Guerre informationnelle contre le secteur logistique : le cas du projet Green Dock à Gennevilliers"
Depuis plus d'une décennie, la société civile se mobilise contre de nombreux projets d'infrastructures (routes, aéroports, ronds-points) et de sites logistiques (entrepôts et plateformes multimodales notamment). Au fil de leurs "combats", les organisations de la société civile (OSC) se sont structurées et coalisées pour donner plus de poids à leurs actions. Très actives contre le secteur de la logistique synonyme de "capitalisme débridé", certaines d'entre elles ciblent spécifiquement le projet de plateforme logistique multimodale sur le port de Gennevilliers, dénommé Green Dock. Celui-ci est porté par Haropa Port (maitre d'œuvre) et le groupe australien Goodman (maitre d'ouvrage), spécialisé dans les grands projets immobiliers. Bien que les travaux n'aient pas encore commencé, dans l'attente des autorisations préfectorales et municipales préalables, sa mise en exploitation est prévue en 2027.
Un projet de hub logistique controversé
Le projet de hub logistique Green Dock est porté par Goodman France, maître d'ouvrage ayant remporté l'appel à projet, lancé en octobre 2020, par Haropa Port[i], propriétaire du port industriel et logistique de Gennevilliers, dans le département des Hauts-de-Seine. Ce projet traduit le passage à une autre étape du cycle de vie du site, dont la convention d'exploitation entre Haropa Port et la société MGF, en tant qu'exploitant, arrivait à échéance fin 2021.
Le promoteur prévoit la démolition des bâtiments existants pour y édifier à une infrastructure de 33 mètres de haut, s'étalant sur une surface de 35.000m2. La plateforme accueillera des espaces dédiés respectivement au stockage de produits de consommation courante, au stationnement de 800 véhicules légers, de 140 deux roues motorisées, de près de 270 vélos et 150 VUL, réparti sur 4 niveaux. Une partie des marchandises devrait être transportée par voie fluviale, depuis le port du Havre, jusqu'à celui de Gennevilliers, le terminal ; une autre partie sera transportée par la route, incluant un dispositif de distribution des marchandises dit du "dernier kilomètre".
Les partisans et détracteurs du projet Green Dock
Sur l'échiquier politique, le projet est défendu au niveau local par les villes de Gennevilliers et d'Argenteuil ainsi que par la collectivité locale Boucle Nord de Seine. A l'échelon national, il est soutenu par l'ADEME et s'appuie sur la Stratégie Nationale Bas Carbone (SNBC), la loi Zéro Artificialisation Nette (ZAN), sur le Schéma directeur de la Région Ile de France Environnement (SDRIF-E) et indirectement sur la Stratégie Nationale de la Logistique de 2022.
Sur l'échiquier économique, trois "géants" de la logistique se sont déjà positionnés pour s'implanter sur le site : les français STEF et CevaLogistic (groupe CMA-CGM) ainsi que l'allemand DB Schenke. A terme, treize autres entreprises sont attendues sur ce hub. Si les deux premières sont affiliées à France Logistique, association française des acteurs privés de la logistique, créée en 2020, elles sont toutes trois membres du Conseil d'administration de France Supply Chain, ex-Aslog.
Bien qu'officiellement ces deux associations ne se soient pas prononcées sur Green Dock, il n'en demeure pas moins qu'elles peuvent constituer un appui de poids à sa mise en service. Par ailleurs, selon les partisans du projet, le site permettrait d'accueillir 700 emplois, dont 200 postes administratifs et 500 emplois dans les services logistiques proprement dit.
Toutefois ce projet est loin de faire l'unanimité, tant parmi les acteurs politiques que la société civile. En effet, les villes d'Epinay-sur-Seine et de l'Ile-Saint-Denis, riveraines du futur site Green Dock, s'y opposent depuis le début, soutenues par des associations d'élus locaux. Des partis politiques orientés à gauche, comme La France Insoumise (LFI), avec le député Eric Coquerel, le Nouveau Parti Anti-capitaliste (NPA) ainsi qu'Europe Ecologie les Verts (EELV) sont également mobilisés contre Green Dock. Les syndicats idéologiquement proches de ces partis, dont la CGT, Solidaire ainsi que sa branche Sud-Rail, soutiennent la contestation.
Du côté de la société civile, une myriade d'OSC est vent debout, à l'appel des collectifs Les Soulèvements de la Terre (SLT - officiellement formé en 2021), Protection des Berges de Seine (créée en janvier 2022) et STOP GreenDock (créée officiellement au cours du premier semestre 2023), chacun rassemblant des dizaines d'associations drainant des milliers de membres et militants. Ces trois principaux acteurs bénéficient de l'appui d'une vingtaine d'autres associations et collectifs, ayant une forte légitimité, notamment ATTAC, Extinction Rebellion, Youth for Climat ou encore Wild Legal. Ensemble, elles forment une hydre tentaculaire, constituant une véritable "force de frappe".
Voir la cartographie des acteurs impliqués sur les différents échiquiers
Confrontation informationnelle et affrontements idéologiques opposant enjeux de compétition économique et environnementaux
Afin d'en justifier l'existence, les partisans du projet mettent en avant ses aspects vertueux sur le plan économique et environnemental. Ils présentent Green Dock comme étant la première plateforme multimodale d'Ile-de-France qui permettra de transformer les modèles logistiques actuels en application des normes ZAN liées la SNBC ou encore de développer le trafic fluvial. Goodman France met en avant une "solution novatrice pour réduire les coûts logistiques, améliorer la compétitivité du secteur du transport de marchandises (...), construite(e) sur une friche industrielle (...) à faible émission de carbone et autosuffisante énergétiquement."
Ces mêmes acteurs vantent ses aspects positifs à travers la mise en place de plus de 20.000 m2 de panneaux photovoltaïques permettant de générer 2,7 MWc d'énergie électrique, en application directe de la SNBC, expliquant que "L’électricité décarbonée couvrira l'intégralité des besoins électriques du bâtiment". Le volet "trafic fluvial" est quant à lui fortement valorisé, au même titre que la revégétalisation des berges de Seine, afin de mettre un terme à leur artificialisation.
De leur côté, les détracteurs de Green Dock réfutent l'intégralité des arguments ci-dessus et usent d'une réthorique marxiste-léniniste agrégeant les luttes ouvrières et la défense des causes naturalistes et environnementales. Ils considèrent qu'il s'agit d'un "projet pharaonique", symbole d'un "capitalisme" exacerbé d'un autre temps, portant atteinte à la protection des écosystèmes locaux et plus généralement à l'environnement. Le collectif STOP Green Dock, les SLT et Protection des Berges de Seine s'appuient sur le fait que le site est situé à proximité d'une zone Natura 2000, hébergeant un site ornithologique. Par ailleurs, ils arguent que le bruit généré 24h/24 et 7j/7 par les camions de marchandises ainsi que les lumières éclairant le site perturberont la faune locale et les riverains. Sur le plan économique et social, les détracteurs contestent les chiffres avancés de 700 emplois créés. Selon eux, cela correspondrait en réalité à des relocalisations d'emplois.
Les modes opératoires mis en oeuvre par les détracteurs du projet
Depuis deux ans, divers types d'actions sont menées par les opposants à cette nouvelle plateforme multimodale logistique. Sur l'échiquier politique, le recours à des questions écrites au Gouvernement, à des participations à divers débats et manifestations, à des campagnes de lobbying auprès des élus locaux et pouvoirs publics sont les modes opératoires les plus utilisés.
Source: Communiqué de presse du collectif STOP Green Dock
Selon les organisateurs, elle aurait mobilisé plus de 2.000 personnes. Une soixantaine d'entre elles a été arrêtée par les forces de l'ordre, pour avoir tenté de saccager les lieux. Cette action aurait été justifiée l'un des combats prônés par les SLT, à savoir le "désarmement". Le recours à la violence et la réponse qui s'en est suivie a entrainé une forte médiatisation dans la presse régionale et sur les réseaux sociaux. Le canal Telegram des SLT Ile-de-France qui compte près de 2.200 followers, a relayé en temps réel le déroulé de ces trois jours de mobilisation.
Chaque opération de ce type est minutieusement préparée, avec des programmations artistiques et la distribution d'un "kit" action comme en atteste le post publié le 23 mai 2024, la veille de cette grande action:
Mi-juin 2024, période à laquelle l'enquête publique devait être lancée, une nouvelle mobilisation a été organisée, dans le 13ème arrondissement, cette fois-ci en mêlant lutte "antifas", défense des écosystèmes et ambiance punk et anarchiste au slogan évocateur "Punk Againt Green-dock".
Les actions en cours contre l'A69, l'A110, et plus largement contre tout projet de construction d'infrastructures routières laissent présager que ces OSC ne sont pas prêtes de baisser les bras. Par le passé, ces organisations ont remporté plusieurs victoires grâce à des mobilisations inscrites dans la durée, comme par exemple lors des Zones à Défendre (ZAD) à Notre-Dame-Des-Landes et au Carnet, où la contestation visait un projet porté par le Grand port maritime de Nantes-Saint-Nazaire). Dans le cadre de leur campagne contre Green Dock, elles sont parvenues à imposer une redéfinition de 5 volets inclus dans le projet initial, dont celui de "ferme urbaine". Celle-ci a été finalement remplacée par un parc photovoltaïque[ii].
Début 2023, l'opposition au projet de plateforme logistique à cheval sur les villes de Romainville et Noisy-le-Sec, également porté par Goodman, s'est soldé par une victoire de la société civile, emmenée cette fois par le collectif No Goodman, également actif contre GreenDock. En effet, le promoteur a été contraint de revoir le plan de circulation aux abords du site.
De façon systématique, les OSC usent de tous les moyens d'actions dont elles disposent, qu'ils soient "traditionnels" ou en "mode 2.0". Si une partie d'entre elles agit de bonne foi et de manière pacifique, d'autres au contraire ont recours à des arguments politiques et prônent ouvertement la violence comme moyen légitime de contestation.
Elles ont fait de la "convergence des luttes" le principal moteur de leur stratégie pour contester tout projet d'infrastructure d'envergure lié au secteur de la logistique. Green Dock n'est qu'un exemple parmi d'autres. Cette posture idéologique et subversive leur assure un vivier intarissable de militants aux profils hétéroclites.
Leurs capacités d'entrave ne cessent de croitre. Fortes de leurs précédentes victoires, cette fois encore, elles espèrent ralentir le projet sur la friche industrielle de Gennevilliers, voire en empêcher l'édification via une stratégie minutieusement élaborée visant sur le long terme à déstabiliser leurs adversaires et les faire plier.
Néanmoins, comme le souligne les fédérations françaises de la logistique, le développement de ce secteur et par conséquent des infrastructures adaptées est primordial pour améliorer la compétitivité de la France tant au niveau national qu'international. Les puissances rivales qui lui mènent une guerre économique féroce obligent l'hexagone à s'armer pour ne pas se retrouver "déclassé" demain.
Julie Sache (MSIE de l’EGE)
Pour aller plus loin:
J'attaque! Alerte sur la logistique - La France en panne de stratégie.
La grande distribution française face aux géants étrangers du E-commerce
La stratégie des ports français après le Brexit.
Notes
[i] Haropa Port est un établissement public de l’État regroupant les ports fluvio-maritimes de l’Axe Seine (Paris, Rouen et Le Havre). Il constitue aujourd’hui le 1er hub logistique de France et propose une offre de services globale et décarbonée de bout en bout. Allant du Havre jusqu'à Paris, Haropa Port représente près de12 millions de m² d’entreposage sur l’axe Seine. . Son activité maritime et fluviale annuelle s’élève à 102 millions de tonnes et génère 7,3 milliards d’euros de richesse et environ 160 000 emplois associés.
[ii] Voir la section "Les évolutions du projet suite à la concertation": https://www.green-dock.com/#dialogue