Être militant ou conscient des injustices et de l'oppression qui pèsent sur les minorités fait de soi-même une personne éveillée, terme plus largement connu sous l’appellation anglo-américaine "woke". Né aux Etats-Unis à la fin du XIXe siècle, ces dernières années le concept a été repris politiquement dans beaucoup de pays occidentaux. Le concept s’est insidieusement banalisé par la diffusion de contenus télévisuels incitant à la polémique autour de l’égalité raciale ou de genre sur fond de compétitions victimaires (1). Le "wokisme" est alors tantôt récupéré par des partis politiques progressistes pour promouvoir davantage de justice sociale mais aussi par des partis conservateurs pour décrier les limites des considérations jugées excessives des théories inclusives ou des appropriations culturelles. Résultats : une novlangue complexe s’est créée pour mieux différencier les identités ou appartenances culturelles des individus sur fond de mouvements sociaux qui remettent en cause la construction politique des modèles d’Etats-Nation (2) universalistes de nombreux pays occidentaux.
Des polémiques mobilisatrices qui parviennent à occuper l'espace médiatique
Avec la mondialisation, le modèle occidental est devenu la base de la législation de nombreux pays du monde. Par exemple, la Déclaration universelle des droits de l'Homme, adoptée en 1948 par l'Organisation des Nations Unies est fortement inspirée par la Déclaration française des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789. Rappelons qu’en France le concept de nation s’est construit sur les bases d’un universalisme républicain, où tous les citoyens sont dotés de droits naturels et de raison, sans considération préalable de la couleur de peau, de l’ethnie ou de la religion. Pourtant, les polémiques "wokes", notamment à travers l’appropriation culturelle parviennent à s’insinuer dans le débat au sein de la société française en remettant en question les principes du pacte républicain. Par exemple le concept anglais de "cultural appropriation" génère près de 7 490 000 occurrences en ce début d’année 2022 sur Google. En français, il génère au même moment déjà 149 000 occurrences…
Une remise en cause du pacte républicain : Ernest Renan se retourne dans sa tombe !
Si l’idéologie "woke" se veut avant tout promouvoir plus d’égalité et de justice sociale, elle divise plus qu’elle ne rassemble. Dans l’héritage de la Révolution française, Ernest Renan définissait dans sa conférence à la Sorbonne de 1882 la nation par un contrat entre citoyens manifestant leur volonté de vivre ensemble, soit "le plébiscite de tous les jours" et qui ont conscience de leur unité via l’histoire à travers "la possession en commun d’un riche legs de souvenirs " (3). La notion de sentiment national y est donc primordiale dans le but de rassembler les citoyens au sein d’un Etat-Nation. Pour autant, c’est à cette dimension historique que la Cancel Culture s’attaque, notamment dans plusieurs scènes de la série "L’École de la vie" qui tendent à accabler, culpabiliser et diviser les citoyens européens dans un contexte contemporain de sociétés plurielles qui revendiquent des identités et des passés différenciés.
Une « brutalisation » du débat public : adieu le recul historique, bonjour l’instantanéité
La diffusion, via certains médias publics ou privés de contenus "wokes", révèle des rapports de forces subversifs dont l’idéologie tend à nuire au modèle d’intégration des individus dans un contexte multiculturel. A la fin des années 1980, Herman et Chomsky ont mis en lumière comment les médias de masse jouent un rôle majeur dans la fabrication du consentement (4) en endoctrinant les populations pour qu'elles n'aient qu'un avis ou un seul point de vue à donner. Les médias étant le moyen d’expression et de communication qui permettent à chacun de s’informer et de former son opinion, ils satisfont naturellement au droit à l’information, même lorsqu’il s’agit de contenus promus légitimés par des points de vue étrangers. Là où le bât blesse c’est quand l’esprit critique et la nuance disparaissent en contexte globalisé où le débat raisonné est souvent remplacé par l’invective sur les réseaux sociaux.
L'arroseur arrosé : les médias nationaux se font porte-parole de puissances étrangères
Le modèle économique des grands groupes du divertissement étant essentiellement basé sur les parts d’audience et les régulations par la publicité, la diffusion de programmes à l’image de "Il est Elle" (TF1) et "L’Ecole de la vie" (France 2) s’expliquent par le fait qu’ils sont plébiscités par les téléspectateurs. A première vue, il n’y a rien d’alarmant. Ce qu’il convient d’analyser ce sont les rapports de force permettant de comprendre d’où provient cette demande. Prenons le Groupe TF1, détenu à près de 10% par des fonds anglo-américains (5) : déjà en avril 2015, la direction du groupe annonçait un partenariat avec les entités américaines NBC Universal et allemandes Mediengruppe RTL Deutschland pour la création de séries américaines originales (6).
Cette alliance intitulée Trinity était un véritable enjeu industriel et tout était dit dans l’intitulé. Il s’agissait avant toute chose de promouvoir des contenus (et mécaniquement des points de vue) étasuniens au sein de l’Union Européenne. On peut donc parler d’un encerclement cognitif nord-américain (7) qui a été justifié par la considération des parts d’audience des chaînes françaises et allemandes dans le choix des contenus (8). D’ailleurs, notons qu’à la suite de la diffusion de "Il est Elle " et de "L’École de la vie" les sujets d’actualité sur les "accommodements raisonnables" (9) se sont multipliés.
Avant 2020, ce ne sont pas plus de 20 articles (10) au total qui paraissaient dans Le Monde en référence au "wokisme" alors que pour l’année 2021 uniquement, plus de 120 articles (11) ont paru sur le sujet. Rappelons qu’en Europe le "wokisme" fait l’objet de récupération politiques clivantes aussi bien à l’extrême droite qu’à l’extrême gauche, à l’image des conséquences politiques et sociétales connues depuis déjà plusieurs années dans les pays anglo-américains.
L'Etat-Nation doit réaffirmer son modèle universaliste, LE modèle inclusif par excellence
A quand le retour de la nuance et de l’esprit critique dans un contexte identitaire crispé ? Les conservateurs et les progressistes ont le devoir de reconnaître et condamner les dérives identitaires "wokes" risquant de mettre en péril le pacte républicain « à la française », référence majeure en termes d’inclusivité. Être éveillé ou "woke" ne doit pas être dissocié de l’esprit critique, de la nuance, et des débats raisonnés car aujourd’hui d’après le sociologue Alain Policar (12) le "wokisme" désigne péjorativement ceux qui sont engagés dans des courants politiques qui se réclament pourtant de l’approfondissement des principes démocratiques.
Charles Prougier
Sources :
1. Voir le Chapitre 10 « Compétition victimaire ». (p.110-120) de :
Fourest, C. (2020). Génération offensée : de la police de la culture à la police de la pensée. Grasset.
2. Ici la notion d’Etat-Nation est à considérer d’après la définition de Pascal Ory : comme une volonté politique indissociable de celle des droits individuels (la vie, la liberté et le bonheur)
Ory, P. (2020). Qu'est-ce qu'une nation ? Un histoire Mondiale. Gallimard
3. Conférence d'Ernest Renan à la Sorbonne « Qu'est-ce qu'une nation ? :
https://www.gouvernement.fr/partage/9007-conference-d-ernest-renan-a-la-sorbonne-quest-ce-qu-une-nation
4. Chomsky, N., & Herman, E. (1988). La Fabrication du consentement : De la propagande médiatique en démocratie. Agone
5. Voir les proportions de : Harris Associates LP + Schroder Investment Management Ltd. + The Vanguard Group, Inc. : https://www.zonebourse.com/cours/action/TF1-4714/societe/
6. TF1 et RTL Group s'allient avec Universal pour coproduire des séries américaines :
https://www.lesechos.fr/2015/04/tf1-et-rtl-group-sallient-avec-universal-pour-coproduire-des-series-americaines-242484
7. Voir les études sur les mécanismes de contrôle social dans :
Noam Chomsky (1997) Media Control : The Spectacular Achievements of Propaganda. Open Media Pamphlet
8. "Gone", la première série américaine co-produite par TF1, Universal et RTL :
https://www.rtl.fr/culture/medias-people/gone-la-premiere-serie-americaine-co-produite-par-tf1-universal-et-rtl-7786056751
9. Etude 2012 de Maryse Potvin (Université du Québec à Montréal) sur les discours sociaux et médiatiques lors de la « crise des accommodements raisonnables » :
https://www.researchgate.net/publication/338659874_Discours_sociaux_et_mediatiques_lors_de_la_crise_des_accommodements_raisonnables
10. “woke” site:https://www.lemonde.fr/ (entre 2020 et 1944)
11. “woke” site:https://www.lemonde.fr/ (moins d'un an, début janvier 2022)
12. Le mot “woke” a été transformé en instrument d’occultation des discriminations raciales : https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/12/28/alain-policar-le-mot-woke-a-ete-transforme-en-instrument-d-occultation-des-discriminations-raciales_6107535_3232.html#xtor=AL-32280270-[mail]-[ios]