Comment Amazon utilise l’encerclement cognitif pour accroître sa suprématie marchande
24 heures après sa sortie, la nouvelle série d’Amazon « Le Seigneur des anneaux : Les Anneaux de pouvoir[i] » avait déjà été vue par 25 millions de personnes. Il s’agit du meilleur lancement d’une série pour la plateforme Prime Vidéo d’Amazon[ii].
Il convient cependant de s’interroger sur la finalité du milliard de dollars investis par Amazon[iii] pour la réalisation de cette série. Il est évident que la firme entend vraiment rentabiliser cet investissement. Mais au-delà d’une opération purement commerciale, n’y-a-t-il pas une démarche stratégique de plus grande ampleur ? Pour ne pas apparaître comme un conquérant agressif, Amazon utilise une technique d’encerclement cognitif très habile afin d’attirer de plus en plus de consommateurs vers l’ensemble de ses plateformes marchandes. L’attrait de ce type de fiction est une arme cognitive non seulement de satisfaction massive mais aussi de lien transgénérationnel. Le marketing d'Amazon joue ainsi sur le pari de l‘attirance durable par la magie de l' "entertainment". Cette démarche facilite par la suite l’ouverture vers une gamme très diversifiée d'offre en tout genre.
Marché de la VOD et produit d’appel
Avant de répondre à cette question, il faut rappeler que le marché de la vidéo à la demande (VOD) est un oligopole dans lequel quelques firmes (Netflix, Disney+ et Amazon Prime Vidéo) se battent pour capter les consommateurs. Et, si une certaine partie des consommateurs est adepte du multihoming, c’est-à-dire qu’ils sont abonnés à plusieurs de ces plateformes qui fournissent un service similaire, une part considérable des consommateurs ne sont abonnés qu’à une seule de ces plateformes. Dans ce contexte, l’enjeu est d’avoir le contenu le plus attractif pour attirer les consommateurs sur sa plateforme plutôt que sur celle des autres.
On peut ainsi considérer qu’en rachetant les droits de produire une série s’inspirant du Seigneur des Anneaux, Amazon entend utiliser un produit d’appel pour attirer les consommateurs sur sa plateforme. La renommée du « Seigneur des Anneaux » donne en effet l’assurance que certaines personnes s’abonnent au service d’Amazon ne serait-ce que pour regarder cette série. A titre de comparaison, Amazon Prime Vidéo avait attiré 1,15 million de nouveaux clients en produisant la série « The Man in the High Castle[iv] ».
Cette stratégie, qui peut sembler anodine tant elle est commune aux grandes plateformes de streaming, cache cependant un système fondamentalement différent de celui des autres plateformes de VOD. Voyons pourquoi.
De Prime Vidéo à Amazon Prime, ou comment verrouiller le consommateur sur ses plateformes
Alors, vous qui avez vu la bande-annonce, vous aurez sans doute noté cette petite phrase : « Seulement pour les membres Amazon Prime ». Celle-ci n’est absolument pas anodine et trahit en fait la stratégie déployée par Amazon pour nous « gouverner tous ». Cette phrase signale en fait au consommateur qu’il ne pourra pas acheter ce programme à la demande contrairement aux autres contenus disponibles sur la plateforme. En agissant ainsi, la firme entend obliger ceux qui souhaitent voir sa nouvelle série à s’abonner au service Amazon Prime. Cette stratégie diffère de celle des autres plateformes de VOD puisque celles-là n’ont pas de plateformes sœurs.
Le grand intérêt de cette stratégie réside ainsi dans la complémentarité des plateformes d’Amazon : la plateforme de VOD constitue de facto un cheval de Troie pour attirer des consommateurs sur la plateforme de E-commerce et inversement.
Bezos expliquait en effet que : « Quand on gagne un Golden Globe, ça nous aide à vendre plus de chaussures »[v] tandis que D’Onfro explique que « Accepter le service Prime réduit beaucoup les chances que les clients dispersent leurs achats, en partie parce que plus vous faites de commandes à Amazon, plus les livraisons gratuites amortissent votre abonnement annuel. Moins de 1 % des abonnés au service Prime vont sur des sites concurrents et ils dépensent environ trois fois plus que les non-abonnés. »[vi].
On comprend donc aisément que l’enjeu pour Amazon n’est pas nécessairement de faire d’Amazon Prime Vidéo une entreprise rentable mais bien davantage d’augmenter la synergie entre ses différentes entreprises. Vijay Ravindran, ancien directeur technique d’Amazon, confessait d’ailleurs que : « Ça n’a jamais été une question d’argent. Il s’agissait surtout de changer la mentalité des gens pour les empêcher d’aller voir ailleurs »[vii]. Alors, quand on ajoute que le taux de rétention est supérieur à 90%[viii], il est évident que la firme est gagnante…
Cette situation est extrêmement problématique puisque, grâce à cette stratégie, le groupe Amazon est en mesure d’absorber des pertes extrêmement importantes et pendant une durée suffisamment longue pour que ses concurrents soient asphyxiés. Le groupe pourrait donc se trouver dans une situation de monopole et pourrait augmenter ses tarifs à l’avenir -lorsqu’elle aura étouffé ses concurrents- au détriment du consommateur.
Favoritisme envers ses propres plateformes
La question qui subsiste alors est celle de savoir si, en obligeant les consommateurs à s’abonner à Amazon Prime pour avoir accès à un service de vidéo à la demande, la firme ne favoriserait pas son site de e-commerce et vice-versa ? Cette manière de procéder pourrait en effet s’apparenter à une pratique anticoncurrentielle et plus spécifiquement, à une vente liée[ix], pratique pourtant prohibée.
Paul Margaron
Notes
[i] Le seigneur des anneaux : Les anneaux de pouvoir. (2022). In Wikipédia.
[ii] Boero, A. (2022, septembre 4). Amazon : « Les Anneaux de pouvoir », un record historique sur Prime Video. Clubic.com.
[iii] Alric, J.-Y. (2022, septembre 1). Le Seigneur des anneaux : Pourquoi Amazon joue très gros avec sa série. Presse-citron.
[iv] Amazon’s internal numbers on Prime Video, revealed. (2018, mars 15). Reuters.
[v] Amazon’s internal numbers on Prime Video, revealed. (2018, mars 15). Reuters.
[vi] These new stats about Amazon should make Google very nervous, Jillian D’Onfrio, Business Insider, April 20, 2015.
[vii] The Everything Store, Brad Stone, p. 287.
[ix] Commission, E. & OECD. (s. d.). Vente liée—Concurrences.