Développement des fonds activistes en France : un risque de prédation économique ?
Dans le rapport « Comment un prédateur peut amener un pays concurrent à démanteler ses atouts économiques ? », Aziz Majoul (MSIE40) signale que viser ou affaiblir une minorité de grandes entreprises d’un pays, par l’influence et des combats informationnels, revient à affaiblir le pays lui-même.
Cet article est centré sur les fonds activistes, souvent perçus comme des prédateurs économiques des grandes entreprises. À travers des campagnes d’influence et des combats informationnels -dont la maîtrise de la rhétorique est clef- les fonds activistes arrivent à faire tomber des PDGs, à mettre en place ou arrêter des fusions, ou bien, dans le cas des shorteurs, à dévisser fortement l’action d’une société en quelques jours.
Bien que les fonds activistes jouent souvent un rôle utile sur les marchés financiers, ils ont un effet globalement négatif sur les entreprises cibles à long terme. Néanmoins, la présence des fonds activistes et shorteurs en France est en croissance. La proportion de campagnes activistes a triplé au cours des cinq dernières années. Depuis 2015, la gouvernance et les opérations de presque 20% des entreprises du CAC 40 ont été influencé par des fonds.
En France, moins de 0.1% des entreprises concentrent 52 % de la valeur ajoutée, et créent à elles seules plus de 70% des investissements et 80% des exportations. Quant aux 100 plus grandes entreprises, elles représentent 22 % de la valeur ajoutée et 20 % des exportations en valeur. Influencer et affaiblir ces entreprises donc, c’est influencer et affaiblir le pays.
Les campagnes d'influence des fonds activistes en France
Les fonds activistes sont des fonds d'investissement qui se spécialisent dans des prises de participation (souvent minoritaire) dans des entreprises qu'ils estiment à fort potentiel, mais mal gérées. À travers des campagnes d’influence (aussi appelées campagnes d’activisme actionnarial), ils essayent de transformer la gestion, la structure, et/ou les opérations spécifiques des entreprises cibles.
« C'est une bonne chose que les actionnaires soient actifs. L'activisme fait partie d'un marché financier sain, et Paris en fait partie » selon Éric Woerth, questeur de l’Assemblée nationale et auteur d’un rapport sur le panorama des fonds activistes en 2019.
Les campagnes qu’ils mènent sont très diverses, et elles peuvent aller de dialogues discrets avec les dirigeants d’une cible, jusqu’à l’engagement des recours judiciaires, en passant fréquemment par la diffusion massive des rapports de recherche poussés sur les réseaux sociaux et dans les médias. Ces rapports dénoncent publiquement, et à grand renfort de communication la stratégie de la direction de la cible. Ils cherchent à rendre publique des informations qui sont généralement réservées aux initiés, faire du bruit, et contraindre les dirigeants de l'entreprise à corriger les faiblesses détectées dans le modèle de gouvernance.
« Le style d'activisme en France était lent, plus privé et centré sur les votes de l'AGA… Maintenant, la stratégie est plus à l'Américaine : plus agressive, moins patiente et plus publique » selon Richard Thomas, de la société Lazard.
Les fonds activistes et ses campagnes sont très variés, à titre d’exemple :
. En mars 2021, le fonds anglais Bluebell Capital est parvenu à avoir la tête du PDG de Danone, Emmanuel Faber, au terme d'une campagne acharnée pour attaquer les résultats décevants du groupe. La réussite du fond est remarquable, car il a été créé en 2019, il gérait à peine €70 millions d’actifs en 2021, et détenait moins de 20 millions d'euros de Danone, qui avait une capitalisation boursière de 41 milliards d'euros.
. En 2019, le fonds français CIAM a contesté publiquement les conditions de l’offre de fusion transmise à Renault par le groupe Fiat Chrysler, estimant notamment que la valorisation de deux sociétés « apparaît comme erronée et ayant pour effet de totalement sous-valoriser Renault ».
. En décembre 2018, l’arrivée du géant Américain Elliott Management chez Pernod-Ricard s’est faite dans un contexte de bons résultats affichés par le groupe, qui ne laissaient pas présager l’arrivée d’un fonds activiste. Elliott considérait que la performance du groupe ne reflétait pas correctement son potentiel. Après plusieurs rencontres entre le fonds et le groupe, Pernod-Ricard a publié en février 2019 ses meilleurs résultats depuis une dizaine d’années, tout en se défendant de l’influence d’Elliott sur ses décisions.
. Entre 2018 et 2021, Amber Capital -fonds anglais fondé et dirigé par un Français- a exprimé à plusieurs reprises avec une campagne publique ses fortes divergences avec le management d’Arnaud Lagardère. Amber Capital, qui était propriétaire du 18% de la société Lagardère, a même déposée une plainte pour « achat de votes », «abus de biens sociaux», de «comptes inexacts» et d'«information fausse ou trompeuse» contre la société en avril 2021.
En plus de fonds activistes, il existe de fonds de vente à découvert ou shorteurs activistes, qui mettent en place des campagnes pariant sur la baisse du cours. Cette technique consiste à emprunter des titres pour les revendre et espérer les racheter plus tard à moindre coût. L’exemple probablement le plus connu de shorteurs en France est celui de Muddy Waters. En décembre 2015, le fonds américain publie un rapport où il accuse Casino que le manque de transparence de leurs comptes masque une forte détérioration de l’activité et un endettement jugé démesuré. L’action de Casino ne vaudrait donc pas plus de 6,91 euros contre 48,97 euros à la clôture la veille. L’action dévisse immédiatement de plus de 20%.
Le titre Casino plonge à nouveau à l’été 2018 et en septembre S&P dégrade son rating. En avril 2019, Moody’s dégrade le rating du groupe à son tour. Cet intéressant cas de guerre de l’information a été traité par l’EGE en 2019 et plus récemment par Nicolas Moinet, professeur des universités à l’IAE de Poitiers.
L'art de la rhétorique : un outil de prédation économique
Selon les professeurs Hervé Stolowy (HEC), Luc Paugam (HEC) et Yves Gendron (Université Laval), les rapports des fonds activistes et des shorteurs activistes, consistent en un travail d’enquête et d’analyse approfondi, et tissent un récit éloquent afin de persuader les acteurs du marché de leurs points de vue. La rhétorique utilisée leur permet de gagner en crédibilité aux yeux de leur public cible : les investisseurs. Cette force de persuasion les aide à démontrer la véracité de leurs accusations et à toucher un auditoire d’investisseurs plus large.
Les récits ne reposent pas seulement sur des arguments logiques : ils servent à revendiquer leur propre crédibilité et en appellent aux émotions de l’audience afin de développer une histoire convaincante. Par exemple, le récit leur permet de générer des émotions négatives fortes envers les sociétés visées ou leur management en évoquant le doute, l’inquiétude, le dégoût, la colère ou l’antipathie. De plus, les récits des shorteurs cherchent parfois à engendrer d’autres sentiments, comme l’amusement aux dépens de l’entreprise ou la peur chez les investisseurs. Les arguments des shorteurs activistes trouvent écho dans la presse. Par exemple, 85 % de ces rapports bénéficient d’une couverture médiatique peu de temps après leur publication.
« Ces résultats démontrent que l’art de la persuasion est bien plus complexe qu’une simple révélation procédurale d’informations factuelles et de chiffres. Des formes subtiles de rhétorique peuvent jouer un rôle crucial, comme l’utilisation d’arguments destinés à renforcer la crédibilité des shorteurs activistes ou à susciter une réaction émotionnelle chez les investisseurs. »
Le rôle sur le long terme des fonds d'activistes dans le marché
La présence des fonds activistes dans le marché est utile. Ils alimentent un débat sur l’entreprise, et seraient « un aiguillon pour que l’entreprise s’intéresse à ses vulnérabilités et puisse révéler son plein potentiel ». En plus, ils considèrent leur intervention comme bénéfique, car elle serait source de création de valeur et ferait ainsi augmenter le cours du titre de l’entreprise. CIAM se félicite par exemple d’avoir contribué à l’augmentation de 65 % de la valeur de l’offre de rachat d’Euro Disney faite par Walt Disney.
Cependant, Stolowy montre que l’augmentation de la valeur est transitoire et de courte durée. En moyenne, la valeur d’une entreprise augmente de 7.7% un an après avoir été ciblée par un fonds activiste. Quatre ans après le ciblage, la valeur chute de 4,9 %. De plus, deux ans après avoir été ciblées par un fonds activiste, les entreprises voient leurs « engagements de responsabilité sociale » chuter entre 18% et 25% en moyenne. Il y a d’autres effets indésirables : pertes d'emploi immédiates et régulières ainsi qu’une réduction d’investissements, entre autres.
Le cas de shorteurs activistes est plus extrême. Même si les shorteurs révèlent souvent des irrégularités bien réelles chez leurs cibles, trois jours en moyenne après la parution d’un rapport de recherche, le rendement boursier d’une compagnie ciblée chute d’environ 11 %. Deux mois après la publication, les rendements anormaux cumulés demeurent négatifs : -14,5 %. Cette tendance se poursuit sur une période de six mois, avec des rendements cumulés de -22,6 % en moyenne. Dans le monde, près de la moitié de ces sociétés ciblées par des shorteurs ont soit fait faillite, soit ont été radiées de la bourse, ou alors ont vu leurs actions suspendues suite à la publication d’un rapport compromettant.
La présence historique des fonds activistes en France
La France a été historiquement un marché difficile à percer pour les fonds activistes, surtout grâce à la Loi Florange (qui accorde aux investisseurs à long terme un double droit de vote). Mais la tendance européenne à renforcer les règles de gouvernance, permettant de rendre les entreprises plus transparentes, a provoqué une éruption récente de l'activisme en France.
« La France est un pays formidable pour l’activisme car elle n'est pas aussi avancée que d'autres pays en termes de gouvernance d'entreprise", a déclaré Anne-Sophie Andlau, co-fondatrice et associée directrice du CIAM en 2019. "Cela crée des cours boursiers sous-évalués et ouvre la voie à l'entrée des fonds activistes. »
Le nombre de campagnes des fonds activistes (souvent étrangers et aux poches profondes) chez les plus grandes entreprises françaises est en augmentation. Selon Lazard, au cours du premier semestre de 2022, les fonds activistes ont mené un nombre record de 35 campagnes contre les entreprises européennes, une hausse de 67% par rapport à 2021. La France, qui a représenté 20% de ces campagnes, est devenue une destination de plus en plus populaire pour les fonds activistes. La proportion de campagnes représentées par le pays a triplé au cours des cinq dernières années ; en avril 2021, Alvarez & Marsal prédit 23 cibles potentielles en France à court terme.
Depuis 2015, parmi les cibles des fonds activistes, se trouvent : Altran, Capgemini, Danone, EssilorLuxottica, Lagardère, Orpea, Pernod-Ricard, Renault, Rexel, Safran, Scor, SFR, Suez, TotalEnergies ainsi que Vivendi. Cela laisse suggérer que la gouvernance et les opérations récentes de presque 20% des entreprises du CAC 40, ont été influencé par des fonds.
Le cas est similaire pour les fonds avec des positions short (ventes à découvert) des sociétés françaises importantes, en raison de leur taille ou caractéristiques stratégiques. En 2020, un cluster de fonds de renom a parié contre : Air-France KLM, Casino, CGG, Nexans, Oasis, Peugot, Solutions 30, Valeo et Worldline. Selon la liste actuelle (02/11/22) des actions les plus vendues à découvert, d’autres grandes entreprises stratégiques sont à risque : Atos, Eutelsat Com, Alstom, Eurofins Scientific et McPhy Energy, entre autres.
Majoul a exposé dans son article, que la plupart de la valeur ajoutée et des investissements d’un pays est concentrée dans une infime minorité de grandes entreprises, souvent familiales. En France, moins de 0.1% des entreprises concentrent 52 % de la valeur ajoutée, et créent à elles seules plus de 70% des investissements et 80% des exportations. Quant aux 100 plus grandes entreprises, elles représentent 22 % de la valeur ajoutée et 20 % des exportations en valeur. Influencer et affaiblir ces entreprises donc, c’est influencer et affaiblir ce pays.
Carlos Bernal (MSIE 40 de l’EGE)
Sources
https://www.ft.com/content/dd369552-8491-40a2-b83b-9a1b2e32407a
https://www.lefigaro.fr/medias/lagardere-perquisitionne-apres-la-plainte-du-fonds-amber-20210915
https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0361368222000010?via%3Dihub
https://www.hec.edu/en/knowledge/articles/activist-hedge-funds-good-some-bad-others
https://scholarship.law.ufl.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=2099&context=facultypub
https://www.reuters.com/article/uk-health-coronavirus-hedgefunds-shortse-idUSKBN2321K7
https://www.lazard.com/media/452060/lazards-q1-2022-review-of-shareholder-activism-vff.pdf
https://www.lazard.com/media/452017/lazards-2021-review-of-shareholder-activism_vff.pdf
https://www.reuters.com/article/uk-health-coronavirus-hedgefunds-shortse-idUSKBN2321K7