Green deal européen et nouvelle Politique Agricole Commune au cœur d'une guerre de l'information

Avec la crise sanitaire de la Covid-19, les systèmes alimentaires européens, ont montré leurs fragilités : dépendance à la main-d’œuvre agricole étrangère, hyperspécialisation de certaines régions sur des monocultures, dépendance aux importations et exportations…autant de sujets qui braquent une lumière crue sur les questions de souveraineté et de sécurité alimentaire sur un marché agricole mondialisé terrain de jeu concurrentiel et d’enjeux géopolitiques majeurs. 

Ces questions n’ont d’ailleurs pas manqué d’être soulignées dès le 12 mars 2020 par le Président de la République française lors de son allocution aux français dans les termes clairs suivants :

  « (…). Déléguer notre alimentation, notre protection, (…) à d'autres est une folie. Nous devons en reprendre le contrôle, construire plus encore que nous ne le faisons déjà une France, une Europe souveraine, une France et une Europe qui tiennent fermement leur destin en main. »

L’acuité de ces questions est également renforcée par la menace mondiale d’une grave crise alimentaire post-pandémie augurée notamment par le Directeur général du Programme Alimentaire Mondial, agence humanitaire onusienne récompensée du prix Nobel de la Paix le 9 octobre 2020. 

Dans le même temps, l’alimentation et, à sa source, l’agriculture deviennent des sujets de préoccupations pour les consommateurs européens à l’instar des questions climatiques et environnementales, qui depuis 2018 mobilisent comme jamais la jeunesse, à l’appel de Greta Thunberg, et plus largement les citoyens européens comme l’attestent les récents sondages Eurobaromètre.

La polémique sur la renégociation de la PAC

C’est dans ce contexte singulier d’incertitude et de fortes attentes citoyennes que se déroule en Europe la renégociation de la politique agricole commune, dite PAC.  

Derrière cet acronyme se cache la plus ancienne et l’une des rares politique intégrée de l’Union européenne, outre d’être budgétairement l’une des plus importantes politiques communes (1/3 du budget européen, soit 336,4 milliards d’euros pour 2021-2027).  

Créée par le Traité de Rome en 1957 et mise en place en 1962 pour sortir l’Europe de l’insécurité alimentaire et de l’instabilité dans laquelle elle se trouvait après-guerre, elle repose sur deux piliers, le premier, consistant en un soutien du marché, des prix et des revenus agricoles, concentre environ les 2/3 de son budget et concerne les aides directes aux agriculteurs, et le second porte sur le développement rural.

La PAC est révisée tous les 7 ans au terme d’un long et complexe processus législatif [1] qui, réforme après réforme, fait dériver sa mise en œuvre de plusieurs années.  

La PAC post-2020, actuellement en révision, ne fera pas exception, sa mise en œuvre initialement fixée au 1er janvier 2021 est reportée au 1er janvier 2023. 

En ce qu’elle engage l’avenir de l’agriculture européenne, la PAC porte en elle beaucoup d’enjeux et cristallise toutes les tensions et clivages tant entre Etats membres qu’avec les partenaires commerciaux de l’Europe mais également au sein du monde agricole et de la société civile.

Loin d’être un fleuve tranquille, sa renégociation est particulièrement houleuse et laisse le champ à toutes les stratégies d’influence.

Ceci est particulièrement criant pour la nouvelle PAC et pour cause... depuis l’amorce de sa négociation le 1er juin 2018, plusieurs évènements majeurs ont perturbé son cours : renouvellement de la Commission européenne et changement de Présidence, élection d’un nouveau Parlement [2], nouvelle orientation de la politique européenne à travers le « Green Deal » plaçant les questions climatiques et environnementales au centre de l’action de l’Union dans chaque politique communautaire et dont la déclinaison pour le secteur agricole a été précisée en mai 2020 dans les stratégies « De la ferme à la fourchette » et « Biodiversité », Brexit, pandémie…de quoi interroger la cohérence de la trajectoire règlementaire de la PAC et in fine la future cohésion dans la mise en œuvre de cette politique commune. 

La nouvelle PAC est un terreau fertile à une guerre de l’information dont l’intensité croit à mesure de l’avancée du processus législatif, opposant les partisans du statu quo à ceux prônant l’opportunité du Green Deal pour un changement de paradigme.

Bruxelles comme épicentre de la lutte contre le verdissement de la PAC

La réforme de la PAC passe tout d’abord par une phase de négociation de la proposition législative de réforme de la Commission avant un vote par le Conseil de l’Union d’une orientation générale de la réforme et un autre par le Parlement d’un texte amendé de la proposition de la Commission. Tout se joue à Bruxelles, ville des sièges de la Commission européenne et du Conseil européen, lieu des diverses réunions de travail des différentes commissions du Parlement et du vote.  

C’est donc ce lieu et ce moment qui vont être choisis par les partisans du statu quo pour livrer leur première bataille avant la tenue du vote.

Une tactique : l’attaque.

A la manœuvre, le plus ancien lobby agricole d’Europe, la COPA-COGECA, comité des organisations professionnelles agricoles européennes né du rapprochement en 1962 de syndicats nationaux d’agriculteurs (COPA) avec les coopératives agricoles (COGECA), qui regroupe 60 organisations professionnelles européennes, 40.000 coopératives et compte une quarantaine de partenaires.

L’objectif : parvenir au vote d’un texte maintenant le statu quo par rapport à la précédente PAC et limiter le « greenwashing » de la PAC, à savoir empêcher son alignement aux nouvelles stratégies « De la ferme à la fourchette » et « Biodiversité » de la Commission.

Les moyens :  des attaques informationnelles savamment orchestrées à l’adresse des institutions et des représentants des Etats membres, en coordination avec d’autres lobbies agro-alimentaires et industriels afin de rallier à leur position, en vue du vote, les plus importants groupes politiques du Parlement européen (conservateurs (PPE), sociaux-démocrates (S&D) et libéraux (RENEW)), les Etats frugaux à la dépense publique ainsi que les Etats de l’Est, dont la République Tchèque et la Hongrie au cœur d’un scandale de détournement de subventions de la PAC et de corruption révélé par une enquête du New York Times en décembre 2019.

Les stratégies mises en œuvre sont variées :

  • Lobbying auprès des institutions et des eurodéputés : dès 2019, la COPA-COGECA, en coordination avec d’autres lobbies agricoles, a multiplié les réunions avec les différentes directions de la Commission pour faire reporter ou limiter les objectifs « verts » dans la future PAC. Du fait de son accès privilégié au Conseil des ministres européens et aux diverses directions de la Commission pour des raisons historiques, la COPA-COGECA a pu exposer à de multiples reprises son argumentaire des coûts économiques trop importants générés par le Green Deal et présenter divers rapports afin d’obtenir une révision des objectifs [3] ;  Cette stratégie de lobbying a notamment été révélée par le New York Times et par l’ONG Corporate Europe Observatory.
  • Décrédibilisation et instillation du doute sur la pertinence du Green Deal par de « l’information » scientifique et un discours sceptique : la COPA-COGECA a également multiplié ses prises de parole pour questionner la pertinence des objectifs du Green Deal et de ses déclinaisons et marteler leur caractère irréaliste lors de réunions auprès notamment de la Direction Agriculture de la Commission, mais également par des déclarations publiques et tribunes, ou encore en relayant des rapports ou positions émanant d’organisations avec lesquelles elle entretient des liens (document de position de l’Association européenne de la protection des cultures (ECPA) ), voire d’Etats.

          La COPA-COGECA a ainsi relayé la campagne américaine anti-Green Deal d’octobre 2020 [5] fondée sur une prise de parole du secrétaire américain de l’agriculture qui qualifiait la politique européenne de « très regrettable » et conduisant « au protectionnisme » et sur un rapport alarmiste de l’USDA prétendant en substance que la mise en œuvre du Green Deal européen perturberait la sécurité alimentaire mondiale et augmenterait la faim dans le monde.

  • Lobbying politique : instrumentalisation des clivages politiques pour affaiblir le Green Deal  et rallier à l’objectif de vote poursuivi les pays de l’Est avec en tête de file la République Tchèque, appelant à « oublier » le Green Deal.
     
  • Utilisation de l’arme juridique par la production de près de 2000 amendements avant le vote.

En défense, pour tenter de contrer ce « greenbashing » et inscrire le Green Deal dans la réforme de la PAC avant le vote du cadre général, les partis écologistes, la gauche, les syndicats et les ONG (parmi elles Greenpeace, Pour une autre PAC, Good Food Good Farming) ont alors riposté par diverses actions :

  • Lobbying auprès des institutions, des eurodéputés et des ministres de l’agriculture des Etats membres notamment par des tribunes et lettres ouvertes (tribune du président de la commission environnement au Parlement européen pour la constitution d’une alliance européenne pour la mise en œuvre du Green Deal ; lettre ouverte à la ministre allemande de l’Agriculture, appel à une réforme de la PAC en cohérence avec le Green Deal de l’EBB et de ClientEarth, lettre à la Commission, au Conseil et au Parlement, courrier aux ministres de l’Agriculture des Etats membres par le Réseau Action Climat pour orienter les positions des ministres avant le Conseil Agriculture précédent le vote, etc.) ; par une campagne d’influence auprès des eurodéputés leur demandant de ne pas voter le projet de PAC (#VoteThisCapDown) et de proposer une remise à plat complète (cf. la proposition Pour Une autre PAC et l’analyse Impaacte proposée entre autres par Greenpeace Belgique et WWF Belgique) ;
     
  •  Occupation du champ médiatique à destination de la société civile : forte présence sur les réseaux sociaux Twitter et FB (#FutureofCAP#EUGreendeal#PourUneAutrePAc), campagne d’interpellation des eurodéputés par les citoyens via les réseaux sociaux et multiplication des campagnes d’information (Presse, Radio, sites internet des ONG);
     
  • Organisation de manifestations et des appels à mobilisation citoyenne avant le vote en France, à Bruxelles et en Allemagne lors des conseils des ministres européens de l’agriculture et du vote de la réforme.

    C’est dans ce contexte que le Conseil a voté le 21 octobre 2020 les 3 projets de textes réglementaires de la future PAC (Plans stratégiques nationaux, Organisation Commune de Marchés et Règlement horizontal) et que le Parlement, sous la pression des ONG, a, quant à lui, voté le 24 octobre 2020 une version un peu différente de ces projets de règlements.

    Ce vote n’a pas manqué d’irriter à gauche, chez les verts et les ONG , tous jugent les textes votés trop conservateurs et décorrélés des objectifs du Green Deal.

    S’il peut être déduit de cette réaction que les partisans du statu quo ont gagné la première bataille, la guerre de l’information est quant à elle toujours en marche et nul ne sait encore qui la remportera. 

    Une chose est sûre cependant, la revanche de la société civile ne s’est pas fait attendre.

La revanche de la société civile pan-européenne pour un changement de paradigme

Dès le lancement de l’étape des trilogues le 10 novembre 2020 [4], les partisans du Green Deal se sont engagés dans une nouvelle bataille et ont déplacé pour partie le terrain de jeu au niveau national, en raison notamment de l’élaboration à venir par chaque Etat membre de Plans Stratégiques Nationaux [5].

Leur objectif : parvenir à l’intégration dans la réforme de la PAC et dans les PSN des objectifs des stratégies « De la ferme à la fourchette » et « Biodiversité ».

Les stratégies déployées pour l’heure sont :

Et après ?

En France, le Ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation élabore actuellement la première version complète du Plan Stratégique National qui sera soumis à l’approbation de la Commission. Dans ce cadre, et conformément à la loi [8], il est procédé à une évaluation environnementale et à un débat public. Ce dernier a d’ores et déjà été organisé avec les citoyens sous l’égide de la Commission nationale du débat public (CNDP).

Le 5 février dernier, la CNDP remettait le compte-rendu du débat public imPactons ! au Ministre de l’agriculture et de l’alimentation, qui a désormais jusqu’au 7 avril 2021, pour communiquer sa décision concernant les suites qu’il souhaite donner au débat public et dans quelle mesure l’avis des citoyens sera pris en compte dans le PSN de la France pour la PAC 2021.

Les prochaines semaines devraient donc être rythmées par l’intensification des prises de positions et attaques informationnelles des parties prenantes à la réforme de la PAC. Elles s’avèrent d’ores et déjà instructives mais mériteront d’être suivies de près tant au niveau européen qu’à l’échelle nationale afin de pouvoir en tirer les enseignements.

 

Cynthia Picart
Etudiante de la 36ème promotion MSIE

 

Notes

[1] Le processus législatif débute par une proposition législative de la Commission ; cette proposition est ensuite examinée par le Parlement. Un projet de texte est ensuite amendé par les eurodéputés. Sur la base de ce projet, le Parlement adopte sa position en plénière à la majorité simple ; en parallèle, le Conseil (qui représente les gouvernement des États membres) se prononce sur la proposition de la Commission et adopte une orientation générale qui constitue une « position commune » à la majorité qualifiée (55% des États représentant au moins 65% de la population européenne) ; vient ensuite la phase des trilogues au cours de laquelle les trois institutions (Commission, Conseil et Parlement) tentent de trouver un compromis sur la base des 3 versions de texte  ; le compromis issu du trilogue doit ensuite être adopté par le Conseil et le Parlement européen.

[2] Election du Parlement européen en mai 2019 et renouvellement de la Commission européenne au 1er juillet 2019 avec changement de présidence. 

[3] Réunions de la COPA-COGECA notamment avec le Vice-Président, Frans Timmermans, de la Commission rédactrice du Green Deal, avec la Direction générale de la santé de la Commission et celle de l’agriculture, diffusion d’un rapport produit par l’European Crop Protection Association sur les dommages économiques de la législation sur les pesticides, etc.

[4] Réunions tripartites entre la Commission, le Conseil et le Parlement pour faire converger d’ici juin 2021 les différentes versions des textes votés pour parvenir à 3 règlements définitifs permettant de mettre en application la PAC au 1er janvier 2023.

[5] Nouveauté intégrée dans le projet législatif de la PAC qui prévoit une obligation pour chaque Etat membre d’élaborer un plan stratégique national (PSN), consistant en un diagnostic par l’Etat membre de sa propre situation et la consultation de ses citoyens (jusqu’alors exclus du processus) sur l’élaboration du PSN sur la base de ce diagnostic. Ce PSN définira les interventions et modalités de mise en œuvre de la PAC à l’échelle nationale et devra être remis au plus tard le 31 décembre 2021 à la Commission européenne pour approbation.

[6] A titre d’exemples : interventions media du collectif Pour une Autre Pac qui rassemble 45 organisations dont la Confédération paysanne, FNAB, La Fondation Nicolas Hulot, Greenpeace, WWF, Réseau Action Climat, etc.

[7] M. Frans Timmermans a estimé que les trilogues en cours devraient permettre d’introduire dans la réforme de la PAC les objectifs des stratégies De la ferme à la fourchette et biodiversité. Il a également appelé à élargir les discussions : « Nous ne pouvons plus laisser ces négociations aux seuls ministres de l’Agriculture et à la commission Agri au Parlement » car « toute la société est concernée ».

[8] Directive européenne 2001/42/CE et articles L.122-4 et L.121-8 du code de l’environnement.