En 2016, Hu Peng, directrice du bureau de recherche sur la société japonaise de l’Académie chinoise des sciences sociales, a expliqué lors d’une conférence[i], que la mémoire japonaise de la Seconde guerre mondiale était parcellaire, sélectionnée et construite. Cette analyse, non dénuée d’ironie, pourrait être appliquée à la République populaire de Chine (RPC). Conscient de l’influence de la mémoire sur le sentiment national, le gouvernement choisit soigneusement quel passage de l’histoire valoriser ou effacer, afin de susciter l’adhésion pour le régime communiste en place.
Il est relativement rare de voir l’Etat chinois entreprendre des campagnes pour transformer l’histoire, car la censure lui suffit habituellement pour contrôler les informations disponibles sur le passé. Les événements en cours à Hong Kong depuis deux ans permettent de comprendre ce que le pouvoir chinois peut accomplir pour modifier la mémoire collective. Cette ancienne possession britannique a été rétrocédée en 1997 à la Chine. Celle-ci s’était engagée à respecter le principe « un pays, deux systèmes », selon lequel Hong Kong devait conserver son autonomie et son mode de vie démocratique pendant 50 ans[ii]. Cependant, le 30 juin 2020, le parlement chinois a adopté « la loi sur la sécurité nationale de Hong Kong », afin d’étouffer les manifestations qui avaient lieu depuis le printemps 2019. Cette législation a donné à la justice tous les moyens nécessaires pour arrêter et condamner tout opposant.
Depuis cette date, le gouvernement transforme le système politique hongkongais, instaure la censure et modifie progressivement la mémoire collective, en particulier concernant le massacre de Tiananmen de 1989. Cet événement représente une ligne rouge pour Pékin, qui a soigneusement entrepris d’effacer toute information à son sujet en Chine. Le contrôle de l’histoire fait partie des outils utilisés dans la guerre cognitive que livre le Parti communiste chinois (PCC) à ses opposants, afin de de légitimer son modèle politique. La victoire semble assurée pour la RPC, qui a déjà une certaine expérience dans l’instrumentalisation de la mémoire, tant sur son sol qu’à l’étranger.
La reprise en main de Pékin à Hong Kong
La loi sur la sécurité nationale a été adoptée afin de mettre un terme aux manifestations de 2019. Ces dernières militaient pour le retrait du projet de loi d’extradition entre Hong Kong et la Chine et portaient des revendications pro-démocratie. Cette nouvelle législation sécuritaire punit tout acte de « sécession, subversion, terrorisme et collusion », des termes assez larges pour condamner les différentes formes de contestation du pouvoir. Pékin s’est appuyé sur ce texte pour altérer la mémoire collective au sujet du massacre de Tiananmen, un événement
Le 4 juin 1989, le gouvernement de Deng Xiaoping a demandé à la police et à l’armée d’écraser un mouvement étudiant qui occupait la place Tiananmen pour demander des réformes. Le nombre de victimes décédées, tenu secret, est estimé entre 186 et 10 000. Dans leurs rares déclarations à ce sujet, les dirigeants chinois qualifient ces manifestations de « tumulte politique » et d’« émeutes contre-révolutionnaires », qui mettaient en danger le régime et l’ordre social. Le PCC craint que rappeler cet événement remette en cause sa légitimité. Maintenant qu’il contrôle Hong Kong, il entreprend méthodiquement d’effacer le massacre des mémoires.
Une stratégie révisionniste implacable
Depuis l’adoption de la loi de sécurité, le gouvernement chinois a interdit toute commémoration afin de faire oublier l’événement aux Hongkongais. Elles avaient lieu chaque année le 4 juin, lors d’une veillée sur une place de la ville. En 2020, le motif officiel pour empêcher les rassemblements était la crise sanitaire. Cependant, plusieurs millions de personnes y ont participé ; la police a arrêté quelques personnalités, sans mettre un terme à l’événement. En 2021, le gouvernement chinois est allé plus loin. La célébration a de nouveau été interdite et les participants ont été menacés de 5 ans de prison afin de les dissuader de commémorer l’anniversaire. 3 000 policiers ont été mobilisés[iii] pour s’assurer du respect des consignes.
L’interdiction des commémorations et l’arrestation des « porteurs de mémoire »
Pour empêcher les prochains rassemblements, la justice hongkongaise a condamné les personnalités ayant participé à ces commémorations. Ainsi, Joshua Wong, qui était présent en 2020, purge désormais une peine de 10 mois de prison. Elle s’additionne à une précédente condamnation de 13 mois, dont il écope pour avoir participé aux manifestations en 2019. Il s’agit d’un militant pro-démocratie, particulièrement connu, dont le cas sert probablement d’exemple dissuasif. Le 4 janvier 2022, l’avocate et militante Chow Hang-tung a été condamnée à 15 mois d’emprisonnement pour avoir participé à la veillée de 2021. D’autres leaders des mouvements pro-démocratie ont aussi été emprisonnés. Enfin, l’Alliance pour Hong Kong, qui organisait les veillées, a été dissoute le 25 septembre, sur demande des autorités. Elles se sont servies de la loi de sécurité pour l’accuser de « collusion avec des forces étrangères ». Par conséquent, dans les années à venir, de telles commémorations ne se produiront probablement plus jamais[iv].
La destruction des monuments
Autre action pour effacer Tiananmen des mémoires, une statue rendant hommage aux victimes de la répression a été déboulonnée et enlevée de l’université de Hong Kong le 23 décembre 2021. La déclaration officielle de l’établissement indique que ce choix a été fait « sur la base d’un avis juridique externe » et sur une « évaluation des risques » de l’université[v].
De même un musée consacré à la mémoire du juin 4 juin 1989 a été fermé en juin 2021, avant d’être vidé de ses œuvres en septembre[vi].
La suppression des archives
La montée en puissance du gouvernement chinois à Hong Kong s’est accompagnée de la fermeture des journaux indépendants et d’opposition, tels que l’Apple Daily, Citizen News et Stand News. Cette censure a aussi permis de supprimer leurs archives, qui documentaient les veillées et rappelaient la répression de Tiananmen.
Les journaux qui survivent doivent désormais adopter un ton mesuré à l’égard des autorités. Certaines de leurs archives ont aussi été effacées. Ainsi la Radio Télévision de Hong Kong (RTHK) a commencé en mai 2021 à enlever les contenus jugés trop critiques de sa chaîne Youtube.
Certains médias semblent cependant conserver une relative liberté de parole. Le South China Morning Post, célèbre quotidien hongkongais, continue de publier des informations au sujet de Tiananmen. Une tribune a d’ailleurs été écrite sur son site internet pour dénoncer le déboulonnage de la statue de l’université[vii].
La modification des manuels scolaires
Le changement des manuels scolaires a été l’une des premières actions menées par le gouvernement, après avoir fait adopter la loi de sécurité nationale. Dès juin 2020, plusieurs livres ont retiré la mention de la répression afin d’être autorisés par les autorités[viii]. De manière générale, leur contenu ne doit pas être critique du gouvernement chinois. Les références aux idées de libéralisme et de démocratie, considérées comme dangereuses par la Chine, ont été supprimées.
Des moyens de défense limités pour l’opposition hongkongaise
Face à cette offensive sur la démocratie et sur l’autonomie hongkongaises, les capacités d’action des opposants sont limitées. Ils ont rapidement ont été contraints de choisir entre « la prison, la fuite ou le silence », comme le résument la plupart des journalistes. En effet, le 6 juin 2021, 53 anciens parlementaires et participants à des primaires pro-démocratie, ont été arrêtés. Dans les 18 mois suivants l’adoption sur la loi de sécurité nationale, 100 000 personnes ont quitté Hong Kong. Parmi celles-ci se trouvent des anciens élus, comme Carmen Lau, qui siégeait dans le conseil d’un district. Elle estime qu’elle aurait été emprisonnée si elle était restée dans sa ville. Lors de l’été 2021, près de 250 parlementaires ont démissionné[ix], préférant le silence au risque d’être arrêtés et condamnés.
Toute possibilité de protester grâce aux institutions démocratiques a été supprimée lorsque les règles électorales ont été transformées en décembre 2021. Désormais, seuls des « patriotes » validés par un conseil peuvent se présenter aux élections législatives.
Cependant, certains opposants montrent leur volonté de protéger la mémoire de la répression de Tiananmen. Le milliardaire Jimmy Lai, qui possédait l’Apple Daily, est connu pour son engagement pro-démocratie. Il a allumé une bougie lors de la commémoration de 2020, où il s’est fait prendre en photo, avant de quitter les lieux. Il a été condamné à 13 mois de prison pour avoir « encouragé un rassemblement interdit ». Lors de son procès, il a demandé à son avocat de lire la déclaration suivante : « Laissez-moi endurer ma peine, afin que je partage le fardeau et la gloire de ces jeunes hommes et femmes qui ont versé leur sang le 4 juin 1989 »[x]. Il rappelle ainsi, que malgré la répression, les opposants continueront à entretenir la mémoire de cet événement.
Une stratégie chinoise transposée
La situation progressivement instaurée à Hong Kong est une reproduction des pratiques en Chine continentale. L’événement n’est mentionné ni sur internet, ni dans aucun livre. La censure instaurée par le régime permet d’avoir un contrôle presque exhaustif sur les informations disponibles à ce sujet. La mémoire perdure, mais il est interdit d’en parler. Seule l’association des mères des victimes, rassemblant une centaine de femmes, est tolérée. Son but est d’obtenir un dédommagement de la part de l’Etat et le droit de commémorer leurs enfants décédés. Leurs activités sont toutefois limitées et les plus actives d’entre elles sont surveillées, en particulier à l’approche de l’anniversaire du 4 juin.
Pour cette raison, la plupart des Chinois de moins de 30 ans ne connaissent pas ou connaissent mal le massacre de Tiananmen. Les informations disponibles à l’étranger sont aussi réduites, telles que le nombre exact de décès. La journaliste Louisa Lim a écrit un livre à ce sujet baptisé « The People’s Republic of Amesia ». Elle explique qu’en maintenant un tel contrôle sur l’information, le gouvernement a réussi à effacer cet événement de la mémoire de nombreuses personnes, engendrant une amnésie de masse.
L’écrivain chinois exilé Ma Jian, explique dans ses livres[xi] et dans ses interviews[xii], que le PCC dépense beaucoup d’efforts pour faire oublier le 4 juin 1989. Il pense que le gouvernement a réussi à convaincre un grand nombre de citoyens, qui acceptent de sacrifier leur liberté pour conserver la stabilité du pays. Ils considèrent que ce moment de chaos a secoué la Chine et qu’il faut maintenir le pays de manière autoritaire, afin de conserver l’harmonie. A contrario, les personnes qui souhaitent s’en rappeler sont marginalisées[xiii]. Ces éléments montrent que les politiques sur la mémoire ont porté leurs fruits en Chine continentale.
A l’étranger, le discours légitimant et minimisant la répression de Tiananmen est entretenu par les dirigeants chinois. Interrogé par des journalistes lors du Dialogue de Shangri-la en 2019 à Singapour[xiv], le ministre de la Défense Wei Fenghe a expliqué : « En 30 ans, sous la direction du PCC, la Chine a connu une évolution renversante. Vous dites que notre manière de gérer les événements de Tiananmen n’était pas bonne ? » […] « C’était une crise politique, c’était un trouble politique. Le pouvoir central a adopté des mesures décisives, l’armée a adopté des mesures mettant un terme et étouffant cette crise. C’était une stratégie correcte. » Les faits, à peine évoqués, sont assumés et présentés comme la solution pour préserver l’ordre[xv]. Toutefois, il est peu probable que la Chine parvienne un jour à faire oublier à l’étranger le massacre de Tiananmen.
Les batailles chinoises de la mémoire
Daniel Lindenberg, l’un des premiers à évoquer le terme de « guerre de mémoire »[xvi], estimait que le « monopole de la mémoire légitime » s’appuyait sur la maîtrise des mots pour parler de l’histoire. Il prenait alors pour exemple la mémoire française des guerres mondiales et de la Révolution. Ce terme de guerre peut aujourd’hui s’appliquer à la stratégie chinoise, qui l’emploie sur d’autres thèmes que Tiananmen, comme la Révolution culturelle.
La Chine est adepte du façonnage du passé pour parvenir à ses objectifs politiques, en dehors de ses frontières. Les îles en mer de Chine du Sud, considérées comme particulièrement stratégiques, sont un bon exemple. Elles sont disputées par la plupart des pays alentours, dont le Vietnam, Taiwan, les Philippines et la Chine. Ces pays essaient de démontrer qu’ils les ont découvertes, habitées ou administrées par le passé afin d’obtenir le droit de les gouverner. La Chine clame pour ces raisons que 80% des territoires de la mer de Chine de Sud lui reviennent. Cela pose un problème pour le chercheur Bill Hayton de la Chatham House. Cet auteur, qui a écrit un livre consacré à l’histoire de la région[xvii], explique qu’il n’existe pas aujourd’hui de traces archéologiques appuyant l’intégralité des revendications de la Chine. Certaines îles qu’elle considère lui appartenir se situent d’ailleurs à 1 500 kilomètres de ses côtes. Bill Hayton appelle ce phénomène le « syndrome de la fausse mémoire chinoise » et estime que cela dégrade les relations internationales et la paix en mer de Chine du Sud[xviii].
Le gouvernement chinois bataille aussi sur le front de la mémoire en France. En 2020, le château des ducs de Bretagne a décidé d’annuler une exposition sur Gengis Khan et l’empire mongol en collaboration avec un musée chinois de Mongolie Intérieure[xix]. Les autorités chinoises auraient décidé au dernier moment de changer les informations exposées dans le musée. Interrogé par France 3, le directeur Bertrand Guillet a expliqué : « Le nouveau synopsis proposé, écrit par le bureau du patrimoine de Pékin, appliqué comme une censure à l’égard du projet initial, comporte notamment des éléments de réécriture tendancieux visant à faire disparaître totalement l’histoire et la culture mongoles au bénéfice d’un nouveau récit national. »[xx]
Ce dernier exemple témoigne d’une volonté révisionniste de la Chine. Celle-ci est consciente de l’importance de la mémoire pour légitimer ses objectifs politiques. Le cas de Tiananmen rappelle que l’histoire est écrite par les vainqueurs, tandis que celle des perdants s’efface progressivement. Face aux tentatives d’altérer le récit du passé à l’étranger, la protection des mémoires alternatives est une bataille d’influence essentielle.
Alice Fracant
[i] world.people.com.cn/n1/2016/0818/c1002-28645640.html
[ii] D’après la « déclaration conjointe sino-britannique » de 1984, qui a acquis une valeur d’engagement international car le document a été enregistré aux Nations unies l’année suivante.
[iii] www.france24.com/fr/moyen-orient/20210603-à-hong-kong-commémorer-tiananmen-malgré-le-climat-de-peur
[iv] www.amnesty.fr/liberte-d-expression/actualites/hong-kong-commemorations-annuelles-de-tiananmen-plus-tolerees
[v] www.lemonde.fr/international/article/2021/12/23/hongkong-une-statue-commemorative-de-tiananmen-deboulonnee-dans-une-universite_6107090_3210.html
[vi] www.bbc.com/news/world-asia-china-58506598
[vii] www.scmp.com/comment/letters/article/3161259/why-pillar-shames-removal-marks-end-academic-freedom-hong-kong
[viii] www.thetimes.co.uk/article/tiananmen-massacre-erased-from-hong-kong-textbooks-j6lmsjnch
[ix] www.rfa.org/english/news/china/exile-01052022135350.html
[x] www.francetvinfo.fr/replay-radio/un-monde-d-avance/a-hong-kong-le-patron-de-presse-independant-jimmy-lai-condamne-a-13-mois-de-prison_4863025.html
[xi] Beijing Coma (2008) et Chemin de poussière rouge (2001)
[xii] www.lexpress.fr/culture/livre/ma-jian-en-chine-chaque-jour-est-un-4-juin-1989_823550.html
[xiii] Chemin de poussière rouge
[xiv] Conférence internationale sur la défense
[xv] www.youtube.com/watch?v=xDSZQoiuPP4
[xvi] www.persee.fr/doc/xxs_0294-1759_1994_num_42_1_3046#xxs_0294-1759_1994_num_42_1_T1_0078_0000
[xvii] South China Sea, The Struggle for Power in Asia (2014)
[xviii] www.prospectmagazine.co.uk/arts-and-books/chinas-false-memory-syndrome
[xix] Province autonome dans le nord de la Chine