Financiarisation de l’eau : décryptage et enjeux

Les marchés financiers, acteur majeur de l’économie nationale et mondiale, semblent parfois être loin du quotidien du « commun des mortels », mais peuvent impacter n’importe quel individu, tels que la crise des prêts hypothécaires aux États-Unis en 2007, ou encore les conséquences économiques en cours de la pandémie de la COVID-19. Ces marchés financiers ont parfois été décriés, tel le célèbre « mon véritable adversaire […], c’est le monde de la finance » (Hollande, 2012), ou encore ces derniers jours avec « l’affaire GameStop » où une communauté virtuelle d’investisseurs amateurs a réussi à déstabiliser des acteurs institutionnels majeurs de Wall Street (Zweig, 2021).

L'eau, une matière première rare

Malgré le fait que « l’océan couvre 70,8 % de la surface terrestre » (Speich, 2018), il n’en demeure pas moins qu’en 1998, il était estimé que seulement 2,5 % de l’eau sur terre soit fraîche. Sur ces 2,5 %, seulement 0,26 % est utilisable pour nos besoins individuels et collectifs, le reste étant bloqué dans les glaciers ou sous terre (Shiklomanov, 1998). Ces données sont citées notamment par l’UNESCO et l’Institut d’études géologiques des États-Unis (USGS). Considérée par certains comme une denrée rare (Laimé, 2006), dépendamment de la grille de lecture utilisée (changement climatique, enjeux géopolitiques et économiques, etc.), cette matière première fait l’objet de nombreuses discussions et initiatives, notamment les Nations Unies qui plaident pour une « responsabilité partagée » de la gestion de l’eau. En effet, il est estimé que :

  • 1.6 milliards de personnes n’ont pas accès à l’eau utilisable constamment ;
  • Près de 4 milliards de personnes sont victimes de pénurie d’eau « au moins un mois par an » ;
  • « D’ici 2050, 685 millions de personnes vivant dans plus de 570 villes subiront un déclin supplémentaire de la disponibilité d’eau douce, en partie (10 %) en raison des changements climatiques » ;
  • Les pénuries d’eau pourraient avoir un impact sur le PIB de certains pays, engendrant ainsi migrations et conflits (UNESCO et ONU-Eau, 2020).

Ainsi, certains acteurs économiques tentent de réagir dès maintenant, notamment en créant des instruments financiers pour se couvrir de ces risques. Cependant, l’utilisation de ces produits dérivés peut provoquer une spéculation excessive telle que l’exemple cité par Olivier de Schutter, rapporteur spécial sur le droit à l’alimentation auprès du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’Homme : en juillet 2010, un fonds spéculatif londonien a acquis suffisamment de contrats à terme (futures en anglais) sur le cacao pour détenir 7 % de la production mondiale de cette année-là (Schutter, 2010). Après cette acquisition, les prix ont atteint « un niveau record en 33 ans » (Raim, 2011).

L'entrée en bourse de l'eau

Jusqu’à récemment, l’eau, ou plus précisément, les droits d’accès à une certaine quantité d’eau se négociaient sur les marchés au comptant (spot market en anglais). Depuis le 1er janvier 2021, il est possible d’acquérir et de vendre des produits dérivés de type contrats à terme (futures en anglais) adossés à l’eau à la bourse de Chicago (Tappe, 2020), tels que l’or ou encore le pétrole (Fox, 2020). Cela signifie qu’un investisseur peut se couvrir d’une potentielle hausse du prix de l’eau pour un achat futur.

Annoncé le 7 décembre 2020, ce produit financier a été créé par le CME Group inc., elle-même propriétaire de la bourse de Chicago. Selon cette entreprise, l’exemple donné pour décrire ce contrat à terme, c’est qu’il permettra à un fermier américain de se prémunir de la hausse soudaine du prix de l’eau en cas de sécheresse (CME Group, 2021a), particulièrement en Californie où le manque d’eau peut survenir de plus en plus souvent  (CME Group, 2021 b).

Le pour et le contre

Anneken Tappe de CNN explique qu’à défaut de résoudre le problème de la rareté de l’eau, ces produits dérivés pourrait apporter de la transparence au niveau des prix afin de permettre aux fermiers de mieux prévoir le risque (Tappe, 2020).

De plus, Clay Landry de la firme de recherche WestWater Research confirme à Bloomberg que ces outils permettront aux fermiers de moins subir de pertes financières s’il y a moins d’eau de disponible (Chipman, 2020).

En outre, Barton Thompson, professeur de droit des ressources naturelles à l’université de Stanford estime que l’arrivée des contrats à terme ne changera pas le marché de l’eau tel qu’il existe déjà aujourd’hui (Chipman, 2020)

Donc, en termes de message véhiculé :

  • Le marché de l’eau existe déjà ;
  • Les contrats à terme apporteront plus de transparence et prévisibilité sur les prix de l’eau ;
  • Les fermiers sont gagnants, car ils vont être en mesure de mieux gérer le risque, et finalement payer un prix moindre pour leurs besoins en eau.

D’autres acteurs semblent davantage inquiets de cette démarche. Le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’Homme a publié un communiqué de presse quelques jours après l’annonce du CME Group pour exprimer ses inquiétudes quant à l’arrivée de spéculateurs sur ce marché, faisant référence notamment à la bulle spéculative sur les denrées alimentaires en 2008. L’agence onusienne estime que l’eau et son accès est un droit humain fondamental, une ressource vitale pour les économies, « un composant essentiel de la santé publique » et que la spéculation va entraîner une concentration des ressources pour les acteurs majeurs au détriment des plus modestes (Arrojo-Augo, 2020).

Ayi Renaud Dossavi de l’agence Ecofin apporte une perspective africaine sur le sujet et estime que cette transparence de prix « pourrait servir d’indicateur de la rareté » et que comme l’Afrique possède des ressources en eau encore inexploitées, cela pourrait « susciter de nouvelles convoitises ou prédations » (Dossavi, 2020).

Finalement, depuis la Californie puisque ce sont les premiers concernés, Michael Hiltzik du Los Angeles Times rapporte, de la voix des différents spécialistes interrogés, que la transparence du prix pourrait inciter les fermiers à adopter des pratiques agricoles plus écologiques. Il explique aussi que le cadre juridique entourant l’eau en Californie pourrait théoriquement rendre difficiles les spéculations, mais que les textes actuels contiennent des ambiguïtés qui n’ont pas encore été tranchées au sein d’une cour de justice (Hiltzik, 2021).

Finalités boursières et principe élémentaire de survie

Il est indéniable de constater le défi que pose la disponibilité de l’eau aujourd’hui et dans le futur, considérant les changements climatiques qui posent déjà des problèmes géopolitiques tel que le stress hydrique au Proche-Orient et son impact sur le conflit israélo-palestinien (Allali, 2006). Il est aussi pertinent d’apprendre que l’approvisionnement en eau et son financement est sujet à des améliorations possibles afin d’offrir de meilleurs outils à la décision en termes de gestion de risque.

Cependant, la question se pose de savoir si les contrats à terme échangés à Wall Street soient la meilleure idée pour atteindre cet objectif. L’interrogation sous-jacente serait alors de se demander si l’eau doit être considérée comme une simple ressource naturelle ou comme un bien commun fondamental. Les courtiers de Wall Street et les Nations Unies semblent avoir pris position. L’Agence française de développement (AFD) aussi. En effet, Gaël Giraud, ancien chef économiste de l’AFD explique que l’agence mène des projets de recherche sur la gestion de l’eau comme bien commun dans plusieurs pays avec des modes de gouvernances hybrides et participatifs, l’hypothèse étant que si l’eau était laissée aux mains des spéculateurs, cette ressource finirait par s’épuiser (Giraud, 2018).

Dans un contexte où les guerres commerciales semblent s’accentuer pour prendre le contrôle sur des ressources et savoirs stratégiques, nul ne peut nier l’importance capitale de l’eau dans ces débats.

Zied Brini
Auditeur de la 35ème promotion MSIE

 

Sources

ALLALI F. « La symbolique de l’eau dans le conflit israélo-palestinien ». In : Irénées .net [En ligne]. [s.l.] : [s.n.], 2006.

AMER Z. « The Business of Water ». In : Clim. Change Proj, 2017.

ARROJO-AUGO P. « Water : Futures market invites speculators, challenges basic human rights », 2020.

CHIPMAN K. « California Water Futures Begin Trading Amid Fear of Scarcity », Bloomberg, 6 décembre 2020.

CME GROUP. « Nasdaq Veles California Water Index (NQH2O) futures product overview », 2021.

CME GROUP. « Understanding the Nasdaq Veles California Water Index ». In : CME Group [En ligne]. [s.l.] : [s.n.], 2021 b. Disponible sur : < > (consulté le 30 janvier 2021)

DOSSAVI R. A. « Pour la première fois, on spécule en Bourse sur l’eau ». In : Agence Ecofin, 2020.

FOX M. « Water futures set to join likes of gold and oil and trade on Wall Street for first time ever ». In : Mark. Insid. — Bus. Insid, 2020.

GIRAUD G. « Gérer l’eau comme un “commun” est vital », 2018.

HILTZIK M. « Wall Street sees how to profit from water scarcity », 2021.

LEWIS M. The Big Short: Inside the Doomsday Machine. Livre imprimé. New York, États-Unis : W.W. Norton & Company, 2010. ISBN : 978-0-393-07223-5.

MCKAY A. The Big Short,  New Regency Productions,  Plan B Entertainment, 2015.

RAIM L. « Pourquoi le prix des matières premières s’envole », L’Express, 5 janvier 2011.

SCHUTTER O. D. « La Spéculation sur les Denrées Alimentaires et les Crises des Prix Alimentaires : Une réglementation pour réduire les risques d’instabilité des cours ». 2010. p. 16.

SHIKLOMANOV I. A. A new appraisal and assessment for the 21st century, 1998. (World Water Resources).

SPEICH S. Le groupe de travail G7 Océan , 20 décembre 2018.

TAPPE A. « Investors can now trade water futures ». In : CNN Bus, 2020.

UNESCO, ONU-EAU. Rapport mondial des Nations Unies sur la mise en valeur des ressources en eau 2020 : l’eau et les changements climatiques, Paris, 2020.

ZWEIG J. « The Real Force Driving the GameStop Revolution ». Wall Str. J, 30 janvier 2021.