Evergrande : stratégie d’encerclement cognitif du Parti communiste chinois

Evergrande Real Estate Group est un colosse : implanté dans 280 villes chinoises, le groupe dont la valeur était estimée à près d’un milliard de dollars hongkongais en 2019, détient 45,5 millions de mètres carrés de terres en développement et des projet immobiliers dans 22 villes. Il emploie directement 200 000 personnes et en fait vivre 3,8 millions via son réseau de sous-traitance. Le groupe est actif dans de nombreux secteurs : l’alimentation et l’agriculture (notamment sa propre marque d’eau minérale, Evergrande Spring), l’assurance (Evergrande Life), le divertissement - en lien avec Tencent - la santé (Evergrande Health), les véhicules électriques (Evergrande New Energy Auto), le football (Guangzhou Evergrande FC). En 2017, Xu Jiayin, fondateur du groupe, était l’homme le plus riche d’Asie, avec une fortune estimée à 45,2 milliards de dollars. Début 2020, le groupe s’était lancé dans la construction à Guangzhou de stades de football et d’usines d’automobiles électriques, briguant ainsi la place de Tesla dans le monde.

Pourtant, le 3 décembre 2021, les autorités locales du Guandong ont convoqué Xu Jiayin, qui le jour même avait annoncé ne pas garantir avoir les ressources suffisantes pour tenir ses obligations financières. Ce géant de l’immobilier est aujourd’hui à genoux : sa cotation en bourse a chuté de 80% en 2021 et il doit faire face à une dette de 305 milliards de dollars, soit 2% du PIB chinois. Depuis le mois de septembre 2021, les bourses du monde entier scrutent la compagnie, dont les difficultés font craindre une contagion mondiale semblable à celle initiée par la chute de la banque d’investissement Lehman Brothers.

Les approches économiques de cette affaire datent généralement le début de cette crise en septembre 2021 et l’expliquent par les mesures de lutte contre la spéculation prises par Xi Jinping dans le but d’assainir la situation économique du pays. Les analyses politiques de la crise insistent sur les enjeux de pouvoir opposant le Parti aux milliardaires chinois.

Cet article propose d’y ajouter une grille de lecture médiatique. Celle-ci éclaire, dans la chronologie des événements, quelques zones d’ombre laissées par les deux premières approches. Surtout, elle permet d’articuler ces-dernières, révélant une certaine cohérence des actions menées au détriment d’Evergrande et de son patron sur les trois échiquiers : politique, médiatique et économique – trois parties simultanées, selon le lexique propre au « jeu des rois ».

La réparation normative de l’attaque sur l’échiquier politique [1]

« Les poignards qui ne sont pas dans les mains peuvent être dans les paroles. » William Shakespeare

Les fragilités structurelles d’Evergrande sont aussi les conséquences des décisions politiques du Parti-État visant les entreprises privées chinoises

Certes, tout le monde s’accorde sur la mauvaise gestion d’Evergrande, connu pour être un colosse aux pieds d’argile. Entreprise immobilière la plus importante financièrement en 2018 (sa valorisation a été multiplié par 8 cette année-là, avec un objectif de cours fixé à 33,42 dollars hongkongais), ses dettes étaient déjà connues à cette date, mais ne semblaient pas inquiéter outre mesure les marchés financiers et les agences de notation. Bien que la crise sanitaire de 2020 ait alourdi encore sa dette, Evergrande a poursuivi son développement immobilier et diversifié ses activités dans d’autres secteurs. Or cette croissance a été alimentée, à l’instar de la plupart des compagnies privées et étatiques en Chine, par plus de dettes. En outre, la diversification des activités d’Evergrande, dont le but était de renforcer son image de marque, s’est opérée dans ces secteurs peu rentables.

Mais il faut ajouter que depuis plusieurs années, le gouvernement chinois impose des directives visant à calmer le marché immobilier national, ce qui a compliqué pour le promoteur l’achat de terrains et la vente d’appartements. En outre, dans le cadre de la levée de capitaux, les entreprises d’État en Chine sont largement favorisées au détriment des compagnies privées : les banques étatiques ont en effet des mandats très limités pour prêter aux sociétés immobilières privées.

La société souffre donc aussi de faiblesses structurelles liées à cette politique. Face à ces obstacles importants, la compagnie a, comme beaucoup d’entreprises chinoises, exploité le patronage politique, les lacunes réglementaires et législatives et certaines pratiques peu orthodoxes dans le domaine du financement : crédit fantôme, injection de fonds offerts par des amis, reconnaissances de dettes et mise en garantie d’actifs physiques futurs, utilisation de capitaux propres, endettement via des émissions de dettes, reconnaissances de dettes offertes aux fournisseurs ou encore revente de produits de gestion de patrimoine - composés en grande partie de la dette du groupe - à des particuliers et aux employés de l’entreprise. Enfin, pour le financement par action, Xu Jiayin a eu recours à des contacts personnels.Du fait de ces pratiques, Evergrande a nécessairement dû emprunter auprès d’acteurs non bancaires, ce qui ajoute des coûts et fait monter les taux d’intérêt. En conséquence, Evergrande est perçue comme un investissement risqué car elle ne dispose pas dans son capital d’investisseurs institutionnels « d’importance » (i.e qui détiennent au moins 5% des parts). Or ces investissements institutionnels sont un signe important de confiance accordée à une société cotée en bourse. Seul investisseur d’importance : Xu Jiayin, qui contrôle avec son épouse 76,25% des parts.

« La prospérité commune » : le projet politique de Xi Jinping est populaire, cohérent avec les risques économiques liés à l’immobilier, et permet de cibler ses adversaires

Bien avant le spectre de l’effondrement d’Evergrande, Xi Jinping avait annoncé vouloir assainir les activités financières des groupes immobiliers chinois en luttant contre la spirale de l’endettement. Sa formule « un logement est fait pour vivre, pas pour spéculer » date de 2017. Le risque que représentait la bulle immobilière chinoise était donc depuis longtemps identifiée par le Parti.

En outre, déjà à l’époque, l’objectif de protection des petits épargnants que s’était fixé Pékin dissimulait à peine le fait que les grandes fortunes chinoises constituées depuis l’ère Deng Xiaoping étaient en ligne de mire. Le slogan actuel de la « prospérité commune » était déjà en gestation, dans une société où les inégalités sociales sont devenues un enjeu politique majeur, notamment pour la crédibilité du parti communiste.

Servant utilement les intérêts du Parti qui voit d’un mauvais œil le pouvoir grandissant des milliardaires – et les libertés qu’ils se sentent le droit de prendre, leur mise au pas s’effectue depuis quelques années dans toutes les industries, comme en témoignent les affaires concernant Jack Ma, Ren Zhiqiang, Lai Xiaomin et même l’actrice Fan Bingbing. L’affaire Evergrande et ses conséquences, notamment sur son dirigeant, s’inscrit donc bien en cohérence avec le projet politique de Xi Jinping.

De ce point de vue, il est intéressant de noter que la définition des trois lignes rouges en août 2020 semble déstabiliser en premier lieu la société de Xu Jiayin. Certes, il est alors présenté comme étant à la tête de l’entreprise la plus endettée de Chine, mais le problème de l’endettement des entreprises dans le pays ne se résume pas, nous l’avons vu, au cas Evergrande. Il semble donc que, de fait, le texte cible plus particulièrement certaines entreprises. En tout état de cause, Evergrande est, dès le mois d’août en difficulté pour respecter la loi.

Attaque informationnelle lancée sur l’échiquier médiatique

« Entendre un coup de tonnerre ne prouve pas qu’on a l’ouïe fine. » Sun Tzu, « L’art de la Guerre ».

La fuite d’un courrier confidentiel sur les réseaux sociaux déstabilise Evergrande…

C’est dans ce contexte particulier, à partir du 9 septembre 2020, que circule sur les réseaux sociaux chinois une lettre d’Evergrande adressée aux autorités locales de Guanzhou, faisant état de ses difficultés financières et d’un projet de restructuration. Relayée notamment par des sites hostiles à Pékin, le document, présenté comme étant de la main de Xu Jiayin, circule plusieurs jours sur internet. Malgré les conséquences prévisibles d’un tel événement (on peut en effet en comparaison souligner la célérité avec laquelle les autorités chinoises ont agi suite à des informations publiées sur internet (dans l’heure, concernant Peng Shuai), Pékin n’a – a priori – pas réagit.

Sa reprise médiatique fait caisse de résonance, et affaiblit durablement la société…

Quinze jours plus tard, le 24 Septembre 2020, les journaux internationaux diffusent largement l’information au sujet de ce courrier. Le jour même, Evergrande fait face à une chute brutale de sa cotation en bourse. Cet événement plonge l’entreprise dans une spirale négative : de septembre 2020 à l’été 2021 elle est en proie à la plus forte attaque spéculative depuis 2017.

Puis les agences de notation sonnent l’hallali

A l’été 2021, de manière prévisible, puisque plusieurs alertes avaient été préalablement faites en ce sens, les Big Three (Fitch, Standard and Poors et Moody’s) dégradent la notation d’Evergrande. C’est ainsi que la société « bascule ». Depuis lors, Evergrande se débat et voit ses actions s’éroder au rythme des baisses de notation et des annonces de risques de défauts de paiement, qui elles-mêmes grèvent sa capacité d’emprunt. Début septembre 2021, l’agence de notation chinoise China Chengxin International dégrade à son tour sa notation, suivie une fois de plus par les principales agences (Moody’s le 7 septembre, Fitch le 8 septembre …)

Le silence du Parti est-il le coup de grâce donné à Evergrande sur l’échiquier économique ?

« Certaines batailles se gagnent en silence. » Michel Bouthot

La focalisation de l’attention sur Evergrande, aggrave sa situation

Les médias, les agences de notation, et le monde financier en général, scrutant jour après jour l’actualité de l’entreprise, accentuent la méfiance du marché, compliquant encore la tâche d’Evergrande. Cet effet loupe, qui favorise un traitement émotionnel des événements, accentue la chute de la société dans un mécanisme qui s’auto-alimente.

Paradoxalement, au milieu de ce bruit, le Parti n’intervient quasiment pas…

La fragilisation d’Evergrande fait peser un risque sur toute l’industrie de l’immobilier chinois, qui ne représente pas moins de 30% du PIB du pays et des millions d’emplois dans le pays. Pourtant le gouvernent chinois garde globalement le silence pendant plusieurs semaines. IL a certes annoncé les risques de défaut de paiement et la banque centrale chinoise a injecté des liquidités le 17 septembre 2021. Mais de toute perspective d’aide que le Parti aurait pu laisser transparaître semble indiquer que les jours de Xu sont comptés [1]. D’ailleurs, ce dernier a même été invité à puiser dans sa fortune personnelle, ce qu’il a notamment fait en vendant… ses villas.

Mais Pékin semble finalement tirer avantage de l’effondrement de l’entreprise.

Assez rapidement, XU Jiayin se retrouve seul : ses amis vendent leurs parts de la société (Joseph Lau, l’ami de Xu, a réduit sa participation à moins de 5 %). Evergrande n’ayant pas de soutien institutionnel, les voies de financement par action sont en conséquence inexistantes, et elle ne peut que très difficilement s’acquitter de sa dette.

Par ailleurs, Evergrande cherche des acquéreurs pour ses actifs et commence à en céder: le stade de foot par exemple est racheté par les amis de Xi Jinping.

Enfin, suite à la convocation du 3 décembre, les autorités ont déclaré avoir dépêché un groupe de travail pour superviser la gestion des risques de l’entreprise (renouvèlement et prolongation d’emprunts mais aussi cession d’actifs). Trois jours plus tard, le 6 décembre 2021, la prise de contrôle de l’entreprise par l’État chinois était confirmée par la presse.

L’étude du contexte et de la chronologie des événements indiquent donc que la chute d’Evergrande:

. A été favorisée par les faiblesses structurelles de l’entreprise, dont les causes sont en partie dues aux mesures prises par le gouvernement chinois ;

. Que ses difficultés financières, prévisibles, étaient anticipées de longue date ;

. Que le basculement de l’entreprise, initié par une attaque informationnelle sur les réseaux sociaux, n’a pas été contrée par Pékin, pourtant conscient des risques liés à la faillite du groupe, et malgré ses capacités de contrôle d’internet ;

. Que la chute de la firme et de Xu Jiayin correspond aux objectifs politiques du président Xi Jinping ;

. Que le démantèlement de la compagnie profite aux amis du président chinois ;  

. Que le crépuscule sans fin d’Evergrande limite finalement le risque de crise et de contagion mondiale : le marché tire les conséquences de cette faillite annoncée et le « rhinocéros gris » est doucement amené au sol pour pouvoir être dépecé.

S’il est impossible de certifier qu’elle ait été provoquée par le gouvernement chinois, le nombre d’éléments convergents conduisant à la chute d’Evergrande semble néanmoins indiquer qu’elle était voulue ; ou à tout le moins que la chute de Xu Jiayin l’était. La combinaison des événements sur les échiquiers politique, économique et médiatique ont démultiplié l’impact de chacun au profit d’une efficacité maximale. Ces trois parties d’échecs simultanées constituent un bon exemple d’encerclement cognitif… à moins qu’en l’occurrence, le jeu de go symbolise mieux cette manœuvre ayant abouti à la « capture » d’Evergrande.

Gilles Sartez
Auditeur de la 37ème promotion MSIE

 

Note

[1] Cf Alex Payette, « Chine : derrière la débâcle d’Evergrande, la stratégie politique de Xi Jinping ».