Démantèlement de l’industrie de munitions petit calibre : une faille dans notre système de défense nationale
« On peut rester vingt-quatre, s’il le faut même trente-six heure sans manger ; mais l’on ne peut rester trois minutes sans poudre, et des canons arrivant trois minutes plus tard n’arrivent pas à temps ».
Bonaparte, commandant de l’Artillerie de l’armée du Midi, le 16 octobre 1793 aux représentants du peuple à Marseille.
La France se place au troisième rang mondial dans l’exportation d’armement militaire de haute technologie. Elle abritait jusqu’en 2018, le leader mondial des machines de production de munitions petit calibre. Aujourd’hui, l’État français est dépendant de ses stocks et des importations pour assurer sa défense. La France est aujourd’hui un des seuls pays au monde à ne pas assurer ses propres besoins d’équipements individuels.
Le cas Manhurin, un cas d'école d'abandon d'un savoir-faire français
Le rachat de Manhurin par le groupe émirati EDIC en 2018 est un cas d’école. Leader mondial dans les machines de production de munitions petits et moyens calibres, Manhurin exportait 100% de sa production. L’État français lui préférait une logique « off the shelf » de munitions 5.56mm. Alors que la société affichait des résultats bénéficiaires en 2013, 2014 et 2015, aucune banque privée ou publique ne lui accordait de crédits. L’État français, premier actionnaire de l’entreprise depuis 2012, décide de céder ses parts en 2016. Cette décision sera fatale pour Manhurin. En 2017, son chiffre d’affaire chutera de 12,1 millions d’euros. En juin de la même année, l’entreprise est placée en redressement judiciaire, et le tribunal de commerce de Mulhouse avalisera son rachat par EDIC en août 2018. Bruno Le Maire se félicitera de cette vente, considérant comme un avantage la présence d’un investisseur émirati sur le sol français, alors même que deux PME françaises et une entreprise belge avaient présenté des dossiers sérieux pour une entrée au capital de Manhurin.
La montée en puissance d'une logique mercantile
Il s’agit là d’une logique gouvernementale à l’œuvre depuis plus de 25 ans. Bruno Fuchs, député de la 6ème circonscription du Haut-Rhin affirme que l’activité de production de munitions était considérée « comme n’étant plus stratégique pour la défense française (…) Le gouvernement a décidé de laisser jouer le marché, sans mobiliser les fonds publics »[i]. En effet, le budget des armées sert de variable d’ajustement des gouvernements depuis Lionel Jospin. Et les munitions servent de variable d’ajustement au sein des armées[ii]. Le président de la République, Jacques Chirac, avait pourtant averti son gouvernement en le voyant ignorer la Loi de programmation militaire de 1997-2002 : « Si le gouvernement poursuit dans l’avenir la baisse des crédits militaires, c’est l’efficacité même des armées et la cohérence de notre politique de défense qui seraient gravement compromises »[iii].
Les munitions petit calibre, un secteur jugé "non-stratégique"
Aveuglés par l’illusion de la « paix éternelle », les politiques ont considéré que l’achat à l’étranger reviendrait moins cher qu’une production nationale. C’est notamment la logique qui a prévalu lors de la fermeture de GIAT Industrie du Mans en 1999. Un élan de lucidité a frappé le gouvernement de la présidence Hollande, en la personne de Jean-Yves Le Drian en 2016. Ce dernier, alors Ministre de la Défense, proposa de relancer une production nationale de munitions de petit calibre, qu’il considérait comme « un acte de souveraineté nationale ». Le projet mobilisait LobelSport, spécialiste des cartouches petit calibre et de tir sportif, TDA Armement, filiale de Thalès, et la société Manhurin. Les intéressés étaient allés jusqu’à la signature du protocole d’accord. La Revue Stratégique, commandée par Emmanuel Macron en 2017, est venue tuer le projet dans l’œuf, considérant la production de munitions de petit calibre comme n’étant « pas stratégique au regard du droit européen », car il serait compliqué de justifier une non mise en concurrence au niveau communautaire[iv], et qu’il s’agissait là d’un secteur qui n’était pas destiné à rester souverain.
(L’industrie d’armement ne saurait être séparée de la stratégie de sécurité et de défense d’un pays, et relève d’une responsabilité politique.
« Le secteur de la défense suscite la réticence des banques et cette tendance augmente quand il s’agit de PME dans l’armement » (PDG Manhurin – question AN, Nicolas Dupont-Aignan).)
Les conséquences opérationnelles de l'abandon d'une industrie "non-stratégique"
Si la classe dirigeante ne considère pas le secteur des munitions petit calibre comme stratégique, les conséquences de son abandon sont bien concrètes, et touchent à l’autonomie opérationnelle du pays. Nous citerons ici deux exemples, non exhaustifs :
. Le FAMAS tirait une munition de 5.56mm F1 et F1A adaptée à la culasse non-calée de son mécanisme, jusqu’à la fermeture de GIAT en 1999. Un marché est alors attribué en 2006 à BAE, Royaume-Uni et à IMI, Israël sur la base d’une cartouche F5 standard OTAN. Cette munition s’est révélée défaillante au-delà de 50 mètres, dégradant la précision des tirs. Un nouveau marché sera alors attribué à ADCOM, Émirats Arabe Unis, en 2007, qui fabriquait ses cartouches en laiton, et non en acier, comme l’étaient les cartouches F1. Les premiers incidents de tirs sont recensés en 2008. 37 seront enregistrés. La munition F3 d’ADCOM sera interdite en avril 2009.
Les forces françaises sont aujourd’hui dépendantes d’ATK (États-Unis), MEN (Allemagne), BAE (Royaume-Uni) et CBC (Brésil), pour ses approvisionnements en munitions de petit calibre.
. Au moment de l’annexion de la Crimée en 2014, les livraisons de munitions de 9mm à la gendarmerie et la police française par la NSPA de l’OTAN, ont pris sept mois de retard. Cette situation a mené à des retards dans les formations des forces de l’ordre[v].
S’il s’agit bien d’une question d’indépendance et de souveraineté de nos approvisionnements, il est aisé de se rendre compte qu’il en va également de l’intégrité des forces armées, et du maintien en condition opérationnelle des personnels. Rappelons également qu’en relations internationales il n’existe pas d’alliés, mais uniquement des intérêts. En cas d’urgence, alliances et partenariats ne tiennent plus. En cas de conflit majeur, la seule constitution de stocks ne permettra pas d’assurer la défense et la sanctuarisation du territoire.
Analogie crise COVID-19
L’analogie avec la crise du COVID-19 est rapidement établie. Produit à faible valeur ajoutée, les approvisionnements en masques ont été délocalisés, et stockés à flux tendu. Lors du déclenchement de la pandémie en 2020, la France s’est retrouvée face à une pénurie de masques sur son territoire.
Pis encore, les alliés et partenaires communautaires sur lesquels l’État français sait pouvoir toujours compter en cas de besoins en approvisionnement, ne se sont, pour leur part, pas trompés sur leur intérêt national. L’Allemagne n’a pas hésité à fermer ses frontières et à assurer ses livraisons en masques et en vaccins sans se préoccuper de ses partenaires.
La « guerre de haute intensité », le début d’une prise de conscience ?[vi]
« Alors que les conflictualités s’intensifient, il nous faut aujourd’hui réévaluer nos ambitions », affirmait Emmanuel Macron, à la veille du 14 juillet lors de la réception donnée par le Ministre des Armées. « Notre ambition opérationnelle pour 2030 doit être revue à la perspective du retour possible d’un affrontement de haute intensité. »
La Loi de Programmation Militaire 2024-2030 prévoit un passage à l’économie de guerre . Le chef d’état-major des Armées, Thierry Burkhard, affirmait lors de la commission de la défense de l’Assemblée mi-juillet qu’« une logique faible de stock a prévalu, considérant qu’on pouvait faire beaucoup à flux tendus, mais on s’aperçoit que c’est plus difficile avec les munitions »[vii]. Seul le renouvellement des stocks de munitions est évoqué, alors même que Le général Burkhard, alors CEMAT, affirmait qu’ « en cas de conflit nos adversaires feraient tout pour nous empêcher de nous ravitailler en munitions et pièces de rechange »[viii]. Le député Jean-Louis Thiériot, corapporteur de la commission d’information sur la préparation à la haute intensité, ainsi que le Délégué général pour l’armement, Joël Barre, considèrent eux-aussi que l’une des principales lacunes capacitaires des armées françaises se trouve dans le « manque de stocks de munitions ».
Les ambitions opérationnelles des dirigeants ne s’appliquent donc pas à la relance d’une industrie nationale indépendante et souveraine. La stratégie de l’autruche prévaut toujours au sein de la classe politique. Le retour de la guerre de haute intensité ne sera pas salvateur pour l’industrie française de munitions petit calibre.
Sophie BOURDEAU
Etudiante de la 26ème promotion du MBA "Stratégie et Intelligence Economique - SIE"
Notes
[i] A. FOUCAULT et L. DUPIN, « Manuhrin sous pavillon émirati : ce qui s’est joué en coulisses », 5 octobre 2018, Le Journal des Entreprises.
[ii] M. CABIROL, « Munitions : pourquoi la remontée des stocks est une urgence absolue (1/2) », 18 août 2022, La Tribune.
[iii] J-P. NEU, « Défense Baisse des crédits d’équipement : la crise constitutionnelle évitée », 25 septembre 1997.
[iv] L. LAGNEAU, « Munitions de petit calibre : le ministère des Armées se dit « ouvert à tout examen de projets industriels », 25 février 2021, Opex360.
[v] Rapport d’information sur la filière munitions, présenté par Mm. Nicolas Bays et Nicolas Duhuicq, Députés, 16 décembre 2015.
[vi] M. CABIROL, La Tribune, op.cit.
[vii] V. VOITEAU et AFP, « Défense : « Économie de guerre » : le budget des Armées va augmenter de 3 milliards d’euros en 2023, 27 septembre 2022, Libération,
[viii] N. DUPONT-AIGNAN, Question N°31428, « Désindustrialisation armes et munitions de la France calibre moins de 20mm », 28 juillet 2020, Assemblée Nationale.