Guerre informationnelle : les maisons de luxe françaises contre Amazon

En octobre 2022, Amazon, leader mondial du commerce en ligne, annonce la signature d’un partenariat avec la société américaine What Goes Around Comes Around (WGACA) aux fins de commercialisation de pièces de luxe d’occasion sur sa plateforme. Pour Amazon, cet accord vise non seulement à réaffirmer sa stratégie expansionniste en investissant un secteur en pleine croissance, celui du luxe d’occasion, mais également à défier ostensiblement les marques de luxe françaises lesquelles ont toujours farouchement refusé d’associer leur image au géant américain.

Les acteurs impliqués

Amazon.com, Inc. est une société américaine de commerce en ligne fondée en 1994 par Jeffrey Bezos. La stratégie de croissance adoptée par Amazon repose principalement sur la diversification de ses activités (acquisitions, commerce en ligne, santé, divertissement, cloud computing), l’innovation technologique (assistant vocal Alexa, liseuse Kindle, système robotisé Sparrow), et l’expérience client optimisée (procédure d’achat simple, expédition rapide et gratuite, parcours client personnalisé). Devenu un acteur incontournable dans de nombreux secteurs, Amazon réalise un chiffre d’affaires de 469,8 milliards de dollars américains dans le monde et 9 milliards d’euros en France en 2021.

Les groupes de luxe français, Louis Vuitton-Moët-Hennessy (LVMH), Kering (Saint Laurent), Hermès, L’Oréal et Chanel dominent le marché mondial du luxe (Louis Vuitton entre dans le top dix des marques les plus valorisées au monde du classement 2022 Kantar BrandZ Top100) et pèsent lourd dans l’économie française. Selon le rapport du commerce extérieur de la France de 2022, « les exportations de produit de luxe (boissons, parfums et cosmétiques, cuirs et bagages, bijouterie, joaillerie et objets d’art) progressent de 22,9 % soit 59,1 milliards d’euros en 2021. Les importations augmentent plus modérément (+12,8 %, soit 27 milliards d’euros), permettant une amélioration du solde sectoriel : l’excédent passe de 24,1 milliards d’euros en 2020 à 32,1 milliards d’euros en 2021 ». Chaque marque dispose d’un savoir-faire historique unique, de traditions, et d’une identité propre participant à son prestige. De manière générale, la stratégie de croissance des marques porte sur le service client (expérience d’achat optimale et personnalisée), la diversification (via des acquisitions ou participations), et la créativité (produits rares et innovants).

Le luxe, rare secteur excédentaire en France, créateur de valeurs et vecteur d’emplois constitue l’un des principaux piliers de l’économie nationale et participe au rayonnement de la France à l’international. Toutefois, dans sa stratégie de conquête visant les biens de luxe personnels (mode, maroquinerie, bijoux, montres, parfums, cosmétiques, etc.) Amazon menace ce pré carré français. Aussi, les marques de luxe se sont engagées dans une confrontation informationnelle avec Amazon visant à anéantir les ambitions du géant américain et préserver leurs intérêts.

Un affrontement informationnel principalement d'ordre réputationnel, légal et commercial

Soucieuses de préserver leur image de marque et de ne pas vulgariser leurs produits, les maisons de luxe préfèrent exclure tout rapprochement avec Amazon. Le groupe LVMH, fer de lance de l’opposition, entame une série d’attaques informationnelles sous forme de déclarations dans la presse spécialisée. Dès 2016, le groupe indique que la plateforme ne correspond pas à leur image et n’est pas adaptée à leurs produits, concluant qu’en aucun cas ils envisageaient de faire des affaires avec Amazon pour le moment. En 2017, l’ancien patron du numérique chez LVMH renchérit en publiant qu’il n'irait jamais acheter quelque chose sur Amazon qui puisse représenter son individualité, comme c'est le cas d'un produit de luxe. En effet, la plateforme généraliste ne convient pas à l’univers singulier du luxe et les marques refusent d’y être associées. Ainsi, en réaction aux réticences des marques, Amazon créé les Amazon luxury stores, une division haut de gamme distincte de la plateforme généraliste, consacrée exclusivement au luxe et proposant aux marques de gérer leur boutique virtuelle. Parallèlement, Amazon adapte sa stratégie de communication : campagnes publicitaires soignées, émissions télévisées consacrées à la mode et présentées par des top-modèles, partenariats influenceurs et articles dans la presse spécialisée pour promouvoir ce nouvel espace. Cependant, bien que quelques marques américaines aient adhéré aux luxury stores, aucune marque française ne semble convaincue par ce projet à ce jour.

La confrontation entre les mastodontes américain et français gagne en intensité sur un plan légal. Les marques, en guerre ouverte avec Amazon, lui reprochent de favoriser la circulation de produits contrefaits sur sa plateforme, portant ainsi une atteinte considérable à leur image et à l’économie française (de six à sept milliards d’euros en moins pour l’économie). En effet, de nombreux produits vendus sur la plateforme ne sont pas contrôlés ou authentifiés, de sorte que la contrefaçon y prolifère. La majorité des marques adopte une posture offensive et n’hésite pas à recourir à la voie judiciaire. Ainsi, Chanel initie une action contre Amazon auprès d’un tribunal californien lequel condamnera Amazon en 2017 pour contrefaçon. D’autres marques préfèrent utiliser les médias comme relais d’opinion. LVMH par exemple accuse, via la presse, les géants du e-commerce comme Amazon de soutenir indirectement le crime organisé voire le terrorisme par la vente de produits contrefaits. Dans un souci d’apaisement apparent, Amazon entreprend plusieurs initiatives telles que la création en 2020 d’une unité de lutte contre la contrefaçon chargée d’agir en justice (Amazon et Cartier ont engagé une action conjointe en contrefaçon), et le développement de l’outil Projet Zéro dès 2019 permettant aux marques de signaler et supprimer les produits contrefaits. A noter que pour l’année 2021 Amazon ne figure plus dans la liste noire du rapport annuel des marchés notoires de la contrefaçon et du piratage publié par le bureau américain United States Trade Représentative alors qu’elle y figurait en 2020. En se présentant comme un partenaire vertueux, Amazon espère ainsi gagner la confiance des marques et des consommateurs.

Enfin, la vente en ligne et les services associés constituent le troisième volet de cet affrontement informationnel. En effet, le cabinet Bain & Company affirme qu’en 2025, le premier canal de vente du luxe sera le commerce en ligne. Cependant, le rapport de force semble ici asymétrique et largement en faveur d’Amazon qui dispose de la logistique ainsi que des infrastructures physiques et informatiques nécessaires pour assurer un service client personnalisé optimal. A cet égard, les luxury stores illustrent les capacités d’innovation et d’influence d’Amazon, en attirant une nouvelle clientèle et en fournissant aux marques un nouveau canal de distribution. Leur lancement en 2020 aux Etats-Unis puis en 2022 en France n’est d’ailleurs pas anodin et vise à séduire les marques qui, suite à la crise sanitaire, souhaitent se développer en ligne sans les contraintes techniques. De leur côté, les marques intègrent tardivement dans leur stratégie la vente en ligne, contraire aux codes du luxe et à l’expérience client en boutique. Cependant, la crise sanitaire et l’évolution des tendances de consommation obligent les marques à repenser leur stratégie commerciale et à accélérer leur transformation digitale. Conscientes de la menace Amazon, les marques s’adaptent aux méthodes de communication omnicanal et redoublent de créativité pour cultiver le lien avec leur clientèle et capter les nouvelles générations adeptes des achats en ligne. Ainsi, les maisons de luxe n’hésitent plus à s’afficher sur les réseaux sociaux (YouTube, TikTok, Instagram, SnapChat, etc.), principal levier d’influence. Les marques font appel aux influenceurs et aux égéries pour relayer leur image et leurs valeurs ou pour faire découvrir leurs produits. Dior et Chanel par exemple recourent à la pratique dite de l’unboxing qui consiste pour un influenceur à déballer sa commande devant ses abonnés et à présenter le produit. En outre, les marques organisent des sessions en direct : téléachat en partenariat avec des live streamers, défilés lors des Fashion Weeks. Certaines marques vont plus loin : lancement de séries (séries « L’Atelier Balmain Podcast » et « Fracture » par Balmain), de documentaires (« Push the Boundaries » par Yves Saint Laurent) et de podcasts (« Un air de légèreté » par Hermès). Une telle stratégie d’influence permet aux marques de compenser leur retard et s’imposer comme de solides concurrents face au géant américain sur la vente en ligne.

Incursion dans le marché du luxe d'occasion : dernière attaque informationnelle d'Amazon

Face au refus des marques de luxe d’investir les luxury stores mais déterminé à élargir son offre avec des produits haut de gamme, Amazon s’attaque au marché lucratif et en plein essor du luxe d’occasion. En effet, ce marché estimé à 33 milliards d’euros en 2021, devrait atteindre plus de 50 milliards en 2025 (rapport Comité Colbert). En outre, d’ici 2030, les produits d’occasion pourraient générer jusqu’à 20 % des revenus d’une entreprise de luxe (rapport Bain & Company). 

En s’associant à WGACA, spécialisé dans le luxe de seconde main, Amazon enrichit son offre avec des pièces d'occasion des plus grandes marques de luxe, y compris françaises, en s’affranchissant de leur accord.

Il est toutefois intéressant de noter que WGACA fait actuellement l’objet d’une procédure judiciaire initiée en 2017 par Chanel pour contrefaçon de marque. Cette procédure toujours en cours, rappelle que la question de l’authentification des produits sur ce marché constitue un enjeu clé. A cet égard, WGACA garantit qu’une équipe d'experts certifient les produits avant leur vente. Toutefois, aucun de ces experts ne semble avoir été formé par les marques de sorte qu’il est légitime de s’interroger sur la valeur de cette authentification et par suite sur l’authenticité des produits. Les marques pourraient saisir cette opportunité pour discréditer le nouveau partenaire d’Amazon. D’autre part, WGACA, société américaine fondée en 1993 est domiciliée dans l’état du Delaware, connu pour être un paradis fiscal. Révélé par les Panama Papers en 2016, les sociétés-écrans y fleurissent et permettent aux entreprises d’éluder l’impôt sur les sociétés. Cette pratique bien que parfaitement légale reste moralement attaquable et pourrait dissuader certains clients d’effectuer leurs achats auprès de WGACA.

Le marché de l'occasion constitue un véritable levier de croissance et présente plusieurs opportunités stratégiques pour les marques de luxe: gagner une nouvelle clientèle (en particulier les millenials et la génération Z plus grands consommateurs de mode vintage), augmenter les ventes (70% des consommateurs souhaitent que les marques vendent directement leurs produits), participer à l’économie circulaire (en s’engageant sur une mode plus responsable et durable) et devenir garant de l’authenticité des produits (limitant la contrefaçon). Aussi, l’arrivée d’Amazon dans ce secteur pourrait être un profond facteur de résilience pour les marques et les inciter à se positionner de manière plus offensive pour contrôler ce marché.

A ce jour, aucune marque de luxe française n’a réagi à l’annonce du partenariat entre Amazon et WGACA. Cependant, une contre-attaque des marques n’est pas à exclure en réponse à ce dernier camouflet du géant américain.

Aurélie Poquet
Auditrice de la 41ème promotion MSIE de l’EGE

 

Sources

Rapport The State of Fashion 2022 - McKinsey

Rapport du Commerce Extérieur de la France 2022

Rapport Luxury outlook 2022 - BCG et Comité Colbert

Rapport Luxury Goods Worldwide Market Survey Study Fall 2021 – Bain&Company

Rapport Contrat stratégique de filière mode et luxe 2019-2022 – Institut Français de la Mode/Quadrat