Guerre de l’information autour de l’eau destinée à une activité économique en Haute-Savoie
Nous sommes à la fin de la décennie 2010, quelques années après les accords de Paris signés en 2015 avec l’objectif ratifié de limiter le réchauffement climatique « nettement en dessous de 2 °C par rapport aux niveaux préindustriels ». Les deux plus grands « géants blancs » des Alpes françaises, la mer de Glace et le glacier de l’Argentière, dans le massif du Mont-Blanc, ont déjà perdu, depuis le début du XXe siècle, respectivement un tiers et un quart de leur épaisseur moyenne. Les scientifiques (Société française de la météorologie et du climat) estiment qu’ils risquent de disparaitre d’ici la fin du XXIème siècle.
Le réchauffement climatique est visible à l’œil nu en montagne, pour ceux qui vivent là depuis des décennies. Alors les stations d’hiver investissent dans les canons à neige, et construisent des retenues collinaires pour des millions d’euros. Selon le rapport public de juin 2009 sur la neige de culture [i], celle-ci est apparue en France dans les années 1970 et la pratique de l’enneigement artificiel est en réel essor depuis le début du XXIème siècle. En novembre 2019, la Haute-Savoie compte déjà 57 retenues collinaires pour neige de culture [ii], soit une réserve de près de 2.4 millions de m3 d’eau. L’intégralité de ce stockage est dédiée à l’industrie du ski, au détriment de l’eau potable pour la population, des agriculteurs et des éleveurs. En 2018, la commune de La Clusaz « bénéficie » déjà de quatre retenues : Retenue de la Feriaz Beauregard 44 000 m3, La Clusaz Cret du Merle 27 000 m3, retenue du Lachat 145 000 m3 et La Clusaz L’étale 55 000 m3, pour un total de 271 000 m3 destinés à la neige de culture uniquement. Le projet d’une cinquième retenue pour alimenter les canons à neige est déjà en gestation, sous étude, lorsque la sécheresse de l’automne 2018 s’abat sur Annecy et ses environs. Le lac d’Annecy n’avait pas été aussi bas depuis 1947. 41 communes sont classées « zone de répartition des eaux » [iii]. Les habitants sont invités à limiter leur consommation d’eau. C’est dans ce contexte de pénurie en eau potable et des tensions de plus en plus intenses sur le sujet que la mairie de La Clusaz milite pour la sortie de terre d’une 5eme retenue.
L'enquête publique
Selon le code de l’environnement, la réalisation de travaux de construction, d'installations ou d'ouvrages dans le milieu naturel ou le paysage doit au préalable faire l’objet d’une étude d’impact [iv]. Les dommages sur l’environnement liés aux travaux d’aménagement d’une retenue collinaire sont principalement l’artificialisation de la montagne, la destruction de la biodiversité et l’assèchement des fleuves. Par la suite, en phase d’exploitation, la consommation en énergie pour la production de neige participe aux émissions de gaz à effet de serre. En France, nos stations consomment 245 GWh par saison, soit l’équivalent de la consommation électrique de 76 500 ménages. Par ailleurs, la neige artificielle aggrave le stress hydrique en consommant annuellement 25 Millions de m3 d’eau, soit le besoin en eau potable de 166 000 ménages [v].
Suite à l’étude d’impact, le maitre d’ouvrage, en l’occurrence le maire de La Clusaz, doit répondre aux questions et remarques soulevées lors d’une enquête publique, diligentée dans le cas présent par le préfet de Haute-Savoie. Par la suite, sur lecture du rapport et des conclusions de l’enquête publique, la décision d’autoriser ou non les travaux appartient au préfet de Haute-Savoie.
Le public, les organisations non gouvernementales, les collectifs, les associations, les spécialistes, sont tous invités à participer à l’enquête publique, par leur remarques et questions. [vi]
L'évolution du projet et du discours
Fin 2018, alors que l’eau est maintenant considérée comme un bien rare, une idée germe à la mairie de La Clusaz : faire de cette retenue collinaire un réservoir en eau potable, ce qui permet de faire évoluer le discours et de rallier certains récalcitrants. En effet, la modification du cahier des charges pour une retenue en eau potable, à la différence des 4 autres retenues, permet de sécuriser l’alimentation en eau pour la population et le bétail en cas d’extrême sécheresse, et légitime de facto la revendication du classement « d’utilité publique ». L’élargissement des objectifs (réservoir en cas de pénurie d’eau potable ou d’incendie), tout en conservant la finalité principale de maintenir la viabilité de la station de ski, autorise un discours beaucoup plus fédérateur. Bien évidemment, « En cas de sécheresse, la priorité sera donnée aux habitants ». Par ailleurs, la mairie souligne son souhait d’accompagner la station à l’épreuve du changement climatique, sur les 3 décennies à venir. [vii]
Les défenseurs du projet sont principalement les locaux, ce qui tend à prouver que chacun voit ses intérêts personnels. Globalement, l’utilité publique du projet, avec encore les 2/3 (98 000 m3) dédié aux canons à neige, est contestée (76% des réactions lors de l’enquête publique sont en opposition au projet). Mais localement, la retenue est plébiscitée. La population de la vallée des Aravis vit en grande partie du tourisme, avec 2000 emplois directement concernés. Les habitants de la Clusaz, et électeurs du maitre d’ouvrage, appellent à une période de transition – 30 ans- pour mieux se préparer à un « tourisme 4 saisons ». Le discours des défenseurs du projet est ambigu, appelant à une transition nécessaire, mais pas avant que les nouveau-nés d’aujourd’hui soient eux-mêmes trentenaires ! Cela qui ressemble plus à un statu quo qu’à une reconversion active. Par ailleurs, le rapport mentionne l’objectif de maintenir la viabilité du domaine skiable, avec un taux d’enneigement artificiel de 45% (déjà environ 27% aujourd’hui). Notons également que la période d’ouverture des stations s’élargit avec les potentiels gains financiers. En Haute-Savoie, on skie dès le mois de novembre, et jusqu’en avril, ce qui est « contre-nature ». L’organisation de jeux panasiatiques en Arabie Saoudite en 2029 choque une grande majorité de nos concitoyens. [viii] Pour autant, la volonté de soutenir les stations par de la neige artificielle, de l’automne au printemps, est encore largement entretenue dans « nos villages gaulois ».
Les arguments des opposants
Lors de l’enquête publique, les arguments en défaveur du projet sont multiples. Principalement, les opposants fustigent l’atteinte à la biodiversité et à l’environnement, la dégradation d’un paysage naturel, le captage d’une source portable au profit de canons à neige, le risque d’assèchement du torrent « Le Nom » en hypothéquant toute vie piscicole. Les défenseurs de la nature pointent du doigt l’inadéquation de la solution choisie face au problème global de réchauffement climatique, et la volonté politique locale d’une « transition » trop lointaine (2050). De nombreuses questions sont posées au sujet de l’analyse d’alternatives plus raisonnables, de projets de substitution plus respectueux de l’environnement. Le maitre d’œuvre a du mal à démontrer le caractère d’« utilité publique » de l’utilisation d’eau potable pour faire vivre une station de ski, activité appelée à disparaitre avec le réchauffement. Néanmoins, il répond aux doutes concernant les démarches ERC (Eviter, Réduire, Compenser) en listant les mesures de minimisation des impacts pendant les travaux, par la création d’ilots de sénescence en soutien à biodiversité forestière, par la surveillance du débit de surverse au ruisseau « Nom » lors des opérations de prélèvement printanières et le respect d’un débit minimum (10m3/h) ... Ces mesures ont su convaincre entre autres, le Conseil National de la Protection de la Nature qui donna son avis favorable au projet.
L'importance de l'enjeu financier dans la prise de décision préfectorale
L’argument financier de rentabilité du projet remporta « la mise » et la commission d’enquête donne son avis favorable le 19 octobre 2021 pour investir dans ce projet estimé à 7.4 millions d’euros. Notons que le « business plan financier » calcule son retour sur investissement d’une manière assez cocasse en se basant sur une année d’enneigement jugée « normale » : « perte constatée entre une saison en déficit d’enneigement et une saison « normale » estimée à 2.5 millions €. Le montant d’investissement consenti divisé par les pertes « évitées » donne un retour sur investissement, que le maître d’œuvre arrondit à 2 années (selon mes calculs 7.4/ 2.5 = 3 années environ). Comment peut-on calculer la rentabilité avec une référence d’hier, puisque la normalité des années à venir ne sera pas celle des années passées ?
À la suite de l’avis favorable de la commission d’enquête, le préfet de Haute-Savoie donne son feu vert au début de travaux, en rappelant la dépendance des stations aux bénéfices du ski, pour permettre leur accompagnement en tourisme 4 saisons. Une bataille remportée pour les promoteurs du projet, mais pas la guerre…
La mobilisation s'organise
Les collectifs de défense de l’environnement se mobilisent et saisissent le tribunal administratif de Grenoble en référé. Ils s’insurgent contre l’autorisation préfectorale qui permet de déroger aux règles interdisant de porter atteinte aux espèces protégées, et contestent la notion d’« utilité publique » du projet. Les collectifs, dont fait partie « Annecy Rivière » [ix], pointent du doigt le label « utilité publique » gagné grâce à la mention d’eau « potable » qui ne serait qu’un prétexte. Bel « alibi » en effet, quand on sait que le bassin versant de la rivière « Nom » est déjà très impacté par les assèchements et prélèvements, qui réduisent d’ores et déjà les capacités des nappes phréatiques en eau potable, et menacent la vie piscicole en aval des retenues. Rappelons ici que la mention « d’utilité publique » est liée à la réserve en eau potable de cette nouvelle retenue. Certes, mais cela ressemble à un cercle vicieux : le stress hydrique des vallées haute-savoyardes ne s’explique peut-être pas uniquement par une pluviométrie plus faible mais aussi par les 57 retenues collinaires déjà existantes.
Le 24 septembre 2022, une ZAD (zone à défendre) s’installe dans le bois de la Colombière, à l’emplacement où les travaux doivent débuter. Ce squat permet la médiatisation du sujet, et le ralliement de l’opinion publique à leur cause. D’autres cas similaires dans le passé proche, comme le projet d’un aéroport à Notre Dame des Landes abandonné en janvier 2018, prouvent que lorsque l’opinion publique est gagnée à la cause, les politiques et tribunaux sont influencés également et plus enclins à écouter leurs propos…
Le 25 octobre 2022, coup de théâtre et revanche gagné par le camps « anti-collinaire », lorsque le tribunal administratif de Grenoble suspend l’arrêté préfectoral en concluant que l’intérêt publique est insuffisant à remettre en cause l’urgence qui tient à la préservation du milieu naturel et des espèces qu’il abrite »[x] C’est une victoire pour les écologistes de la région Auvergne Rhône Alpes, qui vont relayer l’information sur les réseaux sociaux. Une victoire, mais la guerre des retenues collinaires continue.
La guerre informationnelle au niveau européen
Au niveau européen, la concurrence des stations pousse à l’artificialisation. Aujourd'hui 35% des pistes françaises sont équipées de dispositifs qui permettent de produire de la neige artificielle, 70% des pistes autrichiennes et 87% des pistes du nord de l’Italie (selon l’Association Nationale des Maires de Stations de Montagne ANMSM). Le ski est déjà un sport réservé aux plus aisés. Seul 10% de la population française part en vacances d’hiver, et tous ne vont pas skier. [xi]. Le prix du forfait a largement augmenté ces dernières années, et la tendance ne risque pas de diminuer avec la crise énergétique. Le prix du forfait inclut le gasoil des dameuses, l’électricité des canons à neige, les infrastructures… Le ski est donc principalement le sport des plus riches, qui n’hésiteront pas à prendre l’avion vers les stations européennes les mieux équipées. La neige artificielle est donc à la fois à l’origine d’une guerre informationnelle entre les écologistes et les défenseurs d’un modèle économique, aussi insoutenable soit-il sur le long terme, mais également d’une potentielle guerre entre stations, entre régions et entre pays européens.
Aujourd’hui, aucune règlementation européenne [xii] ne fixe de limites d’artificialisation, par station et altitude. Il semble pourtant évident que l’Union européenne doit se saisir du sujet pour éviter la course à l’aberration écologique et financière. La transition sera plus douce si l’ensemble des stations européennes l’enclenchent simultanément, proposent ensemble de nouvelles activités, et se coordonnent pour éviter le transfert, en avion, du tourisme de masse vers les stations les plus émettrices en gaz à effet de serre et les moins respectueuses de l’environnement.
Charlotte Pillard
Auditrice de la 41ème promotion MSIE de l'EGE
Sources
[i] Neige de culture etat des lieux et impacts environnementaux | vie-publique.fr
[iii] https://www.lemonde.fr/planete/article/2018/10/19/les-alpes-touchees-par-une-secheresse-historique_5371993_3244.html
[iv] Article L122-1 - Code de l'environnement - Légifrance (legifrance.gouv.fr)
[v] Quel est le bilan environnemental de la neige artificielle ? - rtbf.be
[vi] Mairie de La Clusaz - Site Officiel - Haute-Savoie, France
[vii] rapport, annexes et conclusions de l’enquête publique LA CLUSAZ, THÔNES et MANIGOD : projet d'aménagement de la retenue d'altitude de la Colombière (registres-dematerialises.fr)
[ix] Retenue Collinaire de la Colombière: le couperet est tombé | Annecy Rivieres