Edward Snowden et Julian Assange : le duo a fait grand bruit ces dernières années. Ces personnages ont tous les deux révélé des documents classifiés et compromettant pour des Etats ou des individus, dénonçant aussi bien corruption, évasion fiscale, surveillance de masse et exactions militaires. Poursuivis pour espionnage, vol d’informations et trahison, les deux « lanceurs d’alerte » encourent de lourdes peines.
Assange comme Snowden sont les plus célèbres représentants d’un courant de pensée qui revendique le droit à la liberté et à l’émancipation vis-à-vis d’Etats supposément oppresseurs, qui profitent des nouvelles technologies et de l’accès aux données des citoyens pour mieux contrôler ces derniers et étouffer tout mouvement contestataire. Ainsi, plus que de simples coups d’éclats spontanés, les opérations menées par les deux lanceurs d’alertes sont le fruit d’une idéologie plus globale. Elle place la question de l’information au cœur de son combat pour la liberté. Ce mouvement, quand il n’appelle pas à la révolte et à l’abolition pure et simple des autorités gouvernementales, incite à tout le moins les citoyens à se prémunir de la surveillance des pouvoirs publics en protégeant leurs données et leurs communications en ligne.
Tel est le cheval de bataille de ceux qui se réclament du « crypto-anarchismes ». Cette lutte entre lanceurs d’alertes et pouvoirs publics est abondamment traité sous l’angle des libertés et des dérives liées aux nouvelles technologies. Mais cela ne doit pas masquer le fait que l’affrontement est avant tout centré sur la question du contrôle et de l’accès aux données. C’est bel et bien l’information qui est à la fois la ressource et l’enjeu de cette confrontation. En découlent les questions d’anonymat et de liberté que Snowden et Assange prétendent défendre. Ce dernier ne s’y trompait pas en déclarant, dans une tribune publiée en 2013 : « La véritable guerre n’est pas celle pour les oléoducs ou les gazoducs ; la véritable guerre aujourd’hui est celle de l’information ». À ce titre, les deux lanceurs d’alerte précédemment cités, et plus largement la mouvance crypto-anarchiste à laquelle ils se rattachent, introduisent avec fracas la question des nouvelles technologies dans la guerre informationnelle.
L'utopie d'une société libertaire reposant sur la confidentialité des données
En 1988, Timothy C. May publiait un « Manifeste crypto-anarchiste » dans lequel il formulait les bases d’un mouvement qui prétend utiliser les nouvelles technologies en vue d’instaurer une société non hiérarchique.
Au cœur de la pensée crypto-anarchiste figure l’idéal d’un monde qui permettrait les interactions entre les individus de manière totalement libre et anonyme. Cette idée repose sur deux piliers : les nouvelles technologies de communications qui augmentent la rapidité et facilitent les échanges, et les divers procédés de chiffrement des données qui rendent ces dernières inviolables et confidentielles. Cette association doit donner lieu à l’avènement d’un monde où les interactions et les transactions en ligne échappent entièrement à la surveillance des Etats, et où les libertés d’expression et d’échanger sont totales.
Dans cette conception, la notion d’anonymat est centrale. D’aucuns considèrent l’anonymat comme un cocon insidieux qui autorise à se livrer impunément à toutes les dérives et tous les excès sur le web. Le mouvement crypto-anarchiste, pour sa part, voit ce cocon comme le palladium de la liberté. La capacité à agir sur internet sans pouvoir être identifié ou tracé est la garantie de pouvoir échanger sans crainte de surveillance et / ou de représailles. Cela concerne aussi bien les transactions économiques que la diffusion d’informations. C’est aussi la garantie que chacun, camouflé sous un pseudonyme, puisse interagir en étant délivré des carcans que seraient l’identité, la profession ou le statut social. L’objectif visé est l’avènement d’une société horizontale, soustraite à la surveillance étatique, délivrée des entraves des pouvoirs publics et de l’étau imposé par la société.
Ainsi, les technologies de blockchain ou de chiffrement, loin de n’être que des gadgets pour les férus d’informatique, possèdent un sous-bassement doctrinaire très marqué. Remonter à leurs origines permet de mettre en lumière les motivations idéologiques qui ont guidé leur développement. Un homme comme Julian Assange s’est personnellement impliqué dans la démocratisation de telles technologies, mais il n’est que la figure la plus connue d’un mouvement plus large, toujours en quête d’innovations et de solutions au service de l’anonymisation du web.
L'Etat contre le hacker : l'information au cœur d'un affrontement idéologique
En employant l’expression de guerre d’information, Assange annonçait clairement la nature du combat qu’il entend mener contre les autorités étatiques, en particulier l’Etat américain. Cependant, là où la guerre de l’information désigne traditionnellement l’utilisation de l’information dans le but d’attaquer un adversaire ou de s’en protéger, l’affrontement qui oppose le crypto-anarchisme aux pouvoirs publics possède un trait particulier. Ici, l’information n’est pas seulement un moyen : elle est l’objet même de la lutte.
Celle-ci nait en réaction à un constat, celui du mauvais usage des informations par les gouvernements. Les données des citoyens sont, selon les tenants de cette mouvance, vampirisées par les Etats et utilisées à des fins de surveillance généralisée et de contrôle des populations. Par extension, ce diagnostic peut s’appliquer aux grandes entreprises du numérique : Facebook est ainsi accusée régulièrement d’utiliser les données de ses utilisateurs de façon dévoyée.
L’objectif poursuivi par les crypto-anarchistes est de mettre fin à cet état de fait en brisant « l’asymétrie de l’information » qui joue en faveur de l’Etat par rapport au citoyen. Dans la vision crypto-anarchiste, les pouvoirs publics disposent en effet d’un accès privilégié et illégitime aux données des individus, leur permettant d’exercer une influence et un contrôle sur ces derniers. En développant et en démocratisant l’accès à des technologies permettant l’anonymat en ligne, le crypto-anarchisme entend rééquilibrer la balance. L’Etat, se voyant coupé d’accès aux données et communications de ses citoyens, perd ainsi sa capacité de contrôle des masses. Parmi ces technologies, les crypto-monnaies sont probablement le symbole le plus emblématique et le plus médiatisé : elles permettent à chacun d’effectuer des transactions en ligne librement, sans révéler son identité. Le chiffrement (ou cryptage) est également un élément essentiel : il rend impossible la compréhension d’un fichier à quiconque ne dispose pas de clef de déchiffrement émise par son propriétaire.
En plus de la rupture de l’asymétrie informationnelle, Assange ajoute un autre volet à sa stratégie, qui consiste à vampiriser les informations détenues par les pouvoirs publics et à les diffuser afin de mettre ces derniers en position de faiblesse. L’affaire Wikileaks en est l’illustration la plus éclatante : sa plateforme en ligne a servi, notamment à partir de 2010, à divulguer des documents classifiés dont les plus graves accusent l’armée américaine de crimes de guerre. Protéger ses données, tout en subtilisant et en exposant au grand jour celles de l’adversaire, tels sont les deux axes de la guerre de l’information menée par Assange et le mouvement auquel il se rattache.
La réaction des pouvoirs publics
Dans cet affrontement, les affiliés au mouvement crypto-anarchiste disposent naturellement d’une certaine agilité. Ayant grandi dans le monde du digital, biberonnés depuis toujours aux nouvelles technologies, ils ont su déceler aisément les enjeux autour de l’information et de son contrôle. Les institutions étatiques accusent logiquement un temps de retard et agissent en réaction par rapport à leurs crypto-opposants.
Cela ne les a pas empêchés de percevoir la menace venue de ces mouvements qui prétendent s’affranchir de leur autorité. Les ambitions affichées par le crypto-anarchisme, qui souhaite instaurer un monde d’échanges et de transactions complètement libre et anonymisé, n’impliquent rien de moins que la destruction du système politique et économique tel que nous le connaissons, avec une remise en cause de l’existence-même des institutions qui le régissent.
Cette perspective pousse ces dernières à agir, comme en témoigne, par exemple, la forte prise de position des banques contre les crypto-monnaies. En effet, ces « presque-devises » numériques remettent en cause une compétence régalienne : la capacité de battre monnaie. Cette atteinte insoutenable à la souveraineté, ainsi que le risque d’une perte de contrôle du système monétaire international, expliquent la forte réaction des banques centrales. Celles des Etats-Unis et de l’Union Européennes ont ainsi balayé le projet de monnaie virtuelle « Libra » de Facebook, tandis que la banque centrale chinoise déploie tous ses efforts pour torpiller le Bitcoin. Des initiatives telles que le lancement d’un « euro numérique » ou encore d’un « e-yuan » traduisent avant tout le volonté de la part des autorités d’étouffer la menace que représentent les crypto-monnaies, qui empiètent sur leurs prérogatives.
Plus largement, la perspective d’un internet totalement anonyme et affranchi de tout contrôle étatique laisse entrevoir mille-et-une dérives. Le risque est de voir émerger un terreau propice aux flux financiers illicites : blanchissement d’argent, financement du terrorisme, vente d’armes et de stupéfiants… Ceci explique les tentatives de régulation qui se multiplient. Aux Etats-Unis, elles remontent à la « crypto-war » des années 80 : dans un contexte de guerre froide, les autorités américaines ont alors déployé tous leurs efforts afin d’empêcher les nations rivales de se doter de systèmes de cryptage qui pourraient empêcher les agences de renseignement de l’Oncle Sam (FBI, CIA, NSA) de déchiffrer leurs communications. Depuis 2020, la question est revenue sur le devant de la scène avec le projet de loi « EARN IT Act », qui pourrait remettre en cause le chiffrement en ligne. Alors que l’on a vu, ces dernières années, certaines organisations terroristes comme l’Etat Islamique utiliser de façon intensive les messageries cryptées, le sujet est plus que jamais d’actualité.
Hérauts de la liberté pour les uns, promoteurs du chaos généralisé pour les autres, les crypto-anarchistes mettent la question de l’information et de son contrôle au cœur de leur combat. La lutte qui les oppose aux pouvoirs publics a ainsi le mérite de souligner la place prépondérante de l’information dans les conflits contemporains, et de rappeler que les technologies ne sont jamais neutres.
Alexandre Jeandat (SIE 25, club Data Intelligence)