Confrontation informationnelle entre Blackrock et les ONG écologistes
Le 16 janvier 2019 Larry Fink, CEO de la surpuissante société de gestion d’actifs Blackrock, envoyait sa traditionnelle lettre de cadrage annuelle aux CEO des entreprises qu’il gère. Ses mots sont forts et annoncent un tournant dans sa stratégie. Jusqu’alors très conservatrice sur le sujet de l’écologie, la société change de cap et souhaite vendre ses actions dans les entreprises ne respectant pas l’accord de Paris. La nouvelle enflamme le milieu de la finance,et est relayée par plusieurs médias d’influence, en particulier le Financial Times[1] et CNBC, et sur les réseaux sociaux.
Las cette lettre est un faux produit par le groupe activiste Yesmen[2] qui a reproduit à l’identique le site internet de la société. Un démenti est par ailleurs envoyé par Blackrock dès 14h30 le jour même. La « véritable » adresse aux CEO est publiée quelques jours plus tard et redonne la doxa de la société, à savoir que les questions écologiques ou sociales ne sont pas de leur ressort et que leur unique intérêt est de faire gagner de l’argent à leurs clients[3].
Les Yesmen, groupe d’activistes antilibéraux et écologistes, sont connus pour ce type d’actions d’influence par fausses informations. Fondé par Jacques Servin et Igor Vamos, connus par leurs pseudonymes Andy Birchlbaum et Mike Bonnano, le groupe trolle régulièrement l’OMC et se sont rendus célèbre en publiant en 2008 un faux New York Times, publié à 1 million d’exemplaires, annonçant la fin de la guerre en Irak.
Comment lire cet événement qui, pour amusant qu’il puisse paraître, traduit une guerre informationnelle entre les lobbys écologistes et le gestionnaire d’actifs ? Deux analyses sont possibles, la première, formelle, montre que la fragilité de l’information financière à l’heure des nouvelles technologies de communication la rend perméable à ce genre d’attaque. La seconde inscrit cet événement dans une opposition durable dont la fausse lettre marque un tournant dans la communication de Blackrock.
La dépendance de la finance à l’information et la crédibilité des médias
Le contrôle de l’information est vital pour le monde de la finance tant les entreprises, et les marchés, sont sensibles aux éléments fournis par des sources fiables. Trois ans avant le hoax sur Blackrock, le groupe Vinci a fait l’objet d’un canular similaire[4] aux conséquences bien tangibles. Un faux communiqué de presse du média spécialisé Bloomberg indiquait ainsi le renvoi du directeur financier du groupe après la découverte de nombreuses erreurs comptables. L’annonce fit dégringoler temporairement l’action de 18%, profitant à quelques acheteurs.
Hacker la lettre de Larry Fink c’est ainsi toucher un milieu fragile par son besoin d’informations sûres pour s’orienter. L’accélération de l’information, toujours plus volatile, par l’explosion technologique contribue à cette fragilisation. La reprise par le Financial Times ou CNBC illustre en outre les difficultés des médias pour maintenir une crédibilité dans la production de ces informations. L’action antilibérale des Yesmen trouve ainsi une cible idéale pour son activisme.
La véritable faiblesse de la lettre de Larry Fink est par ailleurs son aspect monocanal. Jouant sur l’effet d’exception, la lettre du dirigeant est ainsi une cible plus facile alors que les recommandations en matière d’information financières sont de multiplier les canaux de diffusion afin de pouvoir vérifier la véracité de l’information[5]. La facilité avec laquelle la fausse information a été reprise par des journaux considérés comme crédibles tient ainsi au fait qu’ils n’avaient pas les moyens, dans l’urgence, de recouper la nouvelle stratégie de la société.
Ce piratage ne se limite cependant pas à un coup d’éclat. Il fait partie d’un ensemble de manœuvres visant à montrer que Blackrock soutient les énergies les plus polluantes, notamment le charbon. Ce faisant, les ONG et Fondations écologistes souhaitent forcer un changement de stratégie.
L'art de la tromperie
La fausse lettre pro-écologiste s’inscrit ainsi dans un combat plus large entre les organisations écologistes et la multinationale. Lors de la COP24 fin 2018 Blackrock était déjà montrée du doigt comme participant activement, par le biais de ses choix d’investissement, au réchauffement climatique. Le gestionnaire d’actif est ainsi présent dans de nombreuses entreprises liées à l’exploitation des énergies fossiles, tout particulièrement le charbon. De surcroit, parallèlement aux conclusions de la COP, le collectif 50/50 climate diffuse une étude démontrant que Blackrock, contrairement à ses affirmations ne supporte que très rarement les évolutions écologistes des sociétés dont elle est actionnaire puisque seulement 23% des initiatives dans ce sens obtiennent son vote[6]. Le même jour que le canular, un ensemble de fondations militant pour le développement durable, adresse par ailleurs une lettre à Larry Fink pour qu’il favorise les résolutions en faveur du climat.
L’action des Yesmen apparaît ainsi comme l’aboutissement d’un ensemble d’actions d’influence visant à faire bouger le gestionnaire d’actif sur les questions écologistes. Sa position habituelle de Ponce Pilate commence ainsi à nuire à son image. La fausse lettre est en outre exploitée par les différents groupes d’influence écologistes. A titre d’exemple, Vincent Kaufmann, directeur de la fondation Ethos, fondation Suisse œuvrant pour le développement durable, signataire de la lettre, publie une tribune dans le journal Le Temps le 28 janvier reprenant l’événement et enjoignant Blackrock à changer de cap[7].
La transformation du discours Blackrock
La réponse de Blackrock à l’épisode du début 2019 s’est manifestée lors de la nouvelle lettre de Larry Fink en janvier 2020. Souhaitant éteindre les critiques, le CEO pousse les entreprises à favoriser le développement durable, jugé comme le plus sûr pour les années à venir « L'investissement durable représente désormais le meilleur gage de robustesse pour les portefeuilles des clients ». Ce changement se confirme dans la lettre de janvier 2021, Fink y précise « aucun enjeu n’est plus élevé que le changement climatique dans la liste des priorités de nos clients ». S’appuyant sur les effets de la crise du COVID, il souligne à nouveau que « la transition climatique fait naitre une opportunité d’investissement historique ».
De cette guerre informationnelle qui sort vainqueur ? L’affichage d’un discours écologiste de Fink semble marquer la réussite des attaques des ONG. Mais quelle est la réalité des votes de Blackrock en faveurs des actions profitables au développement durable au sein des entreprises qu’elle finance ? La société reste le premier gestionnaire d’actif au monde avec 7000 milliards de dollars investis. Elle a par ailleurs encore accru son influence durant la crise du COVID. Le changement de discours autour du développement durable, présenté comme une solution de pérennisation du profit, semble à la fois respecter la ligne de Larry Fink sur la mission de la société et répondre aux accusations de pollueurs. De fait, les attaques sur le sujet disparaissent au cours de l’année 2019, éclipsées sans doute par cette communication efficace mais aussi, en France, par la polémique sur la réforme des retraites dans laquelle, à nouveau, Blackrock est montré du doigt.
Le maintien de la pression des ONG
Mais les ONG ne relâchent pas pour autant leur attention comme le démontre la prise de position de l’ONG « Reclaim Finance » qui accuse BlackRock d’avoir Avec 85 milliards de dollars d'actifs investis dans l'industrie du charbon". Le géant américain est à la traîne, selon un rapport de cette ONG qui lui demande de "renforcer immédiatement" ses ambitions. Dans le même ordre d’idées, l’organisme de bienfaisance actif dans la promotion de l’investissement responsable, ShareAction, constate que dans les votes de 102 résolutions entre septembre 2019 et août 2020, BlackRock n’a voté qu’en faveur de 12% d’entre elles.
L’ONG Influence Map a passé en revue 593 des fonds supposés être ESG (données environnementales, sociales et de gouvernance) et constate que 71 % des fonds sont en contradiction avec les Accords de Paris sur les politiques d’investissement vers des entreprises respectant des engagements sur l’environnement, le social et la bonne gouvernance. La critique de la société civile se renforce par des propos de lanceurs d’alerte. L’ancien dirigeant de BlackRock, Tariq Fancy, estime dans un essai publié le 20 août 2021, que les critères ESG utilisés par les gestionnaires d’actifs sont fallacieux et ne répondent pas aux problèmes posés par l’urgence climatique.
Yves-Marie Rocher
étudiant de la formation initiale SIE25
Notes
[1] “Larry Fink urged to make Blackrock tougher on climate change” in Financial Time, 16 janvier 2019.
[3] “Our firm is built to protect and grow the value of our clients” in Larry Fink’s letter to the CEOs 2019, cité par Jasper Jolly “World’s biggest investor accused of dragging feet on climate crisis” in The Guardian 21 mai 2019,.
[4] Philippe Jacqué, « Comment le groupe Vinci victime d’un « hoax » a chuté en bourse », in Le Monde, 23 novembre 2016.
[6] Vincent Kaufmann, « Investissement responsable : de la parole aux actes » in Le Temps, 28 janvier 2019, /