Brexit : décryptage d’une guerre informationnelle au cœur de l’Europe

Le 23 juin 2016, les électeurs du Royaume-Uni se prononçaient par référendum  à 52% en faveur d’un retrait de l’Union européenne ("Brexit" — abréviation pour "British Exit" ). A la veille de Noël 2020, après quatre ans et demi de négociations et surtout de combats, un accord de commerce et de coopération définissant les termes de ce retrait a finalement été trouvé. Mais à quel prix, pourrait-on se demander. Derrière les discours souverainistes et identitaires, l’enjeu de ce Brexit était bien économique et la guerre fut sans pitié sur le champ informationnel. Rarement dans l’histoire de la construction européenne, un événement a pris une telle ampleur et a pu être si présent dans les médias. Mis sous pression par les eurosceptiques de son camp et la montée du Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni (UKIP) David Cameron, réélu le 7 mai 2015, organise un référendum d’appartenance à l’Union européenne. Commence alors, une guerre informationnelle sans précédents en Europe.

Les enjeux des Pro et Anti Brexit

Les principaux arguments des partisans du Brexit (contraction de British Exit) et de ceux qui veulent au contraire rester dans l'Union européenne s’organisent autour de l’immigration, de l’économie et de la souveraineté politique.

  • Immigration : Les partisans de la sortie du pays de l'UE estiment que le pays doit récupérer le contrôle de ses frontières pour limiter l'immigration en provenance de l'UE tandis que Les partisans du maintien font valoir, études à l'appui, que les immigrants contribuent davantage en matière d'impôts qu'ils ne coûtent aux caisses de l'Etat
  • Economie : Une sortie de l'UE permettrait au Royaume-Uni de récupérer sa contribution nette au budget européen selon les partisans de la sortie. Leurs détracteurs soutiennent que le Brexit pourrait entraîner un manque à gagner pour la croissance de 0,8% à 2,2%.
  • Influence internationale du Royuame Uni : pour les pro-brexit, le Royaume-Uni resterait une voix influente, une puissance nucléaire membre de l'Otan et du conseil de sécurité de l'ONU. Pour les Pro-UE, sortir de l'UE entraînerait une perte d'influence du Royaume-Uni dans le monde, et augmenterait la probabilité d'un nouveau référendum d'indépendance en Ecosse, farouchement Pro-UE.

Le positionnement et le rôle de la presse

On distingue neuf grands groupes de presse écrite, chacun possédant un ou plusieurs quotidiens divisés principalement en trois grandes catégories :

  • Les tabloïds (« populars ») : The Sun, Daily Mirror, Daily Star.
  • Les « mid-market » : Daily Mail, Daily Express, Metro, Evening Standard.
  • Les « quality papers » : The Daily Telegraph, The Guardian, The Times, The Independent, I, Financial Times.

Contrairement au référendum en France de 2005, sur la Constitution européenne, où les médias avaient été massivement en faveur du « oui », la presse anglaise a ainsi été plus partagée sur le Brexit. Ainsi, dans les articles publiés sur le sujet par Daily Mirror, un peu plus de la moitié de ceux-ci penche clairement en faveur du « Remain ». A l’inverse, 70 % des articles publiés sur le sujet par Daily Express ont comme prise de position celle du « Leave »[i].

Finalement, le 23 juin 2016, c’est le Leave qui l’emporte avec 51,9% des suffrages, avec un taux de participation important s’élevant à 72,2% des inscrits. Le 29 mars 2017, le président du Conseil européen, Donald Tusk, accuse réception de la lettre de Theresa May déclenchant l’article 50 du traité sur l’Union européenne. C’est ainsi que démarre officiellement le retrait du Royaume-Uni de l’UE. Les négociations peuvent commencer. Elles devront se dérouler en deux étapes : sera négociée en premier lieu la séparation avec l’UE (accord de sortie), avant que ne soit discuté l’accord sur les relations futures (accord commercial).

Négociations sur l'accord de sortie : le changement d'échiquier

Plus de deux mois après le déclenchement de l’article 50 du traité sur l’Union européenne le 29 mars, les négociations pour le Brexit s’ouvrent officiellement. Trois sujets doivent être discutés : le statut des ressortissants européens et britanniques, la somme que devra régler Londres au moment de son retrait de l’UE, et les futures frontières de l’Union avec le Royaume-Uni, notamment celle entre l’Irlande et l’Irlande du Nord.  Mais tous ont-ils intérêts à trouver un accord ?  A cette question la réponse est oui. Le "hard Brexit" ne sert vraiment les intérêts d’aucune des parties. Ce scénario a été imaginé depuis le départ par les tenants d'un Brexit "dur", autrement dit négocié avec l'Union européenne, mais sans concessions ou presque. Il s'agit, de sortir du marché unique, de mettre fin à l'union douanière et à la libre circulation des citoyens européens au Royaume-Uni et de ne plus connaitre la compétence de la Cour de justice de l’UE.

Par médias et études interposées chaque camp tente d’influencer l’opinion publique laissant penser que l’autre camp a plus à perdre en l’absence d’accord.  Ainsi, les tenants du "hard Brexit" affirment que : "Pas d'accord vaut mieux qu'un mauvais accord". Boris Johnson, promet de quitter l’Europe le 31 Octobre 2019 « coûte que coûte » avec ou sans accord. Mais selon certains analystes, le Premier Ministre britannique brandit le No Deal comme un levier de négociation face à l’UE, pour les autres c’est un nouveau gage politique donné aux ultra-Brexiters. 

Côté européen, les 27 affichent une unité à toute épreuve afin de rassurer leurs opinions nationales. Ils ont su compter sur la presse et le camp europhile britannique pour porter le débat en Grande Bretagne. Ainsi, on a vu ressurgir dans la presse le débat sur les coûts d’un "hard Brexit" : plusieurs économistes britanniques ont estimé la perte de croissance de presque 6 à 8 % sur 15 ans : 3 fois plus que la Covid. Tour à tour dans la presse, cinq anciens chefs de gouvernement britannique Pro-UE s’indignent de la perte de crédibilité internationale du Royaume.

Le coup de grâce a été porté lorsque, contraint par des parlementaires, le premier ministre britannique a dû publier un rapport alarmant sur l’impact d’un Brexit sans accord, intitulé "Operation Yellowhammer". "Boris Johnson n’a plus le choix, il doit trouver un accord " titre alors le Figaro le 10 Septembre 2019.

Un accord de retrait ordonné est finalement conclu le 17 Octobre 2019 entre l’Union européenne et le Royaume-Uni. Cet accord, entré en vigueur le 1er février 2020 prévoit une sorte de statu quo ante sur le sort des citoyens européens. Sur la question irlandaise, Boris Johnson obtient que l’Irlande du Nord reste attachée à l’Irlande pour éviter la création d’une frontière physique. Enfin, au titre du règlement financier, Londres convient de payer environ 50 milliards d’euros (au lieu des 60 à 100 millions évoqués au début des négociations). Il reste à présent à définir les conditions des relations futures entre l’UE et la Grande Bretagne.

Négociations sur l'accord commercial

Pour les Britanniques l’idéal est de pouvoir échapper aux contraintes de l’Union Européenne (possibilité d’accords bilatéraux, révision des normes…) tout en conservant les avantages de l’accès au marché unique. C’est ce que Michel Barnier résumait en substance lors de l’interview accordée à France Inter le 07 Septembre 2020 : "Les Britanniques voudraient le meilleur des deux mondes". En revanche côté européen, la position est claire : l’accès au marché unique implique d’accepter les quatre libertés fondamentales (libre circulation des biens, des services, des capitaux et des personnes). “Il n’y aura pas de marché unique ‘à la carte’ ” lance alors Donald Tusk, le président du Conseil européen.

Les négociations sur le futur partenariat entre l'UE et le Royaume-Uni ont démarré le 2 mars 2020 dans un contexte d’inquiétudes liées au Covid-19. Chaque partie semble maitriser les stratégies de l’autre Si officiellement, les deux parties, dirigées par Michel Barnier côté européen, et David Frost côté britannique, ont réaffirmé leur confiance mutuelle et ont souligné l’existence de nombreux points de convergence, les points de désaccord sont tout aussi nombreux. Le Royaume-Uni continue de refuser tout alignement ou équivalence réglementaire, et réclame des accords sectoriels, quand l’Union européenne souhaite un accord global. D’autres points viennent compliquer les négociations : la justice et le mandat d’arrêt européen, l’accès pour les pêcheurs européens aux eaux britanniques, le refus du pays d’appliquer la Convention européenne des droits de l’Homme, ou encore d’aborder - pour le moment - les questions de défense et de politique étrangère.

On voit réapparaitre les mêmes menaces côté britannique. Le Daily Mail titre le 29 Juin 2020 : « Boris Johnson donne trois mois à l’UE pour trouver un accord ».  Cette fois cependant, l’UE se dit prête au no deal. Le 23 Juillet 2020 en effet, le négociateur en chef de la Commission européenne dans un communiqué, a repris à son compte l’expression utilisée par l’ancienne Première ministre Theresa May : “Brexit means Brexit”. S’en suivent cinq mois d’une bataille sans merci.

Le 10 septembre 2020, suite au nouveau projet de loi sur le marché intérieur (“Internal Markel Bill”), dans un communiqué, le vice-président de la Commission a accusé Londres de manquer à ses engagements. Accusations réfutées le jour même par Michael Gove sur Sky News. Dans sa riposte, la Commission européenne ouvre une procédure d’infraction contre le Royaume-Uni le 1er Octobre 2020. Dès lors, chaque partie accuse l’autre de ne pas faire assez de compromis et d’être le responsable en cas de no deal. Devant cette situation, Le gouvernement britannique accepte le 08 décembre 2020 de retirer la disposition relative à l’Irlande du Nord dans sa loi sur le marché intérieur. De toute évidence la suppression de cette disposition était un préalable à l’aboutissement des négociations commerciales, cependant loin d’être suffisant. Le 10 décembre 2020, face à l’imminence de la fin de la période de transition post-Brexit et aux blocages persistants dans les négociations sur la relation future, la Commission européenne propose des mesures d’urgence en vue d’un éventuel no deal.

Après plusieurs rounds de négociations, le 24 décembre 2020, Londres et Bruxelles ont finalement trouvé un accord sur leur nouvelle relation commerciale. Ce dernier acte la levée des barrières douanières et des quotas, un point crucial pour le Royaume-Uni, qui conserve un accès privilégié aux 450 millions de consommateurs européens. En retour, l’Union européenne a obtenu des garanties sur la concurrence équitable entre les entreprises britanniques et européennes, ce qui signifie que Londres s’est engagée à faire respecter des normes environnementales, sociales et fiscales élevées, proches de celles en vigueur sur le continent.

Ce que nous enseigne le Brexit

Pour convaincre le lectorat que le Brexit était la meilleure solution ou que tel ou tel point de l’accord était le meilleur possible, ces journaux ont eu recours à toute une série de stratégies journalistiques et linguistiques :

  • Généralisation : "European criminals free to live in Britain".
  • Inclusion et interpellation directe du lecteur : « New EU threat to your pension », “Vote Leave, change history”.
  • Amplification, exagération : “Migrants pay just £100 to invade Britain”.
  • Chiffres et statistiques : “Proof we can’t stop migrants—five million EU citizens have been given right to enter Britain”, “Fury over plot to let 1.5m Turks into Britain”. Les chiffres sont parfois manipulés, voire accentués, pour tenter d’appuyer la véracité des propos. Il est à noter que les journaux ne font parfois que rapporter les chiffres mentionnés par des politiciens qui ont eu même manipulé ces chiffres.
  • Utilisation orientée des caricatures : dont l’efficacité s’est avérée tellement bonne qu’elle a été reprise aux états Unis pour la campagne et le mandat de Donald Trump.

Les stratégies d'influence

La deuxième leçon qu’on peut tirer du Brexit porte sur les stratégies d’influences. Si le rôle de la presse comme canal d’influence a été vu plus haut, on peut se demander comment les eurosceptiques ont réussi non seulement à convaincre le peuple britannique pour le Brexit mais aussi à convaincre l’Union Européenne afin d’obtenir un accord commercial privilégié ! La force de leurs stratégies d’influence était schématiquement déterminée par sa balistique. Autrement dit, l’alignement entre l’objectif, la cible, le discours, le vecteur et le moment d’action. Leur stratégie d’influence semblait répondre, entre autres, aux principes ci-dessous :

  • Une cause est inattaquable : la souveraineté et le droit à l’autodétermination du peuple britannique.
  • L’ajustement de la sémantique : la fabrique classique du consentement repose en général sur les chiffres et les statistiques. Toutefois, l’exemple du Brexit prouve qu’une sémantique bien ajustée est plus efficace que les études et les chiffres (présentés par les Pro-UE).
  • La création de l’évènement : la campagne Pro-Brexit a eu d’autant plus d’impact qu’ils ont toujours su rester maîtres dans la fabrique de controverses cadrées en fonction de leurs intérêts (avec Nigel Farage puis Boris Johnson). Au même moment, le camp eurosceptique ne manquait jamais l’occasion de relayer les contradictions, inexactitudes et dérapages de leurs opposants tout en ignorant les leurs.
  • La simplification ou la sophistication volontaire du débat : les arguments les plus pertinents ont été volontairement simplifiés pour en assurer la compréhension. Au même moment, les contre arguments ont été complexifiés pour éviter qu’ils s’introduisent dans le débat.

Le mercredi 28 avril 2021, le Parlement européen a approuvé l'accord commercial conclu par l'Union Européenne (UE) avec le Royaume-Uni, mettant un point final au dossier du Brexit. Il aura témoigné de l’efficacité d’une guerre informationnelle en dans les démocraties européennes.

Jean-Jacques Sebgo
Auditeur de la 36ème promotion MSIE

Sources

BOULET Jean-François et DELEFOSSE Marie-Sarah, "Aux origines du Brexit. Royaume-Uni et Europe : une histoire mouvementée", Centre permanent pour la citoyenneté et la participation, au quotidien, du 03/2017.

BOURDILLON Yves « Dominic Raab, "nous ne resterons pas membre d’une union douanière", les échos, du 6/08/2018.

L’influence des médias britanniques sur le résultat du référendum sur l’appartenance du Royaume-Uni à l’Union européenne par A. NIESSEN, Université de Liège Avril 2020.

COUNIS Alexandre, Marc Roche, "Le brexit va permettre au Royaume-Uni de décupler ses atouts", les échos, 20/09/2018.

MUDRY Philippe "Brexit without exit", AGEFI hebdo, du 27/09/2018.

JOUYET Jean-Pierre "Brexit va-t-on vers un no deal ?" France info, avenue de l’Europe, Interview du 13/09/2018.

SASSIER Pierre, "Brexit un accord de plus en plus improbable", Médiapart, le 15/10/2018

SYLVESTRE Jean-Marc, "Le Brexit va permettre à la Grande-Bretagne de revenir au libéralisme sans contrainte. L’Union européenne va devoir démontrer que sa logique est de protéger ses peuples", Blog de Jean- Marc Sylvestre.

Rapports :

Observatoire du Brexit.

Commission Européenne (Communiqués de presse sur site Europa).

Sites web :

https://www.touteleurope.eu/fonctionnement-de-l-ue/brexit-tous-les-evenements-depuis-le-referendum/

https://institutdelors.eu/wp-content/uploads/2020/10/PB_mauvais-temps-pour-le-take-control_Fabry-FR-1.pdf

https://www.capital.fr/economie-politique/brexit-le-royaume-uni-a-tres-bien-negocie-laccord-1390421

https://www.rtbf.be/info/monde/detail_brexit-quels-sont-les-gagnants-et-les-perdants?id=10664055

https://www.taurillon.org/brexit-l-ue-se-debarrasse-d-un-boulet

 

Note : LEVY David A. L., ASLAN," Billur and BIRONZO Diego - UK press coverage of the EU referendum", (voir réf. point 7).