Parti des Etats-Unis, avant d’atteindre l’Europe, le droit à la réparation ou « Right to Repair » est une alliance informelle de réparateurs indépendants, d’associations de consommateurs et environnementales revendiquant que les propriétaires d’objets doivent pouvoir pleinement réparer ou modifier un produit acheté. Sans ce droit, les groupes et fabricants électroniques peuvent imposer leurs propres services de réparation, souvent très coûteux.
Au fil des années, ce mouvement, véhiculant des messages idéologiques, qui pour certains invitent à participer à « la révolution… de la réparation", est devenu une guerre informationnelle économique, présente dans le monde occidental. Dans ce rapport du faible au fort, la puissance des grands groupes est remise en question par les mondes associatifs qui occupent tous les terrains : économiques, environnementaux, sociétaux pour obtenir une législation favorable au consommateur.
Genèse de l'emprise électronique
Remontons un peu le temps, au point de départ d’un mouvement qui deviendra mondial. Nous sommes aux Etats-Unis au début des années 1990. Les constructeurs automobiles déploient massivement l’électronique dont l’objectif premier, ironie du sort, est de dépolluer les moteurs. Le second objectif, moins avouable, est de dissuader les réparateurs non agréés ou les mécaniciens amateurs d’intervenir sur le moteur. Cette nouvelle donne technique, qui capte la valeur économique de la réparation, n’échappe pas aux acteurs du marché de l’après-vente automobile, ni au consommateur final. La réaction est immédiate avec la création de CARE (The Coalition for Auto Repair Equality). Cette coalition d’entreprises américaines du marché de l’après-vente automobile, représentant 200 milliards de dollars par an et employant cinq millions de personnes, vise à s'assurer « que les consommateurs de tout le pays reçoivent une réparation et un service de véhicule sûrs, abordables et pratiques ». L’offensive informationnelle de CARE et d’autres associations se soldera quelques années plus tard par l’adoption d’une loi dans l’Etat du New Jersey, portant sur la réparation des véhicules.
L’automobile n’étant pas le seul marché à utiliser des composants électroniques, de nombreux acteurs industriels emboitent le pas, rendant leurs produits difficilement réparables. En l’espace de 20 ans, cette pratique se généralise et touche aussi bien les appareils électroménagers que les tracteurs agricoles John Deere, ou encore les téléphones portables Apple qui comptent aujourd’hui un milliard d’utilisateurs…
Conjoncture d'événements et encerclement cognitif du mouvement du droit à la réparation
Concomitamment, le concept d’économie circulaire connaît un succès public grâce à la conjonction de trois événements simultanés qui créent un environnement réceptif à sa diffusion : le boom des prix des matières premières qui quadruplent entre 2000 et 2010, l’embargo chinois sur les terres rares et enfin la crise écologique qui s’accentue. Les travaux de la fondation Ellen Mac Arthur et de McKinsey soulignent alors que de nouveaux « business models » de la réparation, de la réutilisation ou du recyclage sont possibles et qu’ils permettraient de générer des milliers de milliards de dollars s’ils étaient généralisés tout en permettant de réduire considérablement les impacts environnementaux.
De ce concept d’économie circulaire sur son volet réparation, largement relayé par les réseaux sociaux, vont naître des initiatives individuelles, communautaires ou commerciales pour partager la connaissance et trouver des moyens de réparer les objets électroniques. C’est par exemple le cas du site IFixit. Construit sur un Wiki, il a pour but « d’apprendre aux gens du monde entier à réparer […] et permet à chacun de partager ses connaissances techniques avec le reste du monde ». Le site revendique un manifeste de combat, le poing levé serrant une clé à molette, en 14 langues et demande de participer à la révolution.
Autre initiative, celle de Martina Postma, journaliste et militante écologiste, qui en 2009, organise son premier Repair Café, à Amsterdam. Rapidement, le mouvement prend une ampleur internationale, notamment grâce aux militants présents sur Facebook. Et si les bénévoles réparateurs assistent physiquement les visiteurs des Repair Café à réparer leurs objets ménagers et électroniques, ils vont plus loin en intervenant largement à l’école ou au collège pour marteler le message de la lutte contre le gaspillage et la réparation possible des objets. En France, le tissu associatif, participe à ce mouvement mondial avec HOP (Halte à l’obsolescence programmé) qui s’est rendue célèbre grâce aux deux premières plaintes déposées contre Apple, Epson et d’autres fabricants d’imprimantes pour obsolescence programmée fin 2017. L’association, qui revendique 40 000 membres, a pour objectif de fédérer les citoyens pour influencer les décideurs publics et les industriels afin d’aller vers des produits durables et réparables, en France et en Europe. La liste des associations est loin d’être exhaustive…
Une offensive informationnelle massive d'acteurs américains de la société civile
Dans cette relation du faible au fort, les initiatives du faible deviennent légions et les messages environnementaux et sociétaux devenus puissants et largement relayés par les réseaux sociaux sont alors portés devant le législateur américain et européen.
Ainsi aux Etats-Unis, les organisations de consommateurs prennent exemple sur une loi promulguée au Massachusetts en 2012, imposant aux constructeurs automobiles de donner accès aux informations relatives à la réparation de leurs véhicules aux réparateurs indépendants et non affiliés. Ces organisations militent pour une loi similaire pour les produits électroniques.
Au total, 27 Etats initient des projets pour faciliter la réparation des appareils au bénéfice des consommateurs et des universités, mais les sociétés technologiques s’y opposent. La défense de la propriété intellectuelle, la protection des données sensibles et la sécurité du consommateur sont les arguments utilisés. De nombreux Etats reculent devant la puissance du lobbying des groupes. Marc Bergen, journaliste spécialisé pour le groupe Bloomberg Technology dénonce dans son article « l’acharnement des grands groupes technologiques tels que Google, Microsoft, Amazon, Apple, suivis en cela par de nombreuses autres entreprises technologiques (fabricants de téléphonie, d’appareils ménagers et dispositifs médicaux…) à torpiller les initiatives législatives visant à garantir le « droit de réparer » des appareils technologiques.
John Deere, par exemple, se défend devant les agriculteurs possédant des tracteurs dont le coût avoisine la centaine de milliers de dollars qu’ils “bénéficient d’une licence d’exploitation pour la durée de vie du véhicule” remettant ainsi fortement en cause l’idée d’une propriété inconditionnelle. Un communiqué en interne publié par iFixit fait état des comparaisons avec le propriétaire d’un livre qui “possède le livre mais n’a pas le droit de le copier, de le modifier ou d’en redistribuer des copies.” iFixit souligne que tout individu dispose du droit de modifier un exemplaire de livre qu’il possède sans pour autant outrepasser la loi et remet fortement en cause cette argumentation.
Quand le faible gagne et le fort s'incline
Intense, le combat monte d’un ton. Le président des Etats-Unis, Joe Biden s’en saisit. Dans un décret signé récemment, il demande à la Federal Trade Commission (FTC) de lui proposer des règles, afin de s’attaquer aux pratiques mises en place par les grands fabricants. Les partisans du droit à la réparation s’offrent aussi la voix de Steve Wozniak, co-fondateur d'Apple qui s’exprime : « Il est temps de reconnaître pleinement le droit à la réparation. À l'époque, lorsque vous achetiez des objets électroniques comme des téléviseurs ou des radios, chaque partie des circuits et des conceptions était incluse sur papier. Un open source total ! Si vous savez ce que vous faites… vous pouviez réparer beaucoup de choses à faible coût ». Si les groupes accusent le coup et vont batailler contre la FTC, certains comme Apple ont visiblement cédé du terrain. Le géant californien annonce la mise en place « du programme Self Service Repair (réparation en libre-service), qui permettra à la clientèle qui s’en sent capable de procéder à ses propres réparations en ayant accès aux outils et pièces détachées d’origine Apple ».
Dans cette guerre informationnelle, la réponse des géants de l’électronique utilisant trois arguments juridiques pour imposer leurs propres réparations n’ont pas, malgré les pressions sur le législateur, eu raison de la nébuleuse associative défendant l’idée même de la possession et donc de la liberté de réparer son objet. Derrière ce combat, se joue l’idée d’une nouvelle approche économique plus frugale. Elle bouleverse les industriels qui seront toutefois amenés à trouver un compromis avec leur client et développer de nouveaux modèles économiques.
Eric Roubert