Cas d’école : décryptage des rapports de force informationnels autour du référendum sur l’acquisition de l’avion de combat Gripen de 2014 en Suisse

Automne 1964. Le Conseil fédéral suisse demande au Parlement de voter un crédit additionnel concernant l’achat voté par l’Assemblée fédérale en 1961 de cent Mirages III S de la firme Dassault. Le parlement, se sentant floué par cette requête, ouvrira la première commission d’enquête de l’histoire de la Suisse, qui donnera un compte-rendu lapidaire de la situation. A la suite de ce rapport, plusieurs responsables au Département militaire fédéral seront amenés à démissionner et l’achat sera réduit à 57 avions. L’achat d’avion de combat en Suisse a toujours suscité des tensions extraordinaires.

Par ailleurs, étant donné le nombre élevé de votations qui s’y tiennent, la Suisse est un cas intéressant à analyser en matière d’influence. Cette dernière, en amont et parfois en aval des votations, se déploie par les acteurs du combat informationnel sur deux niveaux : sur le peuple qui ira mettre l’enveloppe dans l’urne et sur les décideurs qui ont une marge de manœuvre quant aux décisions relatives aux votations.

Le cas de la votation fédérale du 18 mai 2014 en Suisse concernant l’octroi d’un crédit de plus de trois milliards de francs suisses à l’armée pour l’achat d’avions Gripen suit la logique historique de tensions qui se forment lorsque les Suisses font l’acquisition d’avions de combat. Ces derniers refuseront l’avion suédois à plus de 53%. Il s’agissait de la première fois que le peuple suisse votait en défaveur de l’armée. Comment en est-on arrivé là ? Décryptage des différents éléments informationnels utilisés par les parties prenantes qui visent à influencer les deux niveaux de prise de décision cités ci-dessus. Retour sur la période qui a précédé la votation.

Historique

Le 14 novembre 2012, le Conseil fédéral suisse, mené sur cette question par Ueli Maurer, ancien président de l’Union démocratique du centre et ministre de la Défense, demande au Parlement de voter l’octroi d’un crédit concernant l’achat de vingt-deux avions de combat Gripen de la firme suédoise SAAB afin de remplacer la flotte vieillissante de F5 Tiger acquise en 1978. Le 27 septembre 2013, le Parlement accepte la « loi sur le fonds d’acquisition de l’avion de combat Gripen ». Mais il ne faut qu’une dizaine de jours pour que les opposants, soit le Parti Socialiste Suisse (PSS), Les Verts, le Centre Gauche (PCS) et le Groupe pour une Suisse sans armée (GSsA), qui désirent stopper l’achat des avions, s’organisent et lancent un référendum. Ces derniers récolteront assez de signatures dans le temps imparti pour que l’achat des Gripen soit obligé de passer par les urnes. Le vote décisif est fixé au 18 mai 2014. S’ouvre alors une phase d’affrontements informationnels entre les pro-Gripen et les anti-Gripen.

Le rapport de force autour de l'acquisition du Gripen

Différentes parties prenantes placent tour à tour leurs arguments et les feront évoluer au gré des circonstances qui mèneront au vote du 18 mai. Bien que cette liste ne soit pas exhaustive, trois groupes principaux peuvent être relevés :

L’armée : favorable à l’acquisition d’avions de combat. Elle avait estimé précédemment à la décision du Conseil fédéral, que le Gripen n’avait pas atteint « le seuil minimal de capacités attendues » et que le Rafale de Dassault était « de loin le meilleur », suivi de l’Eurofighter Typhoon et finalement du Gripen. Malgré le choix du Conseil fédéral, elle s’était faite à l’idée que l’acquisition de Gripen était une solution mais n’a pas omis certaines critiques quant à l’absence de vision géostratégique du Conseil fédéral. Alors qu’elle se disait prête à intervenir dans le débat dans un but pédagogique, les ordres furent clairs : aucune intervention dans le débat ne serait tolérée. Le ministère de la Défense ne faisait-il pas confiance à l’armée pour défendre ce troisième choix ?

Ensuite, la majorité de la droite : favorable à l’acquisition du Gripen et menée par le Conseiller fédéral Ueli Maurer. Celui-ci met en avant, selon lui, le bénéfice principal du Gripen qui aurait le meilleur rapport coût-utilisation. Durant la campagne, Ueli Maurer et ses partenaires n’ont eu de cesse de présenter le Gripen comme « le 4x4 VW qui vaut mieux que la Ferrari ». La référence au compromis du bon père de famille agissant comme une tactique visant d’une part à réduire la contestation de l’armée et d’autre part à plaire à une certaine partie de la population pour qui cette référence est chère. Aussi, Ueli Maurer n’hésite pas à utiliser des techniques visant à décrédibiliser et minimiser l’importance de ses adversaires en les qualifiants notamment de « dissidents exotiques », terme visant également à marginaliser les rares personnalités de droite qui s’opposent au Gripen (mais pas à l’acquisition d’avions de combat).

La troisième force, hostile à l’acquisition du Gripen s’est formée à gauche de l’échiquier politique. Le PSS, Les Verts, le PCS le GSsA restent unis et sont forts de la victoire du référendum mise en place entre la fin 2013 et le début 2014 et abordent la campagne avec les arguments déjà utilisés lors du processus référendaire. Deux arguments principaux sont mis en avant. D’abord, les F/A-18 de Boeing que détient déjà l’armée suisse seraient suffisants pour satisfaire leur mission, argument qui vise à relever le caractère potentiellement superflu de l’achat de nouveaux avions. Ensuite, la promotion de l’idée que « chaque centime dépensé pour les avions sont des centimes de moins pour les écoles et les familles pauvres. » Un argument imbattable sur le plan de la morale qui permet au faible, dans ce cas la gauche, de rivaliser avec le fort, la droite et l’armée.

Ces différents groupes vont se livrer à une bataille informationnelle pendant une période qui recouvre la majorité de la campagne jusqu’au mois de février 2014. Ce mois va voir apparaître un contexte qui cristallisera le reste de la campagne.

Les événements du mois de février 2014 font émerger un nouveau contexte d'affrontement informationnel

Sur le terrain de la confrontation politique, le peuple suisse accepte le 9 février l’initiative « contre l’immigration de masse ». Ce projet, qui n’a à priori rien à voir avec les avions de combat, est uniquement porté par l’UDC et s’attaque aux accords de libre circulation des personnes avec l’Union Européenne. Les réactions ne se font pas attendre et cette votation a de fortes répercussions dans le débat sur le Gripen. La gauche comme certains à droite (notamment au PDC mais aussi chez les Vert’Libéraux et le Parti Libéral-Radical) affichent un certain ras-le-bol de l’UDC. En effet, le parti affiche des moyens beaucoup plus larges que le reste des partis suisses, ce qui lui permet parfois de faire campagne seul contre tous comme cela fut le cas pour la votation du 9 février. Après une telle victoire, le contexte est désormais défavorable pour l’UDC qui aura réussi à irriter le reste de la classe politique, la majorité du monde économique suisse et les voisins européens. Christophe Keckeis, ancien chef de l’armée suisse, verra dans le vote du 18 mai un « vote revanchard » contre l’UDC.

Dans un deuxième temps, l’information que le constructeur SAAB financerait la campagne du « oui » fait éclat dans les presses suisse et suédoise. L’information s’avère véritable et constitue une ingérence majeure dans le cadre de votations fédérales. Pire, Ueli Maurer lui-même aurait minutieusement préparé la campagne avec le constructeur scandinave. L’annonce fait scandale. En conséquence, le Parti Démocrate-Chrétien (PDC), parti de centre-droit, renonce à diriger la campagne en faveur de l’acquisition des avions. L’UDC se retrouve seule. La fuite viendrait-elle des pacifistes ? Ou d’une entreprise concurrente du Gripen et qui n’aurait pas digéré la défaite ? Une chose est sûre, cette annonce sape fortement la confiance faite au ministre de la Défense et son parti.

Dans ce contexte difficile pour les partisans au « oui », un fait divers viendra encore enfoncer le clou. Le 17 février, un avion de ligne d’Ethiopian Airlines censé atterir à Rome décide de ne pas suivre la trajectoire prévue et continue sa route direction la Suisse afin que son conducteur puisse y faire une demande d’asile. L’aviation suisse, n’ayant pas les moyens et le personnel pour assurer un service de piquet 24/24 a conclu des accords au préalable avec les aviations française et italienne dans le but d’assurer l’intégrité du territoire en cas de problème. Dans l’affaire en question, conformément à l’accord, Français et Italiens escortent l’avion éthiopien jusqu’à Genève. Pourtant, la majorité des médias suisses utiliseront cette occasion pour faire tourner l’aviation suisse en dérision, affirmant « que la Suisse ne vole pas en-dehors des heures de bureau ». Cet élément de langage sera repris et répété par tous les opposants au Gripen et par les médias étrangers. Les Forces aériennes suisses seront la risée des réseaux sociaux pendant un moment. Cette ruse aura un impact significatif sur la suite.

Pour finir, un nouveau contexte, géopolitique, émergera ce mois de février. Alors que l’Ukraine est en crise, le président Viktor Ianoukovytch est destitué puis remplacé et la Russie engage des manœuvres militaires en Crimée. Le message qui accompagne alors l’UDC dans la campagne pour les avions depuis peu, « sécurité d’abord », fait écho. En effet, les partisans du Gripen essaient, toujours dans une lutte informationnelle, de raviver le climat de peur de la Guerre froide. Par exemple, Thomas Hurter, membre du Conseil national et de l’UDC réagit, avec une référence au bon père de famille, face à la crise ukrainienne : « Aux partisans de l’avion de combat de démontrer dès lors le lien entre l’armée de terre – les murs de la maison – et l’aviation, qui en serait le toit. »

Une guerre informationnelle à multiples rebonds

Pour conclure, les événements du mois de février auront permis de faire largement pencher le rapport de force en faveur des anti-Gripen. Le peuple suisse refusera à 53,8% l’achat de cet avion, se prononçant plus contre la forme de la campagne menée par Ueli Maurer et ses partenaires que contre le fond, c’est-à-dire l’idée d’octroyer un crédit à l’armée pour l’achat de nouveaux avions.

Le ministère de la Défense, se trouvant dans une impasse, prendra alors note de ce refus et préparera dès 2014 le retour de cette question. En effet dès le 24 février 2016, le nouveau ministre de la Défense et également membre de l’UDC, Guy Parmelin, relance des travaux préparatoires en vue de l’acquisition de nouveaux avions de combat. Cette fois, le but n’est plus seulement de remplacer les F5 Tiger mais également les F/A 18 Hornet qui arrivent à échéance en 2025. A ce moment-là, on imagine que le budget pour l’acquisition d’une flotte d’avions encore plus large que prévue sera doublé voire triplé par rapport à 2014. Cela attirera de nouvelles convoitises et notamment celle des Américains avec les entreprises Boeing et Lockheed Martin.

L’annonce du 24 février 2016 relancera une guerre informationnelle qui dure encore aujourd’hui. Un décryptage de l’affrontement informationnel entre acteurs en amont et en aval des nouvelles votations qui se sont déroulées en 2020 et qui ont abouti à l’achat du F-35 américain pourrait être intéressant à faire. En effet, il est fort probable que les principaux vecteurs de l’affrontement entre concurrents précédent le vote du 18 mai 2014 en vue d’accroître leurs parts de marché (encerclement cognitif, fuite d’informations compromettantes, décrédibilisation de l’adversaire, utilisation de critiques internes, dérision, instrumentalisation du contexte géopolitique et politique du moment, moralisation…) ont à nouveau été exploités.

 

Arnaud Roschi
Etudiant de la 25ème promotion SIE