Interdiction de la vente des usines de semi-conducteurs allemands aux intérêts chinois : conséquence d’une guerre de l’information ou revirement stratégique ?

Le 09 novembre 2022 le gouvernement allemand a décidé d’interdire les projets de rachats de deux usines de semi-conducteurs par des intérêts chinois. Il s’agit d’une part du projet d’acquisition d’une usine du groupe Elmos Semiconductor à Dortmund par l’entreprise suédoise Silex détenue à 100% par la société chinoise Sia Microelectronics et d’autre part de l’entreprise ERS Electronic à une société chinoise dont l’identité n’a pas été révélée.

Elmos est un groupe allemand de semi-conducteurs dédiés principalement à l’automobile. En 2022, il compte 1 150 salariés et affiche un chiffre d’affaires de 322 millions d’euros en 2022. D’un montant de 85 millions d’euros, l’opération devrait permettre à la firme de recevoir d’importants transferts de technologie et des ressources importantes pour moderniser sa chaine de production. Les premières informations relayées par le quotidien allemand « Handelsblatt » le jeudi 27 octobre 2022 et reprises par plusieurs médias internationaux faisaient part d’une volonté du Gouvernement d’autoriser l’opération de rachat.

ERS Electronic produit des solutions de température "haute précision" pour les semi-conducteurs. L'entreprise est basée près de Munich et possède des succursales en Chine et aux États-Unis.

En prenant la décision de bloquer ces projets, décision d’ailleurs conforme aux recommandations des services de renseignements, le gouvernement allemand entend protéger « la souveraineté technologique et économique » du pays et renforcer la sécurité nationale. Toutefois, la décision intervient dans un contexte de tension entre la Chine et les pays de l’Occident caractérisée par une forte polémique au sein de l’opinion publique allemande sur la dépendance du pays vis-à-vis de la Chine et le durcissement des contrôles des Etats-Unis sur les exportations de semi-conducteurs vers la Chine.

Les semi-conducteurs au cœur de la guerre technologique entre les Etats-Unis et la Chine

Les semi-conducteurs représentent la base technologique indispensable de la microélectronique. Ils sont utilisés dans la fabrication de nombreux produits électroniques tels que les smartphones, ordinateurs ou voitures. Ils sont également présents dans des secteurs cruciaux que sont la défense et même la technologie aérospatiale. La chaine de valeurs des semi-conducteurs se partage entre les Etats-Unis, la Chine, la Corée du Sud, le Japon, Taïwan et l’Europe. Les Etats-Unis jouent un rôle ultra-dominant en se concentrant sur les étapes amont de la chaîne de valeur notamment la recherche-développement, la conception et la commercialisation, délaissant ainsi la production à des pays comme Taiwan. (R&D, conception, production de logiciel de design) et dans la commercialisation. La Chine quant à elle a entrepris de rattraper son retard important dans la production par un programme d’investissement massif[i] et un soutien décomplexé de l’Etat aux entreprises[ii] du secteur. En 2021, le pays a acheté pour plus de 430 milliards de dollars de semi-conducteurs, dont 36 % en provenance de Taïwan, tandis que 15,7 % seulement de sa demande a été produite sur sol chinois.

Depuis les pénuries observées depuis la crise de la Covid-19, les semi-conducteurs sont devenus un enjeu capital dans la guerre économique entre les Etats-Unis et la Chine. Les deux pays adoptent des stratégies différentes pour contrôler le marché mondial. Les Etats-Unis ont affiché clairement leur objectif de limiter la capacité de la Chine à obtenir, développer ou fabriquer des composants avancés. A cet égard, ils développent une stratégie en trois volets : restriction commerciale, soutien à la production nationale[iii] et alliance internationale.

Les nouvelles directives publiées, le 7 octobre 2022, pour limiter l’exportation des semi-conducteurs vers la Chine renforce les restrictions en imposant une licence pour une liste d’entreprises cibles (entity list) et des règles d’extraterritorialité. Ainsi, les sociétés étrangères qui vendront certains produits contenant des technologies, logiciels ou machines américaines à la Chine seront passibles d’être ajoutées à l’Entity List. De même, les ressortissants américains ne sont plus autorisés à occuper des postes stratégiques au sein des entreprises ciblées. Ces directives constituent un coup de pression supplémentaire pour les partenaires européens dans un contexte de débats sur la dépendance au gaz russe.

Polémique sur la dépendance de l'Allemagne vis-à-vis de la Chine

Les échanges commerciaux entre l’Allemagne et la Chine sont en progression depuis 2016 faisant de l’Allemagne le principal partenaire de la Chine en Europe[iv]. Le volume global des échanges entre les pays a atteint 248,4 milliards en novembre 2021 en progression de 14,7% par rapport à 2020.

La question de la dépendance de l’Allemagne par rapport à la Chine a été fortement débattue dans l’opinion publique quelques jours avant la décision d’interdiction et à la faveur de l’autorisation de l’entreprise Cosco à rentrer dans le capital du port d’Hambourg et de la visite du chancelier Allemand Olaf Scholz en Chine.

En effet, le 26 octobre 2022, le gouvernement allemand avait décidé d’autoriser les investissements d’un groupe chinois dans un terminal du Port de Hambourg. L’opération avait été conclu le 21 septembre 2021, entre la société gestionnaire du port de Hambourg (HHLA) et le transporteur maritime chinois Cosco pour faciliter les échanges de conteneurs. Le contrat prévoyait la vente à Cosco d’une participation de 35 % dans la société gérant le terminal à conteneurs, Tollerort, le plus petit des quatre exploités par HHLA. L’idée était de faire du site un point de transbordement privilégié pour Cosco. Même si la part cédée avait été limitée à 24,9% contre une requête de 35% afin d’empêcher une prise de participation stratégique, la décision avait suscité moult réaction au sein de l’exécutif et dans l’opinion publique. Hambourg est le premier port commercial d'Allemagne et le troisième en Europe derrière Rotterdam (Pays-Bas) et Anvers (Belgique). Selon les partisans plusieurs projets, ce type d’investissement qui n’est pas le premier en Europe[v] devrait permettre de renforcer la compétitivité du Port de Hambourg. Les adversaires du projet estiment que la décision du Chancelier Olaf Scholz ne tire pas leçon des avertissements donnés de la dépendance au gaz russe. Dans la classe politique, six ministres du gouvernement dont ceux de l’économie, de l’intérieur, des finances, transport, de la défense et des affaires étrangères se sont opposés à cette décision. Les Verts et les libéraux du FDP estime que cela mettait en danger une « infrastructure critique ».

La polémique exacerbée par le tollé suscité par la visite du Chancelier en chine après l’élection controversée du président Xi Jinping pourrait avoir fragilisé la position du Chancelier sur le dossier des semi-conducteurs. Ainsi, la décision de bloquer les projets de rachats des entreprises indiquées apparaît comme une volteface après les premières parues dans la presse et qui faisait état de l’intention du gouvernement allemand d’autoriser les projets de rachats.

La réaction faussement apaisée de la Chine

Privilégiant ses intérêts économiques et soucieux de ne pas écorner ses intérêts économiques avec l’Allemagne, les réactions officielles de la Chine ont été fortement mesurées sur les mesures d’interdiction de la vente des usines de semi-conducteurs. Un porte-parole du ministère des Affaires étrangères chinois, Monsieur Zhao Lijian, a ainsi déclaré qu'il n'était pas au courant de la vente en Allemagne. Mais il a exhorté le gouvernement du Chancelier Scholz à traiter les entreprises chinoises sans discrimination. M. Zhao a appelé l'Allemagne à "fournir un environnement de marché équitable, ouvert et non discriminatoire pour le fonctionnement normal de toutes les entreprises" et à éviter "d'utiliser la sécurité nationale comme prétexte au protectionnisme. En revanche sur twitter, les réactions ont été moins mesurée, plusieurs internautes ont estimé que les usines concernées n’étaient pas aussi critiques. Ils se sont interrogés sur les menaces réelles liées au rachat des usines par les entreprises chinoises. D’autres ont estimé qu’à travers cet acte, l’Allemagne se positionne plus en concurrent de la Chine qu’en partenaire. Certains bloggeurs ont accusé la classe politique allemande anti-Chine d’avoir été manipulée par les Etats-Unis l'unisson avec les États-Unis, dont la campagne contre l'industrie chinoise des puces s'est intensifiée ces derniers temps. Ils sont rappelés que l'Union Européenne et les États-Unis ont signé un accord pour se soutenir mutuellement sur les politiques commerciales chinoises.

 

Abdou Rafiou Bello auditeur de la 41ème promotion MSIE de l‘EGE

 

Sources

Le grand continent, Guerre technologique : 10 points sur les semi-conducteurs, www.legrandcontinent.eu

Wang A., La guerre des semi-conducteurs sino-américaine : la messe est-elle dite, CONFLICT, revue géopolitique, octobre 2022

https://www.lefigaro.fr/international/scholz-critique-pour-un-projet-de-vente-partielle-a-la-chine-du-port-de-hambourg-20221020

https://www.reuters.com/markets/chinese-investments-part-influence-strategy-german-econ-minister-2022-11-09/

https://www.independent.co.uk/news/world/europe/china-ap-germany-olaf-scholz-cabinet-b2221167.html

https://portail-ie.fr/short/4120/allemagne-le-gouvernement-federal-favorable-au-rachat-du-fabricant-de-semi-conducteurs-elmos-par-la-chine

https://www.lesnumeriques.com/vie-du-net/semi-conducteurs-pourquoi-l-allemagne-vient-elle-de-bloquer-la-vente-d-une-usine-a-la-chine-n195921.html

https://www.01net.com/actualites/semi-conducteurs-les-usa-veulent-priver-la-chine-des-precieuses-machines-neerlandaises.html

https://www.rts.ch/info/monde/13499595-la-chine-accroit-son-pouvoir-economique-et-lallemagne-sa-dependance.html

Notes

[i] La Chine a prévu de dépenser 1.400 milliards de dollars entre 2020 et 2025 pour les technologies avancées y compris les semi-conducteurs, Michael Sinclair, Transport Intelligence, 10 février 2022 cité par Wang A. revue géopolitique Conflicts, octobre 2022.

[ii] Selon une étude de l’OCDE, quatre sociétés de semi-conducteurs soutenues par l’Etat ont reçu entre 2014 et 2018, 4,85 milliards de dollars de prêts aux taux inférieurs aux conditions du marché, Michael Sinclair, Transport Intelligence, 10 février 2022

[iii] Pour soutenir la production locale de semi-conducteurs, le Président Biden a signé 28 juillet 2022, l’initiative « Chips & Science Act » dotée d’un budget de 280 milliards de dollars dont 52 milliards de subventions pour la construction des usines de fabrication de semi-conducteurs sur le sol américain.

[iv] Jan Mertens Lafay, Les échanges commerciaux entre l’Allemagne et la Chine : concurrents ou partenaires ? revue Allemagne d’aujourd’hui, n°237 (2020 :1)

[v] Les entreprises chinoises sont actionnaires dans quatorze ports européens et détiennent la majorité des parts dans six parmi eux.