France – Algérie, entre mémoire et guerre informationnelle

Nouvel épisode dans le vaudeville mémoriel qui entache les relations entre la France et l’Algérie, il y a quelques jours Emmanuel Macron a reconnu que le dirigeant FLN Ali Boumendjel avait été « torturé puis assassiné » par l’armée française en 1957. Retour sur une guerre informationnelle menée par l’Algérie autour du devoir de mémoire.

Colonisation et devoir de mémoire

Expression créée pour la sensibilisation des opinions aux affres de la Shoah, le « devoir de mémoire » est devenu une arme de destruction massive dans le cadre d’une guerre informationnelle. Ce « devoir » est notamment invoqué très fréquemment lorsqu’il s’agit d’aborder les relations entre la France et l’Algérie. Il est mis en avant par l’Algérie dans le but de culpabiliser l’ancien colon, par une large partie de l’intelligentsia française, mais aussi depuis quelques années par ses instances dirigeantes elles-mêmes.

Depuis l’indépendance, l’Etat algérien, assisté par une large partie de la gauche française, mène une guerre informationnelle destinée à promouvoir sa vision de la colonisation et de la guerre d’Algérie. En France, la position algérienne était soutenue depuis la guerre d’indépendance par une partie de la société. Ce qui est plus récent en revanche, c’est l’évolution du discours tenu au sommet de l’Etat.

Les Présidents français et les considérations mémorielles

Les premiers présidents de la V° n’étaient pas réceptifs aux revendications mémorielles du gouvernement algérien. Au général De Gaule désireux de tourner la page a succédé Georges Pompidou. Bien que ce dernier ait été chargé par son mentor de reprendre les négociations avec le FLN, il est aussi l’homme qui n’a pas hésité à mettre sa démission dans la balance pour obtenir la grâce du général Jouhaud, patron de l’OAS dans l’oranais. Valéry Giscard d’Estaing n’a pas été non plus un fervent défenseur de l’indépendance algérienne. Au contraire, il était plutôt proche des milieux « Algérie Française » pendant la guerre et y a gardé des contacts, y compris pendant son septennat. Quant à François Mitterrand, impliqué dans la répression des velléités indépendantistes et auteur du fameux « l’Algérie, c’est la France » au début de la guerre, son deuxième septennat a été marqué par la guerre civile algérienne qui débuta en 1991 et détournait le FLN de ses récriminations historiques.

C’est au cours du second mandat de Jacques Chirac que les choses commencent à évoluer. L’Algérie est sortie en 2002 de onze années d’affrontements fratricides, et le président Chirac jouit d’une grande popularité dans le monde arabe à la suite de son refus de suivre les Américains dans leur aventure irakienne en février 2003. En mars de cette année, une nouvelle ère s’ouvre – timidement – dans le cadre des relations mémorielles franco-algériennes lors du déplacement du chef de l’Etat outre-Méditerranée. Celui-ci déclare qu’il faut « regarder le passé en face, d'un côté comme de l'autre » et propose un traité d’amitié franco-algérien. Mort-né, ce traité est définitivement enterré en 2005, lorsque la majorité présidentielle adopte la loi « portant reconnaissance de la nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés ». Ce texte mentionne en effet le « rôle positif » de la colonisation. Les algériens demandent officiellement à la France de faire « repentance, et obtiennent le retrait de cette loi et la reconnaissance par la France du massacre de Sétif de 1945.

Au forcing, l’Algérie a réussi à ouvrir une brèche. Son offensive informationnelle en direction de la France peut reprendre de plus belle. Seulement, sous Nicolas Sarkozy, le pouvoir français sera moins réceptif aux appels à la repentance. De plus, malgré quelques appels du pied du président qui a jugé le système colonial « injuste par nature », les autorités algériennes jugent que la France n’en fait pas assez.

Pourtant, les thèses « FLN » prennent de plus en plus d’importance au sein de la société française, et pas seulement auprès de la diaspora algérienne. En 2012, François Hollande devient le second socialiste à accéder à la présidence de la Vème République, mais le premier à avoir toujours tenu un discours critique à l’égard de la colonisation. Dès sa première année de présidence, il a tenu à reconnaître « les souffrances que la colonisation a infligées au peuple algérien ». Tout au long de son mandat, François Hollande a eu à cœur d’œuvrer au rapprochement entre la France et l’Algérie, notamment en cédant à certaines exigences mémorielles du régime autoritaire en quête de respectabilité.

Emmanuel Macron et le rapport Stora

Avec Emmanuel Macron, la République française aligne de plus en plus son discours sur les positions du gouvernement algérien. Alors qu’il n’était que candidat, l’actuel président a déclaré, sur la chaîne algérienne Echorouk News, que la colonisation était un crime contre l’humanité et que des excuses s’imposaient. Une fois élu, Emmanuel Macron continue sur sa lancée et, après plusieurs appels du pied au régime algérien, il finit par charger l’historien Benjamin Stora de « dresser un état des lieux juste et précis » sur la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie. Le simple fait qu’un président français commande un tel rapport tend à prouver que la guerre informationnelle mémorielle menée par l’Algérie porte ses fruits.

Le choix de l’historien chargé de produire ce rapport est lui aussi un élément indiquant que l’Etat français est désormais acquis à la cause algérienne sur ce dossier. En effet, Benjamin Stora, ancien militant trotskiste, est décrit comme un « historien engagé ». Spécialiste de la colonisation française en Algérie et de la guerre d’indépendance, le professeur ne cache rien de son orientation en faveur des nationalistes algériens. C’est donc assez logiquement que les conclusions du « rapport Stora » vont dans le sens des revendications exprimées par les hiérarques du FLN. Ainsi, l’historien militant recommande par exemple la reconnaissance de l’assassinat par la France d’Ali Boumendjel, la panthéonisation de la porteuse de valises Gisèle Halimi, de « donner à des rues des noms de Français particulièrement méritants issus de territoires antérieurement placés sous la souveraineté de la France » ou encore la construction d’une stèle à Amboise pour célébrer Abdelkader en 2022, pour les 60 ans de l’indépendance algérienne.

Bien plus évocatrice, la mise au point que monsieur Stora a tenu à faire après le « briefing » que Bruno Roger-Petit, conseiller mémoire (sic) de l’Elysée a fait aux journalistes le 20 janvier 2021, jour de la remise du « rapport Stora » au président. Le proche d’Emmanuel Macron a en effet tenu à préciser aux reporters présents qu’il ne serait pas question d’excuses ni de repentance, ce qui n’a guère été du goût de l’historien. Celui-ci a en effet tenu à préciser qu’il n’était en rien opposé à des excuses.

Au sein du rapport, il est même préconisé d’aller plus loin que de simples discours d’excuses officielles. Benjamin Stora va même jusqu’à citer en exemple les excuses japonaises qui n’ont jamais su contenter la Chine et la Corée. Au-delà du parallèle douteux qui est fait entre guerre d’Algérie et exactions japonaises pendant la seconde guerre mondiale, on peut voir que la volonté d’un rapprochement mémoriel entre la France et l’Algérie semble passer par une acceptation pure et simple par la France de la position officielle algérienne.

Les réactions au « rapport Stora » en France et en Algérie 

En France, le « rapport Stora » reçoit un accueil globalement favorable, même si la classe politique est divisée sur ce sujet. Le Rassemblement National le rejette en bloc, une partie importante des Républicains également. La critique s’étend même jusqu’à des personnalités du Parti Socialiste, notamment Julien Dray. Les autres personnages politiques en vue y semblent favorables, ou à la rigueur indifférents.

Au sein des médias dominants, les réactions sont en revanche presque unanimement favorables au « rapport Stora ». A l’exception de quelques éditorialistes, ou de tribunes, à l’image de celle des filles et femmes de Harkis qui en rejettent les conclusions, on peut assister à de beaux moments de collusion mémorielle. A titre d’exemple, l’émission « C l’hebdo » du 6 mars où Benjamin Stora, reçu sans contradicteur, a pu dérouler son argumentaire et compter sur le soutien de ses interlocuteurs, visiblement fiers de participer à cette mise au point historique qu’ils jugeaient sans doute disruptive ou à tout le moins transgressive.

Chez les historiens, et plus largement les « intellectuels », si l’on excepte Jean Sevilla et quelques individualités de ce type, le « rapport Stora » bénéficie également d’un soutien important. En témoigne une pétition de soutien à son auteur signée par près de 400 « intellectuels » après une critique jugée excessive. Certains de ses confrères prennent même la plume pour promouvoir son travail auprès de l’opinion publique. C’est ce que font notamment Gilles Manceron ou Pascal Blanchard

En Algérie, les réactions sont sans appel. Les préconisations du « rapport Stora » sont considérées comme largement insuffisantes. Le pouvoir déplore la non-reconnaissance des « crimes coloniaux » par la France. L’Organisation des moudjahidine (les anciens combattants de l’Armée de Libération Nationale) se contente de « rejeter le rapport Stora », accusé d’occulter les crimes contre l’Humanité commis par la France. Sur ce sujet, les médias sont au diapason et font front commun avec le gouvernement pour juger que la France ne fait pas assez repentance, et a même une approche « réactionnaire » du sujet.

Les objectifs de la guerre informationnelle mémorielle algérienne

Récemment, le président Tebboune a déclaré que les algériens ne renonceraient jamais à leur mémoire, rappelant que les efforts et les gestes de bonne volonté que peuvent faire les présidents français ne seront jamais suffisants. Quel est donc l’objectif poursuivi par l’Algérie dans cette guerre informationnelle de longue haleine ? Outre la visée idéologique qui est assez évidente, le pouvoir algérien poursuit deux objectifs plus prosaïques.

Le premier est d’ordre pécuniaire. Il s’agit pour l’Algérie de réclamer des réparations financières, pas pour l’ensemble de la colonisation ni même seulement la guerre d’indépendance, cela semble un but difficilement atteignable ; mais pour les essais nucléaires menés par la France dans le désert saharien entre 1960 et 1966. Individuelles ou collectives, des réparations sont fréquemment demandées par les algériens, et rejetées par la France. Imposer dans l’Hexagone les questions mémorielles relatives à la colonisation et à la guerre d’Algérie permet d’appuyer ce type de revendications. Le discours officiel algérien ayant de plus en plus de résonnance au sein de la société française, et d’échos au sommet de l’Etat, on voit mal comment la France pourra échapper longtemps à une indemnisation sur le sujet du nucléaire, au moins d’Etat à Etat.

Le deuxième objectif poursuivi par l’Algérie est d’ordre sociétal. En proie à des difficultés financières et budgétaires de premier ordre, et ce malgré sa manne pétrolière et gazière, l’Algérie voit dans cette guerre mémorielle un dérivatif des frustrations du peuple. La méthode est classique et la ficelle un peu grosse, mais l’efficacité est au rendez-vous, le terreau idéologique étant particulièrement favorable. Pourtant, la contestation populaire continue de monter en Algérie. Loin d’être pleinement apaisée par l’éviction d’Abdelaziz Bouteflika, la rue persiste à manifester son mécontentement et le « Hirak » s’éternise. On comprend donc que le nouvel homme fort du régime, Abdelmajid Tebboune, apparatchik du FLN, ne cède pas de terrain face aux mains tendues par la France sur les questions mémorielles. Le levier est trop puissant et le dérivatif trop efficace pour qu’on s’en prive de ce côté-ci de la Méditerranée.

Côté français en revanche, les motivations qui poussent les présidents français à s’aligner sur les thèses avancées par l’Algérie sont plus floues. Au-delà des causes idéologiques qui peuvent expliquer les positions d’un président tel que François Hollande, ou de la quasi-hégémonie de la « gauche culturelle » au sein des élites médiatiques qui dictent aux français les codes de la bien-pensance, on peut déceler un intérêt pragmatique. Faire acte de contrition est apparemment un moyen pour la République de flatter la très importante diaspora algérienne en France, ainsi que les nombreux français descendant de l’immigration maghrébine. Argument électoral ou simple instrument pour acheter la paix sociale, le renoncement des dirigeants politiques français à tenir la position officielle des débuts de la Vème République relève plus de l’opportunisme électoraliste que de la recherche d’une quelconque vérité historique. Quoiqu’il en soit, le pouvoir algérien n’est pas prêt de renoncer à ce levier de pression émotionnel qu’il a sur la France grâce aux « 6 millions d’Algériens qui vivent en France » selon le président Tebboune. La guerre informationnelle mémorielle qui est à l’œuvre depuis l’indépendance n’est donc pas prête de faiblir, au contraire.

 

Arnault Ménatory
Etudiant de la 2ème promotion RSIC