Covid-19 : le pouvoir politique à la merci d'une guerre cognitive

L'histoire est-elle condamnée à se répéter ? Les rebonds de la pandémie de la covid-19 et de ses nouveaux variants mettent en exergue les multiples contradictions   du système étatique français. Au cours de la première guerre mondiale, la tragique offensive menée par le général Nivelle avait souligné les limites du monde militaire. La crise sanitaire actuelle souligne de manière répétitive celle du monde civil.  La communication sur un possible troisième confinement "hybride" risque d'aboutir à une impasse parce qu'elle risque d'être totalement incomprise.

La révolte est-elle le prix à payer pour aboutir à une résilience acceptée par tous ? Personne ne le souhaite. Mais soyons attentifs aux prémices éventuels d'une "guerre cognitive" initiée par une partie de la société civile contre un pouvoir politique qui n'aura pas su trouver la réponse adaptée au problème à traiter.

L'enfermement cognitif du chemin des Dames

En 1917, la guerre dure depuis trois ans et aucune issue ne se dessine. Il y a en tout cas consensus sur un point. Il faut attaquer. Le pouvoir ne veut pas donner l’impression de renoncer à chasser l’Allemand. L’idéologie s’en mêle : l’attaque est réputée républicaine (sic) parce que perpétuant l’élan des charges révolutionnaires à la baïonnette (re-sic).

On se décide alors à essayer le général Nivelle. Il a promis de percer le front en 24 heures, 48 au pire, et de s’arrêter là si le succès n’était pas au rendez-vous. La mariée semble un peu trop belle mais les critiques des militaires sont mises sur le compte de la jalousie, celles des civils sur celui d’un défaut de patriotisme. S’interroger devient une faute morale, presque un crime. Heureusement, la censure veille.

Le 16 avril 1917, Nivelle déclenche sa grande opération. L’échec des offensives alliées en Artois ou sur la Somme ou de l’attaque allemande à Verdun devrait inciter à la prudence. Mais, cette fois-ci, ce sera différent dit-on. Les poilus montent donc à l’aube à l’assaut du Chemin des Dames. Le terrain est mal choisi. Les bombardements sont inefficaces contre les bunkers et les tranchées allemandes. L’attaque s’enraye d’abord, s’enlise bientôt. A midi, soldats et officiers ont compris que l’affaire était manquée. Seulement, malgré ses engagements, leur chef s’obstine pendant des heures, des jours, puis des semaines. Les pertes sont effroyables, les gains dérisoires.

L’affaire du Chemins des Dames est un cas d’école d’enfermement cognitif. Nivelle s’enferre dans une voie sans issue parce qu’il n’en conçoit pas d’autre et qu’il faut bien « faire quelque chose ». Son état-major poursuit sur sa lancée selon le principe d’inertie inhérent à toute organisation. Le pouvoir politique l’appui pour ne pas se désavouer. Plutôt que de remettre en cause le plan établi et les méthodes suivies, il est plus simple de dénoncer le manque de mordant des troupes et d’appeler solennellement à intensifier les efforts.

Or, les hommes que l’on sacrifie si légèrement font la guerre depuis 1914. Les appelés des premiers temps sont devenus des professionnels du combat. Ils veulent bien donner leur vie pour l’avenir de leur famille, pour sauver un camarade, pour l’indépendance de leur pays. Mais ils refusent de mourir pour rien.

Ils ne croient plus en la parole publique. Il faut dire qu’elle est dévalorisée à force d’inepties dont l’une des plus tristement célèbre a été la recommandation, faute de masques, de foncer tête baissée à travers les nuages de gaz moutarde…

Alors l’impensable se produit. Ces soldats, dont on s’accorde à dire qu’ils sont parmi les meilleurs du monde, se mutinent. Il n’est pas question pour autant de se rendre. Ils défendent leurs tranchées et les Allemands qui pensaient traverser des rangs de grévistes la fleur au fusil en sont pour leurs frais. Seulement, le bon sens citoyen et l’expérience du combat des poilus leur démontrent qu’on les envoie se faire tuer sans profit. Pour ne rien arranger, leurs économies s’évanouissent avec l’écroulement de la rente. Pendant ce temps, les profiteurs de guerre élèvent et arrondissent des fortunes colossales.

L’élite républicaine demande des sacrifices mais s’enrichit et trouve pour ses enfants des affectations où l’on ne meurt que par maladresse. Mais la colère gronde et les mutineries changent la donne. Plus qu’un écroulement du front, les membres du gouvernement redoutent soudain que les soldats furieux ne viennent les accrocher aux lanternes de Paris.

La peur libère la pensée, comme par enchantement. On renonce aux postures et aux procédés figés depuis 1914 pour songer à gagner la guerre intelligemment. Nivelle est prestement remercié. Pétain lui succède. Il arrête les grandes offensives et améliore la condition des soldats. En attendant « les chars et les Américains », de nouvelles approches, moins coûteuses en vies humaines grâce à un emploi ciblé de l’artillerie et à l’action coordonnée des corps francs, notamment, permettent de reprendre l’ascendant. La révolte des Français force leurs chefs sortir du tunnel cognitif où ils étaient enfermés. A ce titre, les mutineries de 1917 ont probablement sauvé la nation en rendant possibles de nouveaux paradigmes tactiques et stratégiques. Les hommes des tranchées se sont réappropriés une guerre qui avait fini par être menée de manière abstraite, sans tenir compte d’eux. Dès lors, les conditions de la victoire sont réunies.

Il n’est pas inintéressant de mettre en perspective l’aveuglement cognitif dont ont fait preuve les dirigeants français de la Grande Guerre avec les errements actuels dans la gestion de la COVID.

Le désarmement cognitif lié la COVID 19

Passé l’effet de sidération d’une crise sanitaire que tout annonçait mais que nul n’avait prévue, la plupart des gouvernements européens ont été durablement victimes d’un effet tunnel, cette défaillance des capacités physiques et mentales face à une situation d’imprévu. Arrière-pensées électoraliste, menaces judiciaires et pression médiatique leur ont ôté toute capacité de réaction et de réflexion indépendante.

Le désarmement sanitaire, mené sous prétexte d’économie depuis plusieurs années, a permis la surprise stratégique du printemps 2020. Les quelques semaines estivales de répit n’ont ensuite pas été mises à profit pour établir une structure sanitaire de guerre. L’investissement humain et financier aurait certes été lourd, mais moins que le coût d’une crise prolongée.

L’occasion de changer de logiciel a été manquée. La recette du printemps, le confinement, a servi de nouveau en automne. On en parle maintenant pour l’hiver. En France, il rassure la base électorale du gouvernement, les plus de 65 ans. On évite de s’interroger sur la pertinence d’une telle politique face à un virus extraordinairement volatil et instable, appelé à muter et à durer. En confinant la population, l’Etat ne cherche pas à s’adapter à une situation nouvelle mais à la geler. Confiner ne règlera rien mais, comme tout le monde le fait, on procède par imitation et par habitude, pour montrer que le gouvernement fait quelque chose. A l’image des offensives stériles de la Grande Guerre…

L’incapacité des Etats européens à concevoir des réponses différenciées à une maladie qui touche très inégalement les différentes catégories de la population révèlent une crise cognitive autant que sanitaire. Le grand débat qu’une démocratie saine aurait initié n’a pas eu lieu. Intellectuels, journalistes ou parlementaires auraient pu, auraient dû interroger, proposer, stimuler le débat d’idée. Il n’en a rien été. Leur principale préoccupation a été de réduire les trop rares voix discordantes au silence sous prétexte qu’elles faisaient le lit du populisme. Comme les opposants au plan Nivelle furent jadis accusés d’être de mauvais français. A force de censure, de contradictions, de mensonges mêmes, la parole publique est discréditée. Elle a perdu une grande part de sa force régulatrice au plus mauvais moment. Les diverses restrictions mises en place menacent de disparition brutale une classe sociale toute entière, celle des commerçants et indépendants. Et pour rien, puisque la situation générale ne s’améliore pas. Or, il s’agit d’une catégorie habituée à prendre des risques et à assumer ses responsabilités. Potentiellement remuante, elle a fourni au cours de l’histoire les gros contingents de la Révolution française, des Ligues de l’entre-deux-guerres ou des manifestants gaullistes du 30 mai 1968. Parallèlement, toute une jeunesse sacrifiée sur l’autel d’une maladie qui ne la concerne généralement pas montre une impatience grandissante. Imprévisible, elle pourrait se mobiliser massivement et rapidement via les réseaux sociaux.

On a vu les Hollandais, malgré leur discipline protestante et leur calme bourgeois, brûler des voitures et rompre des barrages de police. Au regard de la situation sociale explosive et du caractère inflammable des Français, de tels exemples pourraient avoir des répercutions significatives. Une guerre informationnelle entre la communication gouvernementale et les réseaux contestataires se profile. Si ce n’est plus. Après des mois de gestion erratique, l’hypothèse d’une mutinerie n’est plus à exclure.

Alors que les laboratoires français ont été incapables de développer un vaccin à l’instar de ceux des Britanniques, des Russes ou des Américains, nos élites ont montré qu’elles n’étaient pas formées à la décision en temps de crise, ni à la conceptualisation en dehors du cadre rassurant du libéral-progressisme. Plus que jamais, l’urgence d’une véritable intelligence conceptuelle et stratégique s’impose en remplacement des anciennes matrices devenues caduques. Alors, peut-être, les Français seront-ils capables de percer leur bulle cognitive et de reprendre leur destin en main.

 

Raphaël Chauvancy