enfin motivé par une certaine animosité personnelle, Musk le provoquant délibérément depuis des années. N’a-t-il pas déjà en 2018 promu la campagne « #DeleteFacebook » lors du scandale Cambridge Analytica, et stipendié publiquement la volonté du fondateur de Meta de « contrôler l’internet » ? 

Son style : infiniment plus réservé. Passionné de code informatique depuis l’enfance, comme Musk, il présente pourtant un profil diamétralement opposé : marié depuis l’université à la même femme alors que Musk collectionne les scandales et les divorces, discret alors que Musk joue de son image d’inventeur exubérant - ayant inspiré le personnage de Tony Stark dans les films de Marvel - calme alors que Musk est impulsif. 

Des utilisateurs moquent les fonctionnalités limitées de Thread ? Il reste placide et promet des améliorations. Thread patine et régresse lourdement au bout de quelques jours, malgré un départ en fanfare ? Zuckerberg garde son sang-froid et parie que le temps jouera progressivement en sa faveur. D’autant plus que contribuer à affaiblir, marginaliser et tuer progressivement twitter serait déjà une victoire pour lui, que Thread décolle ou pas.

Liberté d'expression, mésinformation et désinformation : des enjeux multidimensionnels

Une bataille emblématique entre deux styles, deux visions du monde et deux univers politiques que tout oppose. Et une guerre à mort. Car dans un monde où « l’information, c’est le pouvoir », c’est le contrôle de l’opinion publique qui se joue : Au moment où l’occident est plus divisé et polarisé que jamais, où les élites s’inquiètent du schisme grandissant entre les gouvernants et une partie croissante des populations, réseaux et médias deviennent un champ de bataille stratégique. Face à face, les pouvoir en place et leurs opposants jouent chacun leur va-tout. La tentation des premiers : s’assurer un contrôle complet des narratifs. Dans le monde occidental, ils ont déjà la maitrise de la plupart des médias traditionnels et une collaboration tacite des GAFAs. En face, les factions adverses cherchent avant tout à garder leur liberté d’expression et de manœuvre. Twitter, dernier champ de liberté relatif dans les médias mainstream, est potentiellement stratégique pour eux. D’où un support massif à Musk dans les milieux alternatifs[v].

Face à ces enjeux stratégiques et multidimensionnels, dans un monde de plus en plus polarisé, on n’est plus dans le discours rationnel. C’est l’émotionnel qui prime. Chacun des deux adversaires jouant le rôle de sauveur d’une audience qui est victime selon chaque camp soit du bourreau de la censure, soit du bourreau de la désinformation. 

Face au rouleau compresseur des médias installés et des GAFAs, Musk se pose en résistant, et en sauveur de la liberté d’expression, par ailleurs inscrite dans le premier amendement de le constitution américaine. « Ils veulent vous museler », sous-entend Musk, qui lance opportunément les « Twitter files », pour souligner combien les précédentes équipes ont censuré l’information, et rassembler derrière lui les partisans de la liberté. 

Ils veulent vous désinformer et vous manipuler’, lance implicitement en face Mark Zuckerberg et ses équipe, soutenu par le cœur des médias autorisés. Le dernier sommet du World Economic Forum n’a-t-il pas placé la mésinformation et la désinformation au cœur de son analyse des risques pour demain ?  

Un affrontement disproportionné où Musk joue au trublion David et Zuckerberg au Goliath du cercle de la raison, et où les deux s’affrontant dans l’arène sous l’œil d’une opinion publique de plus en plus polarisée, caractéristique des grandes périodes de trouble économique, politique et sociétal. 

La stratégie du boa contre la stratégie du fou

Les stratégies ? Opposées comme les deux hommes.

Disruptive du côté Musk. Twitter n’a jamais vraiment percé, restant scotché sur des opérations en perte ?  Les annonceurs se dérobent et les revenus publicitaires fondent ? Musk promet la révolution de « Twitter 2.0 ». Émissions de créateurs vedette comme Tucker Carson, appels audio et vidéo, paiements et services financiers… : il multiplie les innovations pour maximiser l’audience et monétiser les usages par les utilisateurs eux-mêmes. Promettant de faire de Twitter une ‘superapp’ ultime, sur le modèle de ce qu’ont réussi à faire les chinois avec WeChat. Renommant même Twitter en ‘X’, sa marque fétiche.

Et surtout, il joue de l’imprévisibilité pour faire parler de lui – devenant avec ses 170 millions d’abonnés le meilleur porte-parole de Twitter, dont il a supprimé le service de communication. Ses détracteurs voient en lui un impulsif, instable, propice au coup de sang ? Il en joue. Lorsque l’ADL (Anti-Defamation League) se plaint d’un tweet sur Gaza, il réplique en la menaçant à son tour d’un procès pour diffamation et laisse se propager une campagne #BanTheADL sur X, réussissant au final à la faire reculer. Lorsque Thierry Breton l’accuse de non-conformité au DSA (Digital Service Act) européen, il rend la polémique publique pour renverser la stratégie de la preuve, et met en avant son approche innovante de « community notes » pour combiner liberté d’expression et modération. Une alternance de blitzkrieg et de contre-guérilla qui le rend complexe à contrer, rappelant la stratégie du fou : le provoquer, c’est prendre le risque d’une escalade et d’un retour de bâton communicationnel imprévisible. Même si, au final, la lente guérilla que subit l’entreprise affaiblit progressivement Twitter. D’autant plus que la FTC et l’UE continent de menacer.   

Zuckerberg, lui, avance méthodiquement. Quoique auréole d’une réputation sulfureuse depuis le film « the social network » qui romance la fondation de Facebook, il procède sans éclat public, mais une constance implacable. Une approche méthodique et un lobbying discret qui lui permettent enfin de se concilier les politiques et les médias. Des médias historiquement peu tendres à son égard depuis l’affaire de Cambridge Analytica, et les multiples scandales de gestion des données personnelles, mais qui pour une fois achètent pour la plupart son narratif sur la création par Thread d’un espace de communication protégé. Sans doute pas dupes de son discours, mais trop heureux de soutenir une alternative à Musk, en se faisant souvent un écho partisan de toutes les polémiques pouvant affaiblir ce dernier. Une stratégie de Zuckerberg qui pourrait rappeler celle du boa : immobiliser et étouffer économiquement son adversaire pour pouvoir ensuite le digérer tranquillement. 

Que les deux hommes soient plus complexes qu’il y paraisse importe finalement peu. Même si, sous une apparence provocatrice, Musk sait éviter d’aller trop loin (il renouera avec l’ADL) et si - derrière son calme apparent - Zuckerberg est bien moins lisse qu’il y parait, la bataille est tout autant une bataille d’image et d’égo qu’une bataille économique. Un tweet rageur ou un même partagé sur Twitter ou Thread et relayé par la presse vaut mille mots. Chacun des deux tycoons entraînant derrière lui son fan club, ses réseaux et ses alliés, pour déstabiliser son adversaire et capter la masse des indécis. 

Un fan club massif pour Musk, avec la masse grandissante de ses 170 millions de followers sur Twitter, et la sympathie des réseaux alternatifs, mais peu d’alliés objectifs, face à une opposition massive de l’établissement, des réseaux démocrates, et de la plupart des médias installés, qui lui sont globalement hostiles, comme le montre le relai général des polémiques contre lui, mais sur lesquelles il rebondit, comme Donald Trump. Chaque foucade entrainant une couverture négative, mais relançant sa popularité. Comme tente de le souligner philosophiquement Linda Yaccarino, c’est une « campagne de branding gratuite »…

Tout le contraire de Mark Zuckerberg, qui n’a jamais été très populaire, mais bénéficie ici du soutien implicite des institutions au pouvoir, de la majorité des réseaux politiques, des grands annonceurs, et du pouvoir écrasant de ses réseaux sociaux.   

Le tout dégénérant en bataille de communication personnelle, dont le clou est sans doute le défi lancé sur Twitter par Musk à Zuckerberg de l’affronter en combat singulier en cage de MMA. Un défi dont Zuckerberg relève le gant en répondant sur

Thread, et qui va faire pendant deux semaines le délice des deux réseaux et des médias. Les deux adversaires évoquant même un combat dans un lieu ‘épique’, en Italie et diffusé en direct, avant que Musk ne rétropédale prudemment, reportant l’hypothèse d’une confrontation après une opération supposément urgente, même s’il fait mine d’affirmer que c’est Zuckerberg qui abandonne, le traitant publiquement de « mauviette ». Et en en rajoutant ensuite dans la provocation, sous les commentaires atterrés de la presse.

Le secret derrière la porte : choc des égos et bulles cognitives

Avec la bataille de Twitter contre Thread, ce qui aurait pu être une bataille économique marginale – avec 5 milliards de dollars de revenu à son plus haut, Twitter n’est rien dans l’univers des médias sociaux - est aussi et avant tout une massive bataille d’egos ! Ego des utilisateurs et des fans, exacerbé par l’idéologie et les polémiques. Une montée vers les extrêmes symptomatique du secret bien caché des réseaux sociaux : que ceux-ci, loin de réunir, divisent. Qu’ils tendent à accentuer à la fois les conflits et les bulles cognitives pour maintenir sans arrêt l’attention de leurs utilisateurs, et leur donner le choc de dopamine qui les rendra accro, et maximisera les usages et les revenus publicitaires. Et une bataille qui remonte au final, en haut de la pyramide, au formidable choc des égos de ses deux dirigeants, Elon Musk et Mark Zuckerberg. Comme dans toutes les guerres, l’affrontement est en définitive un combat de volontés qui se joue au sommet. Et, pour Twitter et Thread, un choc sans doute d’autant plus brutal qu’il se joue en temps réel sur Twitter et Thread eux-mêmes, sous l’œil de centaines de millions d’utilisateurs.

Le moment Oppenheimer et la révolution et l'Intelligence Artificielle ?

Une bataille à qui les avancées de l’intelligence artificielle (IA) va donner à l’avenir une nouvelle dimension.

Car ce qui apparaît déjà depuis des années comme la plaie des réseaux sociaux, les bots, s’apprête à passer à une dimension supérieure. 

Avec les avancées de l’IA générative depuis 2022, créer des millions de faux comptes, leur faire tenir des conversations réalistes, les nourrir d’images et de vidéos tout aussi fausses les unes que les autres, est désormais à portée de quelques clics ou swipes.   

D’autant plus que ce sont justement tous les contenus humains créés et partagés sur Internet, et notamment sur les réseaux sociaux, qui vont permettre de nourrir et d’entrainer ces intelligences numériques. 

Une montée vers un stade proprement nucléaire de la guerre informationnelle qui ne manque pas d’inquiéter tous les esprits, les comparaisons avec Oppenheimer fleurissant en 2023. Y compris par Elon Musk qui avait justement contribué en 2016 à la création d’OpenAI pour s’assurer que l’IA bénéficie à l’humanité plutôt qu’elle ne la menace, et voit aujourd’hui la société qu’il avait cofondé puis quitté jouer les apprentis sorciers avec ChatGPT. 

Mais une lutte où chaque camp participe à la course aux armements, autant pour se défendre que pour attaquer : Zuckerberg, qui pivote désormais du metaverse pour se lancer à son tour dans la course à l’intelligence artificielle générale (AGI), comme Musk qui fonde dans le plus grand secret une nouvelle société, X.ai, dont la première réalisation est l’IA de X, Grok (qu’il réserve aux abonnés premium de X), concurrent de ChatGPT à l’image de Musk : provocatrice. 

Les perspectives de cette guerre : humain, trop humain ?

Avec Twitter contre Thread, c’est donc à la fois une guerre stratégique et paradoxale qui se joue. Stratégique par ses enjeux : maintenir ou non un espace de liberté sur les réseaux sociaux. Stratégique par l’influence croissante de l’IA dans cette guerre. Mais paradoxale car derrière la technologie, et l’IA, ce sont avant tout les émotions humaines les plus primaires qui jouent : la psychologie des foules et l’égo. Y compris et surtout celui de ses deux dirigeants.

Qui va l’emporter dans cette bataille théoriquement titanesque ? L’inventeur impulsif qui rêve de créer la « superapp » universelle de demain, de faire fusionner l’intelligence artificielle et humaine avec Neuralink, et ultimement de conquérir Mars ? Ou le stratège méthodique qui, tel dans un jeu de go, a patiemment conquis une audience de 4 milliards d’utilisateurs via ses réseaux sociaux, veut accroître son emprise avec l’IA, et ambitionne de maîtriser la prochaine étape des médias : le metaverse ? 

Musk, tel un Napoléon moderne possédé par l’hubris, se croyant victorieux après une guerre éclair, va-t-il voir se réduire en cendre la Moscou numérique qu’il a conquis, et être acculé à une retraite désastreuse, voire à une capitulation ? Zuckerberg tel un Empereur Alexandre 1er contemporain, va-t-il réussir à vaincre par encerclement, et attrition financière ? 

Il est trop tôt pour le dire, dans un monde en transformation exponentielle ou les disruptions se multiplient. 

Musk le reconnaît publiquement : il peut échouer. Début 2023 déjà, Fidelity estime que Twitter a perdu près de 70% de sa valeur… En juillet, Musk admet que Twitter a perdu 50% de ses recettes publicitaires. En décembre, la BBC évoque même l’hypothèse d’une faillite de Twitter si Musk ne la refloue pas. Et même si son statut de première fortune mondiale le protège à priori, la presse ne manque pas de souligner combien ses incartades énervent les autorités actuelles et pourraient menacer la source de sa fortune, Tesla et SpaceX, très dépendants de sa réputation, de son entregent et des financements publics. Le récent jugement qui menace de lui faire perdre 56 milliards de dollars d’actions Tesla en est un signe. 

Compte tenu de la première règle des réseaux – « the winner takes all » - le pari de Zuckerberg est de son côté loin d‘être gagné. Promettre un réseau garantissant la « gentillesse » et la tranquillité est-elle une promesse gagnante, alors que c’est justement la polémique qui crée l’audience dans le monde des réseaux sociaux, et que l’historique de Meta ne plaide pas en sa faveur

Surtout que, en face, les concurrents étrangers avancent leurs pions. Depuis la montée des tensions entre occident et les BRICS, Chine et Russie font feu de tout bois pour développer leur influence sur les réseaux occidentaux, développent avec succès leurs propres réseaux en occident (Tiktok, Telegram, WeChat, etc.), investissent massivement dans l’IA, et érigent de leur côté des murailles pour se prémunir des influences étrangères. Certains projettent même d’aller plus loin, en dissociant les technologies Internet elles-mêmes, ce qui pourrait mener à ce que certains appellent le ‘splinternet’.

Un futur labyrinthe mondial de réseaux qui pourrait bien risquer de fragmenter à terme le monde entier en bulles cognitives divergentes, et demain peut être totalement séparées. Un kaléidoscope d’illusions enfermant chacun dans un univers étroitement contrôlé, et que pourrait bien exacerber l’IA.

Que cela présage-t-il pour notre futur ? Plus de liberté, ou une dictature numérique ? L’homme augmenté, ou l’homme programmé ? L’avenir est encore incertain. Les affrontements entre Twitter et Thread ne sont que des prémices de cette bataille. Mais une chose est sûre : au royaume du numérique et de l’IA, c’est encore l’humain, avec ses conflits ses émotions et ses passions, qui reste roi. Humain, trop humain ?

Jean-Christophe Spilmont,
étudiant de la 42ème promotion Management stratégique et intelligence économique (MSIE)

 

Note


[i] Un témoignage de l’intérieur intéressant et – semble-t-il équilibré – sur la transformation en Twitter 2.0 est celui de Esther Crawford, une chef de projet de Twitter présente au moment du rachat de Twitter, et qui décrit un entrepreneur à la fois innovant et imprévisible. Cette période est également dépeinte de manière plus polémiste par le romancier Ben Mezrich (également à l’origine du livre « The Accidental Billionaires » qui a inspiré le film « The Social Network » sur Mark Zuckerberg) dans son livre « Breaking Twitter ». 

[ii] Ces pratiques de modération très orientées politiquement ont notamment été mises en lumière par les « Twitter Files », une série de documents internes de Twitter publiés à l’initiative d’Elon Musk, à partir de décembre 2022.

[iii] Tout particulièrement les élections présidentielles successives russe, indienne, américaine, et les élections au parlement Européen.

[iv] Voitures autonomes avec Tesla, lanceurs spatiaux avec SpaceX, télécommunications satellites avec Starlink, implants neuronaux avec Neuralink, etc. : les activités de Musk témoignent de sa créativité, mais aussi d’une vision à long terme. Un media comme Twitter peut être à la fois un levier d’influence, mais pourrait aussi ultimement s’intégrer dans un projet très vaste de système de communication unifié. Ceci notamment avec Starlink au vu de la direction que prend Musk d’ajouter appels vocaux et vidéos à Twitter, et de son projet de remplacer à terme les numéros de téléphone par Twitter, comme il le révèlera plus tard. 

[v] Au-delà de sa fan base, séduits par sa capacité d’innovation et son style  provocateur (il a d’ailleurs été élu en 2021 personnalité de l’année par le Times, même si ce choix a suscité des polémiques), son style provocateur et sa volonté de préserver la liberté d’expression lui a valu une sympathie affichée de beaucoup de milieux alternatifs, de tous les horizons politiques américains et étrangers, comme récemment en France. L’ancien Président Russe, Dmitry Medvedev, ne s’était-il amusé à le prédire prochain président d’états désunis d’Amérique, dans ses provocatrice prédictions 2023 ? Tout le contraire de Mark Zuckerberg, considéré comme froid et calculateur, qui n’a jamais séduit le grand public, et a même été parfois moqué pour son attitude de « robot », malgré tous ses efforts de relations publiques.