Ethiopie : la guerre économique dans la guerre politico-militaire

En novembre 2020 le gouvernement central éthiopien engage une offensive militaire contre une des principales régions de son pays, le Tigré, fief politico-militaire de l’ancien régime (de 1991 à 2018). Les médias internationaux assurent la couverture médiatique de cette crise politique interne en écartant une des sources principales du conflit. En effet, les troubles populaires ont commencé avec la révolte étouffée de la région de l’Oromo en juin 2020 juste après l’assassinat d’un chanteur très populaire et grand soutient dans l’élection du Premier Ministre actuel. Les manifestants, pour la plupart des jeunes, durement réprimandés critiquent la création par le Premier ministre du Parti de la Prospérité (PP), nouveau parti unitaire. La rébellion qui a gagné plusieurs régions reproche au pouvoir central d’avoir dissout l’EPRDF (Front Démocratique Révolutionnaire du Peuple Éthiopien) qui prônait les bases du fédéralisme multinational.

Une guerre de l’information prolongée[i]

L’Éthiopie est aujourd’hui le terrain d’une constellation d’affrontements politico-militaires, de rivalités géoéconomiques, et de jeux d’influence d’origine diverse. La palette d’objectifs géostratégiques des grandes puissances que sont la Chine, la Russie, les États-Unis s’entremêlent avec ceux de l’Arabie Saoudite, des Émirats Arabes Unis et du Qatar et s’enchevêtre avec ceux de l’Égypte, du Soudan, de Djibouti et de l’Érythrée.

La dérive médiatique, alimentée par des enjeux majeurs de puissances dans la région, stigmatise le problème entre le pouvoir central et les forces du Tigré. Chacun des protagonistes cités est d’ailleurs devenu maître dans la manipulation de l’information et dans la communication comme pouvoir d’influence. Cette guerre de l'information prolongée est alimentée par les retombées de la haine érythréo-tigriénienne[v]

Dès le début de ce conflit interne en novembre 2020, les forces armées du Tigré ont lancé des roquettes sur la capitale de l’Érythrée et un de ses ports Massawa. La région du Tigré a justifié ses tirs sur l’Érythrée du fait de son ingérence et son implication dans une guerre purement nationale. Le dictateur érythréen Issayas Afewerki ne s’est jamais caché d’avoir une posture répressive à l’encontre de l’ethnie du Tigré et ces attaques lui ont tout de suite permis de repimander l’État du Tigré et de présenter son soutien à l’Etat central d’Addis Abeba. Cela va d’ailleurs se matérialiser en décembre 2020, lorsqu’une imposante force militaire érythréenne envahit le Tigré.

La fracture des peuples alimentée par les effets de la guerre froide[ii]

La région de la Corne de l’Afrique est depuis toujours un terrain ou la force militaire est utilisée entre Etats. Selon plusieurs sources grecques et égyptiennes, du Ier au XIIIème siècle, le royaume d’Aksoum (un des plus puissant à l’époque) va unifier plusieurs royaumes de la Corne de l’Afrique et de grandes dynasties locales vont se succéder en repoussant toutes les invasions coloniales.

La seule occupation étrangère fut entre 1936 et 1941 par l’Italie de Mussolini, période qui a permis un développement extraordinaire des infrastructures routières et un important essor économique de la région de l’Érythrée.

L’Empereur Hailé Sélassié, qui a régné de 1930 à 1974, a été un homme visionnaire et a fait entrer l’Éthiopie dans la cour des puissances mondiales. Elle fut la première nation africaine à entrer dans la Société des Nations Unies et la première nation africaine à se doter d’une compagnie aérienne et d’une école de pilotes sous licence Boeing.

La guerre froide et les ambitions russes dans cette région ont eu raison de l’essor de cette grande nation africaine en installant une junte militaire au pouvoir en 1974. C’est à partir de cette date que la fracture entre les peuples éthiopiens refait surface et est exacerbé : les Anglais en Érythrée et au Tigré, les Russes en Amhara et la France en région Afar. La lutte indépendantiste de la région de l’Érythrée qui a duré 30 ans (entre 1962 et 1993) et qui a complétement appauvri l’Éthiopie a eu raison du pouvoir militaire en place. Embourbé dans des conflits régionaux sans issue et abandonné par l’URSS dans le sillon des réalignements de la Perestroïka, le régime s’écroule le 21 mai 1991. Enfin, c’est une autre force militaire, celui du front de libération du Tigré (TPLF), qui prend le pouvoir en 1991 pour une trentaine d’années de nouveau.

Les enjeux stratégiques de la région de la corne de l’Afrique[iii]

L’Éthiopie est au cœur d’une région où les relations politiques, économique, géostratégiques et culturelles sont multidimensionnelles et où avec une domination d’investissements chinois, des rapports sont noués aussi bien avec l’Europe, les États-Unis, le Golfe ou l’Asie. Cette région est aussi secouée par des turbulences de guerre depuis des décennies pour la Somalie et depuis l’exploitation du pétrole au Soudan.

La capitale éthiopienne est le siège de l’Union Africaine et de plusieurs organisations panafricaines. L’Éthiopie est au rang du troisième plus important pays d’accueil de migrants en Afrique venus de pays limitrophes en crise. L’Éthiopie, avec l’appui des États-Unis dans la lutte régionale contre le terrorisme, est le premier contributeur africain aux interventions de maintien de la Paix de l’ONU depuis 2012.

En seulement une décennie, la Chine s’est positionnée comme le premier pourvoyeur mondial de fonds publics vers l’Afrique. Dans cette course aux investissements colossaux, le secteur privé chinois a été entrainé aussi sur le continent.

Dans la Corne de l’Afrique, les Investissements se chiffrent à des dizaines et des dizaines de milliards de $. Ils sont multidimensionnels avec une forte connotation économique, qui va changer une grande partie de la configuration actuelle des pays de cette région et ceux de l’Afrique sur la côte de l’Océan Indien. Aussi bien dans leurs relations bilatérales (avec la Chine) que les relations développées entre eux.

Les ambitions de la Chine avec l’Éthiopie, deuxième plus grand pays en Afrique au niveau de sa population, résident dans les partenariats politiques et stratégiques qui sont noués.

L’importance des jeux d’influence extérieure[iv]

Le Front de Libération des Peuples du Tigré (TPLF) a été aux rennes de la vie politique, économique et militaire du pays pendant 27 années (de 1991 à 2018). Son enrichissement lui a permis de maintenir et d’entretenir une force d’attaque importante (250 000 hommes) et d’avoir un arsenal militaire de pointe, acheté à ses alliés les plus puissants tels que les Etats-Unis. Les fortunes accumulées durant cette période permettent au Parti d’entretenir une légitimité populaire forte à travers d’autres régions comme l’Oromo (36% de la population) et l’Amhara (27% de la population) et permet aux dirigeants de la région du Tigré (6 % de la population) de mener une guerre d’influence soutenue.

Le Premier Ministre Abiye Ahmed, élu en 2018, est de père oromo, de mère amhara, et de confession chrétienne (protestante) comme 66% de la population éthiopienne. Sa nomination a été applaudie par un grand nombre d’éthiopiens las de l’hégémonie de pouvoir et d’occupation de postes clés par des représentants tigréens.

Ce très jeune Premier Ministre (42 ans), fin stratège du fait des années qu’il a passées aux services de sécurité du gouvernement, serrera l’étau autour de l’ancien pouvoir tigréen avec beaucoup de subtilité. Il signera, par exemple, un accord de paix avec l’Érythrée, ennemi juré des Tigréens, sur fonds de nouveaux accords économiques importants. Le parti tigréen avait mené une guerre frontalière meurtrière entre la région du Tigré et l’Érythrée entre 1998 et 2000. Cet accord confortant les intérêts stratégiques américains dans la région fut couronné par le prix Nobel de la Paix en 2018. Cette reconnaissance occidentale prestigieuse a renforcé ce jeune Premier ministre dans son rôle de Tigre de l’Afrique, unificateur. Il serait réducteur de penser que la situation aujourd’hui se limite à l’obstination politique de cet homme d’État.

Le barrage de la discorde[vi]

Le barrage hydroélectrique Grand Ethiopian Renaissance Dam (GERD) d’une capacité de production de 6448 MW mis en construction depuis 2011 sur un emprunt public et un financement chinois est une des plus grandes sources de discorde dans la Corne de l’Afrique. Les désaccords graves concernant l’exploitation des eaux du Nil ont emmené sur la scène de cette région un nouvel acteur (l’Égypte) très virulent sur ses droits d’accès à l’eau potable du fleuve. Le Soudan est lui aussi concerné mais reste prudent dans cette situation de crise aggravée entre la position de l’Éthiopie de remplir le bassin de son barrage en une période très courte (3 à 4 ans) et l’exigence égyptienne soutenue par les Américains d’étaler ce remplissage sur 12 ans pour ne pas affecter la quantité d’eau du fleuve arrivant en Égypte. Plus cette phase de remplissage est courte, plus la diminution de débit aval est importante et inversement.

Concernant l’Éthiopie, les ventes d’électricité pourraient devenir l’un des principaux postes d’exportations du pays et l’essor économique du pays a augmenté de plus de 30% la demande électrique par an. La demande en eau potable est aussi en très forte hausse pour continuer à assurer ses exportations, entre autres, de fleurs coupées (deuxième producteur mondial).

Les enjeux autour de l’énergie

Le secteur de l’énergie est le secteur prioritaire de toutes les réformes engagées en Éthiopie depuis maintenant plus d’une décennie. L’Éthiopie ambitionne de devenir le plus grand exportateur d’électricité hydro électrique de l’Afrique de l’Est et de pouvoir couvrir les besoins énergétiques énormes de son pays de 108 millions d’habitants. Le pays se dote d’une réputation en or sur les énergies renouvelables puisqu’il est un des seuls pays au Monde à présenter un mix électrique complétement renouvelable (95,9 % de sa production correspond à de l’hydroélectricité, 3,9 % à de l’éolien et 0,2 % à du solaire).

Les positions sont très rigides et l’Éthiopie, malgré la montée en tension avec l’Égypte, a atteint son premier objectif de remplissage à l’été 2020. Ce projet estimé à environ 5 milliards de dollars, représente 5% du PIB de l’Éthiopie, le remboursement du prêt chinois pour sa construction est conditionné à la mise en fonction des turbines.

L’Égypte pourrait entretenir ces tensions et, à terme, déclencher un conflit qui risque d’ébranler la région. Elle orchestre une pression internationale sur l’Éthiopie et pour ce, elle a présenté le problème au Conseil de Sécurité afin de négocier un compromis acceptable aux trois pays du Nil. Le Caire compte sur la médiation américaine. L’Éthiopie refuse d’accepter le compromis proposé par les États-Unis, qu’elle juge trop pro-égyptien. Les Russes, premiers fournisseurs d’armes du pays, sont entrés dans la valse en prenant la défense de l’Éthiopie.

Cette crise du barrage est l’expression la plus dangereuse du « réveil de l’Éthiopie ». En effet, le pays a connu une très forte croissance économique - presque 10% par an pendant la décennie 2010-2020 - et une pression démographique de 83 millions en 2010 à 105 millions en 2019 ce qui a mis à mal l’équilibre hydraulique et stratégique de la région.

Les hostilités ont commencé quelques semaines après le premier remplissage du bassin de ce barrage. L’avenir nous dira combien la guerre d’influence de cette discorde de barrage a pesé dans l’avalanche des hostilités internes en Éthiopie.

Les acteurs invisibles de la sous-région, premiers gagnants de cette guerre en Éthiopie[vii]

L’Arabie Saoudite et les Émirats Arabe Unis ont des objectifs géostratégiques bien définis pour la Corne de l’Afrique. Leur ingérence dans les troubles qui ont agité le Soudan fin 2018 est évidente. Le Général Soudanais Al Buhrane qui a renversé le régime au pouvoir depuis 30 ans était au commandement des forces terrestres soudanaises sous l’autorité de Ryad pendant la guerre du Yémen. Leurs financements et investissements officiels et officieux dessinent un échiquier stratégique concernant toutes formes de biens à exploiter vers leurs pays. L’eau potable, le bétail, des cultures vivrières et des céréales sont les éléments qui vont voir leur exportation s’amplifier vers ces deux pays à travers des concessions de terres et de lacs de dizaines de milliers d’hectares.

Par ailleurs, le Qatar, avec sa chaîne d’information Al Jazzera qui inonde le monde arabe, est le premier grand vainqueur économique de cette guerre en Éthiopie. En effet, avec l’annonce de la guerre en Éthiopie, Ethiopian Airlines, compagnie aérienne la plus compétitive du continent africain a accusé une très forte baisse. Tout d’abord à cause de l’arrêt du tourisme en Éthiopie et ensuite avec l’inquiétude des passagers à utiliser la capitale comme Hub de transit. Les marges perdues depuis un an ont fait le bonheur de la Qatar Airways.

Un des secteurs les plus touché par le conflit en Éthiopie est celui du tourisme. Ce secteur contribue pour 10 % au PIB et emploie plus de 2 millions de personnes. Les zones de conflits et le Tigré abritent les vestiges du royaume Aksoumite et les nombreux monastères orthodoxes principales attractions pour les visiteurs étrangers.

La force de blocage de la résilience éthiopienne[viii]

Dans le conflit éthiopien, plusieurs échiquiers politiques, concurrentiels se dessinent. Pour l’échiquier sociétal, on peut utiliser une grille de lecture d’intelligence culturelle.

Depuis l’Histoire Ancienne, les pouvoirs en place entretiennent « l’exceptionnalisme » de l’Éthiopie dont la « fierté nationale et le prestige » sont les fondements de sa politique étrangère et de sa sécurité étatique. Le slogan de toutes les gouvernants repris par tous les gouvernés « Nous avons 2000 ans d’Histoire ».

L'universitaire Jean-François Bayart, a dit « comme partout ailleurs, l’État est la résultante d’un processus long de sédimentation. L’État n’est pas une réalité figée ou immuable, mais une institution en évolution. Il est le fruit d’un constant processus d’institutionnalisation. Or, « l’État en Afrique » est étudié principalement à travers le prisme de l’État importé, hérité de la colonisation et inadapté. Cette approche interdit de penser l’État différemment et de laisser place à l’innovation et à d’autres formes d’organisation de la société, comme on pourrait trouver en Somalie, par exemple. Du fait de leur trajectoire historique, de la faiblesse de leur développement institutionnel et de leur profil économique, le cadre théorique d’étude des États africains renvoie couramment aux concepts de « force » et de « faiblesse » de l’État, qui permettent de qualifier la cohérence de l’action publique, la cohésion sociale et la résilience externe. Si un État peut se montrer faible institutionnellement et économiquement, il peut s’avérer fort par ailleurs selon sa capacité de blocage au niveau régional ou de résilience face aux politiques de ses voisins, comme l’Éthiopie l’a montré ».

 

Karroum Fatima

Liens

[i] https://www.ritimo.org/La-crise-de-la-couverture-mediatique-sur-l-Ethiopie

https://www.courrierinternational.com/article/manipulation-au-tigre-une-guerre-de-linformation-eminemment-strategique

https://theconversation.com/ethiopie-pourquoi-larmee-est-en-echec-face-aux-rebelles-du-tigre-166705

[ii] https://www.monde-diplomatique.fr/1964/11/A/26303

https://www.persee.fr/doc/jds_0021-8103_1929_num_10_1_2339

[iii] https://revue-sesame-inrae.fr/lethiopie-a-faim-davenir/

https://cdn.reseau-canope.fr/archivage/valid/contenus-associes-document-4---l-ethiopie---un--tigre-africain----N-18201-29635.pdf

[iv] https://www.alternatives-economiques.fr/ethiopie-tigreens-nen-ont-fini-guerre/00099861

https://www.lamontagne.fr/paris-75000/actualites/guerre-civile-en-ethiopie-un-conflit-plus-politique-que-communautaire_14067354/

[v] https://journals.openedition.org/perspectiveschinoises/6431?file=1

https://blogs.letemps.ch/samson-yemane/2020/11/15/ethiopie-erythree-dune-guerre-a-la-migration-forcee/

https://www.contretemps.eu/ethiopie-nouveau-cycle-crise-conflit-tigray/

https://www.youtube.com/watch?v=xQ2NVXuzjww&t=592s

https://www.youtube.com/watch?v=54qU1i3TLXc

http://www.lejournalinternational.info/conflit-au-tigre-ou-en-est-on-aujourdhui/

[vi] Umwelt, Energie & Verkehr

https://www.jeuneafrique.com/1270590/politique/ethiopie-un-pole-de-stabilite-regionale-ebranle/

https://www.tresor.economie.gouv.fr/Pays/ET/energie-l-ethiopie-une-ambition-regionale

https://www.revueconflits.com/gil-mihaely-nil-ethiopie-egypte/

https://orientxxi.info/magazine/barrage-renaissance-a-pas-prudents-la-russie-s-engage-dans-un-dossier-explosif,4981

[vii] https://www.latribune.fr/economie/international/la-conquete-inexorable-par-les-emirats-arabes-unis-du-continent-africain-896738.html

https://www.defnat.com/e-RDN/vue-tribune.php?ctribune=1419

[viii] https://www.erudit.org/fr/revues/ei/2018-v49-n3-ei04602/1059934ar/#no9

https://fr.wikipedia.org/wiki/Jean-François_Bayart