Le gaz de schiste (GDS) est un sujet de guerre économique à part entière car il dépasse les intérêts économiques privés et son enjeu stratégique se joue aussi au niveau des Etats qui en disposent ou qui en ont besoin. Il devient alors particulièrement essentiel de comprendre les positions et intérêts des acteurs mondiaux du gaz de schiste (producteurs, clients) mais aussi de mesurer les effets concurrentiels sur les pays producteurs de pétrole ou de gaz naturel.
Le cas des États-Unis
Le basculement énergétique vers le gaz et le pétrole de schiste débuta dans les années 1970 au Texas et en Louisiane. Ces États servirent de zones d’expérimentation pour une nouvelle technique d’exploitation : le forage horizontal. Associé à la fracturation hydraulique à partir des années 1990, il permit l’exploitation des ressources dites « non conventionnelles ». Au début des années 1990, après l’annexion du Koweït par l’Irak et la nouvelle crise du Moyen- Orient, une hausse des prix du gaz et du pétrole permet aux grandes entreprises du secteur d’envisager une éventuelle rentabilité dans l’exploitation des gaz et pétrole de schistes.
A partir des années 2010, la montée en puissance du GDS se fait aux États-Unis sous l’administration Obama. Impulsée par des projections attractives de l’Agence Internationale de l’Énergie (A.I.E) concernant les réserves disponibles sur le continent américain. Il s’en suit une hausse significative de l’exploitation du pétrole et des GDS dès 2011. L’exploitation de ces ressources engendre une baisse importante du prix du gaz pour les Américains ainsi qu’une réduction des importations / dépendances sur ces ressources.
Cette nouvelle forme d’énergie est accueillie dans un premier temps favorablement. Elle réduisait de facto les émissions de carbone dans l’atmosphère comparativement au charbon. L’intérêt qui est porté au GDS est aussi lié aux perspectives de développement économique et de compétitivité du pays (création de 600 000 emplois).
Même si les estimations de réserves ont été revues à la baisse par la suite, en parallèle à l’amélioration des rendements d’exploitation, les États-Unis ont saisi l’opportunité de la réduction de leur dépendance énergétique voire de leur autosuffisance énergétique en réduisant à cette époque l’importation de pétrole en provenance d‘Arabie Saoudite de 60 à 39%.
S’appuyant sur les réductions d’importations de pétrole grâce au développement du gaz de schiste sur le sol américain, les prévisionnistes envisagent alors un changement majeur dans l’échiquier énergétique mondial : les États-Unis se placeraient comme l’un des premiers pays producteurs/exportateurs d’énergie dans le monde. L’autosuffisance énergétique américaine signifierait alors un désengagement progressif au Moyen-Orient. D’autre part, des liens se renforceraient notamment avec l’Australie qui possède d’importantes réserves de gaz de schistes, ce qui pourrait influer sur toute la région Indopacifique et Asie pacifique. La compétitivité des États-Unis serait aussi renforcée sur le marché global du gaz.
Dans les années 2010, les États-Unis ont pour objectif de devenir exportateurs de Gaz Naturel Liquéfié (GNL) - plus précisément de l’excédent de leur propre production - notamment en direction de l’Europe. La réalisation de cet objectif affecterait les marchés du gaz de ces régions, déséquilibrant ainsi les fournisseurs historiques du Vieux Continent (Russie, Qatar, Algérie, …).
Toutefois, le boom industriel des GDS suscite des inquiétudes sociétales à cause des conséquences des effets de l’exploitation du GDS sur l’environnement. Les uns opposent des arguments environnementaux et sociaux, tandis que les autres avancent la question de l’emploi, de la souveraineté et de l’expertise métier. Par conséquent, en dépit d’un soutien fédéral à l’exploitation du gaz de schiste jusqu’à la présidence de Barack Obama, des Etats américains ont tout simplement prohibé l’exploration et l’exploitation des gaz de schiste. C’est notamment le cas de l’État de New York en décembre 2014.
L'exemple des États-Unis suscite aussi des intérêts dans le monde
L’exploration et de l’exploitation des gaz de schistes, fortement impulsée par les États-Unis et le développement des techniques d’extraction, a nécessairement amené d’autres pays producteurs d’énergie à réaliser une prospective de leur côté. Plus encore, à considérer leur positionnement sur l’échiquier mondial, tenant compte des gisements dont ils disposaient. Une meilleure répartition des ressources de schiste par rapport aux énergies conventionnelles vient accroître le potentiel énergétique de certains pays, qui étaient fortement dépendants de leurs importations en matières premières.
A titre d’exemple, le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord (MENA) ont tardé à s’intéresser au GDS, compte tenu des importantes ressources de gaz conventionnel. Mais le boom de la croissance les incite à revoir leur position. La Lybie et l’Algérie ont de très importantes réserves. L’Algérie a passé des accords d’exploitation avec des compagnies nationales ou étrangères. Néanmoins les oppositions sont très fortes au sein de la population, pour les mêmes raisons qu’observées dans d’autres pays comme les États-Unis.
De leur côté, l’Arabie Saoudite, la Lybie, Oman et l’Égypte ont commencé à investiguer leurs réserves de GDS à partir de 2013. Mais il est peu probable que l’exploitation voit le jour rapidement. Les pays du MENA (Moyen-Orient et Afrique du Nord) sont trop instables politiquement et économiquement. La plupart ne disposent pas d’une législation claire pour exploiter le GDS. En effet, côté Lybie, cela semblait déjà compliqué à envisager du fait de la situation politique, de l’influence turque (dans le contexte de la découverte des gisements de gaz dans la mer Noire), et de l’influence russe (la Russie qui ne souhaite pas être concurrencée).
En 2014, l’Arabie Saoudite laisse s’effondrer les prix du GDS. L’abondance du gaz liée au boom de l’exploitation du GDS a pour effet de faire chuter les cours. Le GDS devient alors beaucoup plus cher à extraire que les gisements du Moyen-Orient.
Les cas sud-américains
L’Argentine dispose du second plus grand gisement total de gaz de schiste au monde, selon les données de l’EIA et de l’IEA. Très vite, on parle alors de l’Argentine pouvant devenir la nouvelle Arabie Saoudite. Avec les États-Unis et le Mexique pointant au top 5 des ressources exploitables de GDS, la perspective d’un déplacement du centre névralgique mondial de l’énergie du Moyen-Orient vers les Amériques est réelle. A plus petite échelle géographique, il en est de même pour l’Argentine en Amérique du Sud, devenant un producteur majeur devant le Venezuela et le Guyana. Il s’agit aussi de répondre à la problématique du déficit commercial grandissant, tout comme les besoins en importations énergétiques. De ce fait, pour les prochaines décennies, il sera question de modifications des rapports de force géopolitique, et d’établir des alliances stratégiques entre pays américains.
L’Argentine est l’un des quelques exemples dans le monde, reproduisant le boom économique et industriel du gaz de schiste à l’image des États-Unis. Une dizaine de compagnies exploite le GDS en Argentine, propriétaire du sous-sol. La plus importante est YPF, compagnie semi-nationale (créée par le gouvernement, et déclarée d’utilité publique nationale) dans laquelle Total a aussi des parts.
En dépit de quelques oppositions nationales, le gouvernement argentin a fait le choix du gaz de schiste. Toutefois, le pouvoir a totalement (en tout cas en apparence) pris le contrôle du sujet GDS en s’appuyant sur la compagnie nationale YPF (dont l’État possède aujourd’hui 51%), par le biais de laquelle l’Argentine est devenue autosuffisante en énergie par le pétrole et le gaz naturel à la fin des années 70. Il s’appuie aussi sur un cadre règlementaire définissant les hydrocarbures non conventionnels (comprendre les gaz de schiste) comme un objectif prioritaire.
L’Argentine a établi des alliances stratégiques, en ouvrant son marché à la concurrence (et normalement au transfert de connaissances) avec des compagnies locales et multinationales telles que Total, ExxonMobil, Cheniere. Ces dernières ont un permis d’exploitation limités dans le temps (35 ans), par le biais de prises de participation sur les différents puits.
Le Mexique a fait aussi le choix d’une compagnie d’État, Pemex, qui exploite le gaz de schiste. Toutefois le manque d’expérience technique et la difficulté à financer l’activité ont obligé le Mexique à importer du gaz de schiste américain à très bas prix. Cela a engendré une situation de dépendance et donc une concurrence déloyale par rapport au gaz de schiste mexicain. Mais le gouvernement mexicain a fini par ouvrir son marché du GDS à des investisseurs privés locaux et étrangers. C’est ce qui a incité des majors pétrolières comme Total à se positionner sur le marché mexicain. Les premiers résultats en termes d’exploitation ne sont pas à la hauteur des attentes, du fait des formations géologiques et de la rentabilité des exploitations. En 2021, les majors pétrolières ont fait pression auprès du gouvernement pour obtenir des subventions et incitations fiscales sur les aux hydrocarbures non conventionnels.
Le cas du Canada
Les premières explorations ont permis de découvrir d’importants gisements. Au Canada, on estime en 2013 (sur la base de données de l’EIA), qu’il existe au moins 4 995 TCF de gaz de schistes dans le sol canadien, dont 573 TCF de gaz récupérable9 (16 225 milliards de m3). Ces gisements sont répartis dans de nombreuses provinces dont la Colombie-Britannique, l’Ontario, Alberta, et le Québec. Ces chiffres placent alors le Canada au 5e rang mondial des pays en termes de gaz récupérable10 (et donc in fine commercialisable) derrière les États- Unis… et la Chine. Seul le Québec a adopté un « quasi-moratoire » dès mai 2013 sur l’exploitation des gaz de schistes sur son territoire – en interdisant la fracturation hydraulique sur son sol pour 5 ans. Cette disposition a plusieurs fois prorogée et actuellement toujours en vigueur. Cela fait suite aux résultats d’enquête menées par le BAPE (Bureau d’audiences publiques pour l’environnement) en 2011 et à la pression citoyenne du fait de leurs inquiétudes, en dépit des informations partagées par les industriels et des rapports experts établis.
Le cas de la Chine
La Chine est bien placé sur l’échiquier énergétique du gaz de schiste, dans la mesure où ce pays disposerait selon l’EIA du plus grand potentiel énergétique non conventionnel du monde, avec un bassin évalué à environ 36 000 milliards de m3 directement exploitables.
Néanmoins, de nombreux handicaps viennent freiner son potentiel d’exploitation des ressources non conventionnelles : les champs sont souvent situés dans des zones montagneuses et en-deçà de 2000 voire 2500 mètres de profondeur, ce qui rend les forages coûteux. De plus, l’eau est indispensable à la technique de la fracturation, mais elle est rare dans les régions du Nord Est, pourtant riches en ressources exploitables. Malgré ces difficultés, la Chine entend bénéficier de son potentiel énergétique en lançant davantage de prospections.
Toutefois, dans les années 2000-2010, la « révolution » de l’exploitation des gaz et pétrole de schiste est loin d’être mondiale, dans la mesure où elle ne permet pas de penser la refonte d’un système énergétique pouvant paraître inadapté.
L’impact du gaz de schiste nord-américain sur la Chine est incertain. Il est important de comprendre que la démarche du gaz de schiste en Chine est une politique d’État assumée. Au cours du XIè plan quinquennal (2006 à 2011), les Chinois furent les principaux acteurs déposants de brevets au sein du sous-secteur de l’huile et du gaz de schiste du secteur de l’huile et du gaz à l'échelle mondiale. Ces dépôts se sont fait essentiellement par e biais de la Sinopec en partenariat d’autres acteurs. L'État attache une grande importance au développement de l'industrie du gaz de schiste et soutient le développement de l'industrie du gaz de schiste sous plusieurs angles.
En 2020, après près plus de 10 ans d'exploration et de développement, la Chine a réalisé un développement efficace des ressources de GDS marin, en se concentrant sur le bassin du Sichuan et ses zones adjacentes. Changning, Weiyuan, Zhaotong, Fuling et Weirong ont également réalisé une production significative.
En 2021, un nouvel évènement va conforter la Chine dans sa prise de position par rapport au GDS. Le 8 octobre 202113, la China Petroleum & Chemical Corporation 18 a annoncé opportunément que son champ de gaz de schiste à Fuling, avait produit 40 milliards m3 de gaz de schiste, établissant ainsi un nouveau record pour la production cumulative de gaz de schiste dans le pays. Ce qui offrirait à plus de 200 millions de résidents répartis dans 70 villes de 6 provinces le long de la ceinture économique du fleuve Yangtze, un approvisionnement constant en source de gaz.
La découverte de réserves d’hydrocarbures Oil & Gaz importantes en mer de Chine Méridionale et plus récemment du Changqing à Qingyang s’ajoute aux importantes réserves de GDS. Transformant la Chine en acteur important ces prochaines années.
Il est probable que l’extraction du GDS en Chine conduise à un désastre environnemental bien que les méthodes utilisées soient différentes des autres zones géographiques. De nombreuses communications sur le marché considèrent que l’Empire du Milieu sera encore longtemps dépendant des importations du Moyen-Orient, de l’Afrique, et de la Russie, ce qui devrait permettre encore pour quelques années un avantage compétitif des États-Unis et de la Russie sur le marché de l’énergie.
Le cas de l'Europe
L’UE est le troisième consommateur d’énergie au monde en volume, derrière la Chine et les États-Unis. Une situation qui s’explique par le nombre de ses habitants comme par son niveau de développement économique et industriel. L’Europe est un symbole de la complexité et de la difficulté d’un consensus social, économique, politique et idéologique sur le sujet des gaz de schiste. Il démontre aussi les limites de la tendance à vouloir considérer l’Europe tel un monolithe ou un bloc universel tant les différences entre les différents Etats peuvent être majeures.
L’Union Européenne semble aujourd’hui avoir clos le dossier d’une source d’énergie à très forts enjeux et implications, en adoptant une position ambivalente et en laissant la souveraineté à chaque Etat de trancher sur son sol, c’est-à-dire de prospecter et d’évaluer les ressources disponibles tout en continuant d’investiguer sur les impacts environnementaux. Plus généralement, il n’y a pas de consensus en Europe, les politiques des gouvernements divergent tandis que les opinions publiques sont en opposition dans la majorité des pays. Qui plus est, la densité de la population n’est pas compatible avec l’extraction par forage dans les régions concernées.
Autre facteur déterminant, la législation européenne attribue la propriété des ressources du sous-sol aux États, ainsi les régions ou les propriétaires fonciers privés ne bénéficient pas directement de l’exploitation comme c’est le cas aux États-Unis. De plus, de nombreux doutes subsistent sur les investigations nécessaires, sur les capacités réelles et sur l’impact environnemental et la santé de la population.
En Allemagne, par exemple, dans un contexte d’abandon du nucléaire depuis 2011 et de propension au gaz, l’État fédéral allemand était initialement favorable au GDS. Malgré les réticences de Länder et la pression citoyenne sur les impacts du GDS, l’État fédéral autorise initialement l’exploitation de puits pour l’extraction des gaz de schiste. Changement de cap en 2016, les députés allemands ont fermé partiellement la porte aux GDS avec l’interdiction de la fracturation hydraulique au-delà de 3000 mètres de profondeur (dévolue notamment aux gaz de schistes) jusqu’en 2021. Dans le cadre de cette loi, quatre projets sélectionnés à des fins scientifiques, et non commerciales, pourront être autorisés, « pour parfaire les connaissances » sur le procédé et ses effets. La méthode dite conventionnelle d’extraction du gaz naturel reste autorisée, mais devait être « mieux encadrée ».
Cette évolution de position peut être mise en parallèle du choix du gaz russe dans l’urgence d’assurer l’approvisionnement énergétique de l’Allemagne sans charbon ni nucléaire, à frais moindres d’investissements et de coût social, positionnant l’Allemagne comme « hub énergétique de l’Europe » avec Nord Stream 2.
De son côté, la Pologne souhaite réduire sa dépendance au gaz de la Russie, c’est une des priorités du pays que d’exploiter son GDS. Il a été créé une législation en conséquence. Varsovie a fait appel à des sociétés compétentes en la matière dont Chevron (EU) pour de l’exploration dans un premier temps.
Le GDS est également un objectif au Royaume-Uni, dans le cadre de la programmation d’un meilleur approvisionnement énergétique (l’Etat britannique étant par ailleurs très dépendant aux importations). Un comité a d’ailleurs déclaré que l’impact sur les eaux des nappes phréatiques n’était pas démontré. Un rapport britannique déposé en 2013 par le conseiller scientifique en chef auprès du gouvernement, David MacKay, arrive à la conclusion que les émissions générées par l'exploitation du gaz de schiste étaient similaires à celles du gaz naturel liquéfié (GNL) importé du Qatar.
L’Espagne aussi est historiquement favorable à l’exploitation des gaz de schiste. Alors que la fracturation a été interdite en Cantabrie, comme les communautés autonomes espagnoles ont le droit de le faire, des lobbies appuient en faveur du GDS invoquant le retour économique de l’activité. En 2013, le gouvernement espagnol avance alors le potentiel économique du pays en matière de gaz de schiste serait équivalent au PIB du tourisme espagnol. Madrid accorde des permis d’exploration, sans pour autant donner des garanties et des cadres règlementaires aux parties prenantes.
Mais aucun nouveau permis d’exploration ni d’exploitation n’a été déposé depuis 2014. Indépendamment de la forte mobilisation de collectifs qui se sont créés contre le GDS, il semblerait que ce soit d’abord la rentabilité et la part commercialisable des gisements qui ont eu raison de l’intérêt des acteurs de l’énergie dans le pays.
A l’instar de l’Espagne, la situation du GDS dans les différents pays d’Europe y étant historiquement favorables, fait plutôt office d’un soufflé retombé. Le GDS souffre d’un double handicap : le manque de soutien par la Commission Européenne, et la complexité d’accès aux gisements.
Cette solution énergétique se heurte aussi à différentes formes de suspicion :
- Pour cause de concurrence d’autres sources d’énergies éprouvées, moins onéreuses à l’extraction et/ou à la production, et socialement acceptées (notamment le gaz naturel)
- Pour cause de mauvaise presse de l’industrie extractive : la fin de l’ère de l’énergie fossile est désormais acquise par le grand public, et sa relance parait difficilement acceptable
- Pour cause législative et financière : les cadres législatifs, règlementaires pour l’exploration des gaz de schiste n’ont pas été établis de façon à avoir des garanties pour tous contrairement à la France et la Bulgarie
- Pour cause de faiblesse financière du modèle au démarrage d’une industrie : en dépit de position favorable, les Etats n’ont pas pour autant soutenu financièrement le développement de ces filières
- Pour cause de faiblesses des réserves par rapport à d’autres grands gisements dans le monde, au regard des investissements nécessaires et sur l’exploitation possible sur le long terme. Rappelons que l’exploitation des gaz de schiste est très majoritairement opérée par des multinationales, ayant aussi accès à d’autres pays producteurs.
Par conséquent, les réalités géologiques et de marché auront eu raison du gaz de schiste en Europe au-delà même des parties prenantes, qui, du côté des détracteurs, se félicitent de l’échec du GDS dans la région. Citons à ce propos le cas du Royaume-Uni, a cessé l’investigation après un regain d’inquiétudes en Angleterre, à la suite des séismes observés dans le Sud non loin de zones d’exploration pour le GDS. Ainsi, depuis 2014, le GDS semble être un non-sujet en Europe.
Le cas de la France
En France, une position initialement ouverte à l’exploitation du gaz de schiste s’est transformée en fermeture totale à cette source d’énergie en 2011, sous la présidence Sarkozy.
Plusieurs entreprises françaises du CAC 40 sont diversifiées et/ou spécialisées dans ces techniques : tubage, béton, chimie, services pétroliers et eau. Au-delà d’une vision « industrielle » par laquelle ils s'inscrivent pleinement dans une stratégie d'exploitation de diverses formes de ressources énergétiques, les majors françaises défendent avec les gaz de schiste, des relais de croissance pour leurs propres activités. A l’image de Vallourec et Lafarge déjà leader aux États-Unis.
D’un point de vue industriel, la fracturation hydraulique et les forages horizontaux sont des techniques intensives en matériel comme en compétence. La phase de forage nécessite plusieurs compétences complémentaires et essentielles : l'outil de forage, le tubage / marteaux de forage et les produits de ciment spécifique pour maintenir et étancher le puits. Les industriels français maitrisent ces trois composantes.
Sous la marque VAM USA, la société Vallourec est un des leaders des tubages destinés aux forages profonds. Fin 2012, l’entreprise a inauguré son usine dédiée à Youngstown, dans Ohio. (Plus de 1 milliards de dollars). Elle espère ainsi doubler le chiffre d’affaires du secteur dans les deux ans. Philippe Crouzet, est le PDG de l’entreprise Vallourec, il est l’époux de Sylvie Hubac, directrice du cabinet du président de la République. Face aux déclarations de Delphine Batho, alors ministre de l’Écologie du gouvernement Hollande, P.Crouzet avait publiquement demandé son limogeage pour ses positions opposées aux gaz de schiste.
La société Lafarge fournit les ciments pour coffrer les forages. L’entreprise fait partie des sponsors du congrès « Global WellCem » regroupant les experts du bétonnage de puits, le cimentier français dispose d’une unité de production de ciment technique à Allentown, en Pennsylvanie, livrant les forages du gisement de gaz de schiste de Marcellus.
La société Total, directement est engagée dans l’exploitation du gaz de schiste aux États-Unis, détenant notamment des parts dans la société Chesapeake. Vinci intervient via sa filiale Cofor spécialisé dans les forages et sous-traitante de Schlumberger, chargée du chantier par la société Hess, producteur titulaire du permis.
Bureau Veritas a également contracté des marchés d’expertise ou encore Technip. De leur côté, Suez et Veolia innovent pour diversifier leurs activités dans le cadre du traitement des eaux, avec des perspectives espérées en Europe. La société SNF occupe 30% du marché américain des polymères solubles, utilisés pour améliorer les caractéristiques de l'eau.
Arkema (issue de la branche chimie de Total) et Saint-Gobain proposent toute une gamme de produits, notamment des alternatives au sable (dont le prix explose) sous forme de billes de céramique. Dès 2012, Arkema présentait comme facteurs clefs de croissance de son activité le secteur pétrolier et gazier via le « enhanced recovery of oil ». Un terme décrivant dans le domaine les nouvelles techniques d’extraction intensive, à commencer par le fracking.
Suez et Veolia placent de grands espoirs dans les déchets de ce procédé : pour chaque puits 60 à 80% de l’eau utilisée pour fracturer la couche de schiste remonte à la surface. La réglementation américaine autorise l’enfouissement dans des « puits poubelles », alors que les normes environnementales européennes, plus strictes, ouvraient un boulevard pour le retraitement massif des déchets si l'Europe développait l'extraction par fracturation hydraulique.
Veolia en joint-venture avec Chevron en Californie vise à une gestion plus efficace de l’eau dans la fracturation hydraulique. Le groupe français a remporté un contrat pour le traitement des eaux usées issues de l’exploitation des gaz de houille du bassin de Surat, en Australie, (montant de 650 millions d’euros). L’occasion pour son PDG Antoine Frérot de déclarer dans le rapport annuel du groupe : « L’extraction des gaz de schiste constitue pour nous un autre secteur d’avenir. Veolia se range parmi les très rares entreprises au monde maîtrisant la chaîne des techniques nécessaires pour exploiter proprement ces gaz, sans pollution hydrique et en recyclant la totalité des volumes d’eau utilisés ».
Ce qu'il faut retenir des GDS comme élément de guerre économique
Le sujet de GDS, de son expansion rendue possible dans les années 2010 par les avancées technologiques, a suscité l’intérêt du secteur de l’énergie dans le monde entier ; d’autant plus pour les Etats possédant des gisements dans leurs sols.
Cette ressource énergétique récente a émergé dans un contexte favorable (croissance de la demande en énergie, décroissance du pétrole, recherche de nouvelles sources d’énergie, besoin de booster l’économie mondiale, la compétitivité et l’emploi post-crise financière.
Les Etats qui s‘engouffrent dans l’exploitation des GDS : les États-Unis, pionniers, et la Chine, dont l’enjeu réside autant dans la réduction de la dépendance aux importations que dans leur place projetée comme exportateur sur l’échiquier énergétique mondial.
L’Europe, théâtre d’une guerre économique forte des pays producteurs d’énergie, adopte une position consensuelle sur les GDS, sans l’interdire mais sans la promouvoir. Le consensus difficile dans une divergence des intérêts de ses États Membres et le poids de l’opinion publique (et peut-être un manque de courage face aux géants américains, russes et chinois) n’auront pas permis à l’Europe de se saisir totalement du sujet.
Des petits producteurs, comme l’Argentine et le Mexique, ont fait le choix d’intégrer le GDS dans leur mix énergétique assurant ainsi à la fois développement économique et sûreté énergétique.
A noter la position particulière de la Russie, qui n’a pas de GDS, et qui ne voit pas d’un bon œil le développement de cette énergie. En effet, cette dernière pourrait à terme perturber l’activité gazière de la Russie. Moscou est parvenu à développer des relations commerciales clés dans le secteur, lui garantissant une certaine place sur la scène mondiale. Mais celles- ci ne sont pas encore suffisamment solides et pérennisées pour la Russie, exposée à un possible changement de posture de l’Europe à l’égard du GDS.
L’image du GDS suscite différentes formes de critiques, notamment à cause des risques environnementaux encourus dans les phases de forage. Il en découle des formes récurrentes d’affrontements informationnels dans lesquels a France fait office de pionnière.
Grégoire de Warren, Elodie Ludmila Eugénie, Aurélie Gonzales
Notes
- Les hydrocarbures « non conventionnels » ne sont pas d’une nature chimique différente du pétrole et du gaz « conventionnels ». La différence tient à leur position dans le sous-sol ou au caractère inhabituel des réservoirs qui les contiennent. Ces conditions contraignent à des méthodes d’extraction nouvelles, souvent difficiles.
- La révolution des pétroles de schiste aux États-Unis : Le test du business model est en cours, Notes de l’IFRI, janvier 2015.
- Cette autosuffisance énergétique a pris fin deux décennies plus tard, concomitamment à la privatisation des entreprises de l’énergie y compris YPF, et la fin de l’exploration de gaz naturel. En parallèle, les entreprises privées se concentrent à l’export du gaz naturel, délaissant le marché local.
Déclaration d’utilité publique nationale du succès du développement des hydrocarbures.
Trillion cubic feet : Les Américains utilisent généralement le BCF (billion cubic feet) et le TCF. 1 TCF vaut 28 Gm3 ou 166 Mbep.
Rapport de l’EIA (juin 2013) sur les ressources techniquement récupérables de gaz et de pétrole de schiste dans le monde.
Reuters, juin 2012. Apache finds massive Canadian shale-gas field.
Le Devoir, mai 2013. Gaz de Schiste : Québec propose un moratoire de cinq ans (Page consultée en septembre 2021).
NewsWire, octobre 2021. Le champ de gaz de schiste Fuling de Sinopec établit un nouveau record de production cumulative de 40 milliards de mètres cubes. (Page consultée en octobre 2021).
Le premier champ de gaz de schiste développé et exploité commercialement à grande échelle en Chine. Cette
exploitation se fait avec le concours de l’Etat.
Louis-Marie Heuzé, octobre 2021. Accord Nord Stream 2 : vers un nouvel équilibre énergétique en Europe de