Début de mobilisation européenne contre le groupe industriel chinois SHEIN

Camaïeu, Pimkie, Cop.Copine, San Marina, Kookaï ou Go Sport, entre fermetures définitives et redressements judiciaires, la liste des enseignes de mode françaises et européennes qui s'effondrent ne cesse de s'allonger. Dans le même temps, le chinois SHEIN fait montre d’une réussite économique sans comparaison dans ce secteur. En 2022, son chiffre d’affaires ayant doublé en un an s’élevait à 30 milliards USD et sa valorisation était estimée à plus de 100 milliards USD. Si le succès et la démesure du phénomène SHEIN sont régulièrement décrits dans les médias, les attaques pointant les impacts sociaux et environnementaux sont également diffusées dans plusieurs pays européens. Derrière ce combat informationnel, la question de l’accès au marché européen et sa régulation selon des critères de durabilité est en jeu.

Le contexte de l’industrie textile et du cadre européen

C’est dans les années 1960 que l’Asie est devenue l’usine de vêtements du monde avec une industrie textile et de l’habillement à bas coût qui s’est largement développée avec l’essor de la mondialisation. La Chine a notamment développé une industrie textile tournée vers la conquête des marchés extérieurs.

Toutefois cette course en avant a été freinée 24 avril 2013 par un drame sociétal retentissant : l’effondrement du bâtiment Rana Plaza situé à Dacca au Bangladesh. Cet accident qui a fait plus de 1 100 morts, est considéré comme l’un des plus meurtriers de l'histoire du travail. Cet évènement et son retentissement dans la société civile ont incité les pays occidentaux à réaliser un tournant réglementaire pour encadrer les pratiques dans les usines qui les approvisionnent. Ils ont commencé à se doter progressivement d’une législation pour lutter contre le travail forcé et le travail des enfants dans les chaînes d’approvisionnement. De ce cadre, découlent des obligations de transparence des entreprises.

En France, la loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre, déposée à l’Assemblée nationale le 11 février 2015 a finalement été promulguée le 27 mars 2017. Elle fait référence en la matière au niveau international, bien que l’évaluation de sa mise en œuvre en 2020 explicitait (à travers sa recommandation n°2) le manque de vérification de son application au sein des entreprises visées. Les Pays-Bas se sont dotés de leur propre loi en novembre 2019 puis l’Allemagne en 2021 s’est inspirée du texte français en se dotant de la Loi sur le devoir de vigilance de la chaîne d'approvisionnement et en veillant d’attribuer dès l’origine une mission de contrôle de ces obligations.

Au niveau européen, le processus législatif pour une directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité débute en février 2022. Les rapporteurs au Parlement européens sont membres du Groupe de l'Alliance Progressiste des Socialistes et Démocrates et ils font face à une vive opposition. C’est justement à cette époque que les révélations sur l’entreprise SHEIN se multiplient.


La force dse frappe industrielle de l'entreprise chinoise de SHEIN

SHEIN est une entreprise chinoise, fondée à Nanjing en 2008 pour commercialiser à l’origine des robes de mariée à petit prix. Puis elle se diversifie sur la mode féminine, les bijoux et la décoration intérieure. A partir de 2010, la marque s'approvisionne sur le marché de vêtements à Guangzhou, au sud de la Chine et prend le parti de ne rien confectionner elle-même. Elle se repose aujourd’hui sur 3 000 fournisseurs. Depuis l’origine, l’entreprise est tournée vers l’international et ne se développe pas sur le marché chinois. Son développement s’est fortement accéléré à partir de 2020.

Son développement très rapide ces dernières années repose sur les techniques suivantes à savoir une détection exhaustive de toutes les tendances par une veille très élaborée sur internet et en particulier les réseaux sociaux, qui alimente une production de vêtements très réactive et rapide testé en petite séries, puis chainé avec la capacité à les mettre en vente en moins de deux semaines à des prix très faible. Environ 6 000 nouvelles références sont publiées chaque jour.

Cette machine de production impressionnante s’appuie sur un marketing performant : d’une part, avec le recours à de nombreux influenceurs sur instagram et tiktok en particulier, qui entretiennent un marketing viral auprès des utilisateurs avec des « Haul SHEIN[Ad1]  » ; d’autre part, un système de promotions permanentes sur des stocks limités qui alimentent une culture de l’urgence à consommer.

Au bilan en 2022, SHEIN a dépassé l’application Amazon en nombre de téléchargements, notamment aux Etats-Unis, et est valorisé à plus de 100 milliards de dollars (US).

Au regard du développement de ce commerçant, en particulier en Suisse, l’ONG Public Eye en conformité avec son objet  qui est de « de s’engager pour garantir des relations plus équitables entre la Suisse et les pays pauvres. » a enquêté sur cette société. Son enquête a abouti sur la première salve d combat informationnel lancé par Public Eye à l’égard de SHEIN : son rapport «Trimer pour Shein : aux sources de la mode jetable » paru en novembre 2021.

Les acteurs de l’affrontement informationnel avec SHEIN

. Les ONG

Des ONG sont à l’origine des premières alertes lancées contre SHEIN  en menant des enquêtes. En particulier Public Eye en Suisse, avec son premier rapport de novembre 2021, mais également Greenpeace Allemagne qui en 2022 dénonçait la composition dangereuse de 15% des produits SHEIN qu’elle avait analysés. En France, les Amis de la Terre ont à leur tour produit un rapport dénonçant le modèle de production de SHEIN en juin 2023. Ces acteurs se sont incarnés en France par Camille Etienne, militante écologiste.

. Les médias

Les médias ont diffusé les résultats des enquêtes de ces ONG tels BBC, Business of Fashion, la RTS, le Tagesanzeiger, La Repubblica, La Vanguardia ou enquêté à leur tour sur SHEIN comme La Süddeutsche Zeitung, Le Monde et Der Spiegel. En octobre 2022, Channel 4 déclenchait l’indignation avec les images de son reportage « Inside the Shein Machine: UNTOLD ».

. La sphère politique

Au niveau européen, le Groupe de l'Alliance Progressiste des Socialistes et Démocrates rapporteurs de la directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité. En France l’eurodéputé Raphaël Glucksmann, rattaché au même groupe parlementaire européen, incarne la lutte et la positionne dans les champs politiques et sociaux comme défenseur des droits de l’homme. Il a pris la parole à mainte reprise sur les réseaux sociaux contre SHEIN.

. La filière textile française menacée

Elle se manifeste par le biais de la Fédération du Prêt à Porter Féminin, incarnée par Yann Rivoallan son Président (depuis juin 2022).

. Des défenseurs du monde de la mode

En particulier les défenseurs d’une mode plus responsable et durable, représentés par la journaliste spécialisée  Victoire Satto, directrice éditoriale de The Good Goods et également surnommée la « papesse de la mode éthique ».


Les différents échiquiers de cet affrontement

L’échiquier socio-culturel est le plus animé dans cette guerre de l’information. Les ONG citées plus haut y sont naturellement positionnées. Elles ont mené une guerre de l’information par le contenu en menant des enquêtes et analyses puis en produisant des rapports étayés et soutenus par des preuves.

A l’inverse, SHEIN répond à ces accusations uniquement sur la forme.

En août 2021, Reuters dénonçait le manque de transparence de SHEIN qui après sollicitations avait débouché sur de fausses déclarations sur son soi-disant respect des normes internationales. C’était une réplique informationnelle tellement mal ficelée qu’elle résulte dans un échec total, entraînant une perte de confiance complète dans les déclarations de la firme.

Après cette déroute, en novembre 2021, SHEIN a recruté Adam Whinston comme responsable du développement durable, une nouvelle de communication est alors développée, argument contre argument. Par exemple : Le nombre de références hors normes se justifie par les faibles volumes d’invendus ou encore la faible qualité des produits s’explique par la politique de prix bas pour « une mode accessible à tous ». Sans transparence sur les données, le greenwashing est supposé par les ONG.

Enfin depuis 2021 SHEIN produit un rapport ESG annuel sur lequel apparaît le logo des Objectifs de développement durable (ODD) des Nations unies : il suffit pour cela de soutenir les objectifs, d’adhérer au Pacte mondial des Nations unies et de publier un rapport de durabilité. L’affichage est parfait, pourtant aucun des points problématiques relevé par les ONG n’y est abordé et tous les constats et procédures de remédiations sont effectuées en interne par SHEIN. Les doutes sur le fonds ne sont pas levés. Public Eye ne manque de relever ces points et les partager sur les réseaux sociaux.

Sur l’échiquier politique, Raphaël Glucksmann est ouvertement opposée à SHEIN. Il prend position sur tous ses réseaux sociaux (LinkedIn, Instagram, Facebook, Twitter-X) personnellement et avec son parti « Place publique ». Pourtant il n’est qu’un vecteur des actions des ONG en relayant uniquement les révélations de ces dernières. En SHEIN il dépeint l’épouvantail parfait pour défendre la  directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité débute portée par le Groupe de l'Alliance Progressiste des Socialistes et Démocrates.

A l’inverse le Ministre Française de l’Economie et des Finances, Bruno Lemaire, en mai 2023 et à travers lui le Gouvernement français ne prend pas position contre l’entreprise chinoise et encourage les entreprises françaises à mieux concurrencer SHEIN.

Sur l’échiquier économique, SHEIN emporte la bataille, son développement est inédit et sans égal dans le secteur textile. Sa stratégie marketing lui a assuré la conquête de la génération Z, et sa politique de prix couplée à ses magasins éphémères commence à lui ouvrir les dressings des autres générations. Toutefois la Fédération du Prêt à Porter Féminin a réagi depuis 2022 avec la mise en avant de son président qui diffuse deux messages principaux. SHEIN est une « machine de guerre » qui impose à la filière française de réagir ou disparaitre. Le prêt à porter féminin doit évoluer rapidement pour se développer sur le volet digital au niveau des meilleurs standards actuel et faire mieux que SHEIN en respectant de meilleurs standards de qualité et de durabilité.

Enfin, en France  les acteurs des trois échiquiers se sont retrouvés sur une action commune, une pétition pour «Interdire la marque SHEIN en France » qui rassemble plus de 255 000 signatures, lancée à l’origine par la société civile puis dupliquée sur le site de Place Publique. Cette pétition a été relancée de concert dans une tribune au « Monde », signée de l’activiste Camille Etienne, le député européen Raphaël Glucksmann, l’entrepreneur Yann Rivoallan et la journaliste Victoire Satto qui réclament un « bouclier législatif et réglementaire » pour mettre un frein au modèle délétère de la marque chinoise. Une action qui permet sur le plan sociaux-culturel de mobiliser l’opinion, sur le plan politique d’interpeller le gouvernement, avec l’obtention d’une rencontre de Bruno Lemaire le 1er août 2023 et si elle aboutit, doit permettre sur le plan économique de contraindre l’activité de SHEIN au bénéfice de l’industrie de la mode française.

Les faiblesses du "fort" chinois exploitées par le "faible" européen

La maitrise du modèle de la fast fashion par SHEIN l’a fait passer dans une dimension où il a surclassé tous ses concurrents et écrasé toute contestation. Il s’est imposé comme le site de vente en ligne incontournable pour la génération Z des pays occidentaux. En parallèle, les problématiques contemporaines et sources d’opposition dans ces pays, ont été adressées par une communication forte d’actions RSE.

Toutefois, rompues aux techniques d’investigation, d’analyse et de guerre de l’information par le contenu, les ONG européennes ont décelé les premières impostures et maintiennent l’état d’alerte dans la société civile occidentale. Elles tiennent ici un rôle de vigie. En France, cette guerre informationnelle à visées protectionnistes a été le théâtre de convergence d’acteurs présentant des objectifs différents, l’adoption d’une nouvelle directive européenne pour l’un, le sauvetage d’une filière industrielle nationale pour le deuxième et la volonté de changer le modèle de consommation pour la dernière. A ce jour la nouvelle directive européenne sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité, ou Corporate Sustainability Due Diligence Directive (dite directive CSDD) voté par le Parlement européen le 1er juin 2023, devrait être formellement adoptée en 2024. Concernant les autres objectifs, la bataille continue.

Les dernières actions menées en France n’ont pas encore porté leurs effets, bien que ce soit celles qui mobilisent le plus. Leur bilan sera à évaluer dans les prochains mois.

Matthieu Delille,
étudiant de la 42ème promotion Management Stratégique et Intelligence Economique (MSIE)

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