A la suite de la pandémie, Amazon a vu son chiffre d’affaires s’envoler de plus de 30% pour atteindre 386 milliards de dollars. La question qui se pose alors est celle de savoir comment le groupe peut réaliser de telles performances alors qu’il est constamment accusé d’exploiter ses salariés et d’avoir recours à des pratiques anticoncurrentielles ?
Une légitimité régulièrement dénoncée
Amazon a bien compris qu’elle devait mener une guerre cognitive à ses détracteurs pour survivre aux critiques. Cette nécessité pousse ainsi l’entreprise à communiquer de manière extensive sur les engagements qu’elle prend pour favoriser l’inclusion, l’attractivité des rémunérations et un environnement de travail de qualité. La firme exhibe ainsi sur son site internet ses certifications de “Top Employeur” et explique qu’elle ne peut pas faire ce dont on l’accuse car elle est bien trop engagée pour le bien-être de ses employés.
La dissonance cognitive entre la communication et la réalité est ainsi évidente pour un grand nombre de salariés. Le dernier scandale en date est d’ailleurs particulièrement révélateur de cette dissonance puisque de nombreux livreurs affirment qu’ils sont obligés d’utiliser des bouteilles pour leur “pause pipi” et des sacs pour les besoins plus importants en raison de la pression pour respecter les horaires.
La firme avait alors nié ces pratiques et élaboré un contre-récit qu’elle a propagé sur les réseaux pour atténuer l’impact du scandale. Des fuites ont alors révélé que la firme avait connaissance de ces pratiques depuis des mois[i] et qu’elle a utilisé des employés et possiblement des robots pour inonder les réseaux de commentaires expliquant que les conditions de travail sont excellentes et que les accusations portées sont infondées[ii].
Cette démarche subversive démontre ainsi que l’entreprise cherche à se construire une image d’entreprise responsable tout en prospérant sur un système qui n’est absolument pas responsable. Plus inquiétant encore, cette affaire montre que l’entreprise est prête à employer des moyens qui confinent à la propagande pour propager un récit alternatif.
Filtrer l'information sortante et tuer la critique dans l'œuf
Cette situation est heureusement exceptionnelle puisque l’entreprise dispose d’une véritable stratégie de censure de l’information à sa source. La firme a en effet mandaté la société Pinkerton (spécialisée en répression des grèves) pour espionner les travailleurs, des activistes environnementaux et d'autres mouvements sociaux[iii]. Ce suivi a alors permis à la firme de s’attaquer directement aux personnes dont le comportement était subversif. Le Seattle Times rapporte ainsi que le choix de démissionner ou d’être renvoyé avait été laissé à un manager qui avait eu le malheur d’écrire un mail pour signaler les conditions de travail des employés dans un entrepôt[iv].
En filtrant l’information sortante, l’entreprise parvient à une quasi-situation de monopole informationnel qui ne l’empêche cependant pas de prendre les devants. La firme cherche en effet à “cacher en plein jour” ses failles et explique que ses valeurs ne peuvent pas être comprises par tout le monde. Et pour cause, “Les leaders établissent sans relâche des standards élevés qui peuvent paraître irréalisables aux yeux de certains.”[v]. Cette communication permet ainsi à l’entreprise de discréditer les employés qui la critique sur ce point en expliquant qu’ils s’étaient engagés en connaissance de cause et qu’ils ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes s’ils ne sont pas capables de tenir la cadence.
Bataille informationnelle avec les Etats : entre lobbying et chantage
Si l’encerclement cognitif des employés est total et que leur riposte devient d’autant plus compliquée que les mesures de rétorsions se renforcent, Amazon a bien compris qu’elle est dans un rapport du faible au fort avec les États car un revirement législatif pourrait venir contrarier ses plans. La firme déploie donc une stratégie d’influence de grande ampleur pour éviter de subir la foudre des États. La firme a ainsi dépensé 5,1 millions de dollars sur le seul premier semestre 2021 pour que ses 120 employés prêchent sa cause auprès de l’élite politique de Washington. Le fait que l’entreprise ait débauché des employés de la FTC ne relève d’ailleurs pas du hasard.
Dans les faits, la firme parvient cependant à inverser le rapport de force en instrumentalisant le droit. La firme a notamment et notablement une stratégie lui permettant d'échapper à ses responsabilités d’employeur : “Dans les entrepôts d’Amazon, beaucoup de manutentionnaires ne sont pas salariés par la firme – leurs employeurs sont des agences d’intérim. Amazon les qualifie de ‘saisonniers’ alors que ces ‘permatemporaires’ travaillent souvent d’un bout de l’année à l’autre. Ce dispositif lui permet d’esquiver ses responsabilités, en particulier en matière d’accidents du travail.”[vi].
La véritable force d’Amazon réside cependant dans sa capacité à extorquer aux États le développement de son réseau d’entrepôts ce qui contribue à augmenter son influence. La firme dispose en effet de deux arguments massue. Elle fait d’abord valoir qu’elle va employer des gens sur place et que ses infrastructures généreront des revenus. Si cette stratégie de la carotte ne fonctionne pas, la firme sort alors le bâton et menace de déplacer ses activités ailleurs ce qui impliquerait une vague de licenciement qu’aucun politique n’est prêt à assumer. Cette stratégie s’avère efficace puisque “Amazon a empoché [aux États-Unis] depuis 2005 au moins 613 millions de dollars de fonds publics pour financer ses entrepôts [...] plus de la moitié des 77 grandes plateformes logistiques construites entre 2005 et 2014 ont été subventionnées par les contribuables.”[vii].
Se substituer aux États
L’entreprise s’investit aussi, en apparence, sur un certain nombre de problématiques endémiques. La firme explique notamment que les États ne font pas correctement leur travail car “Les contrefacteurs doivent être sanctionnés plus sévèrement par la loi fédérale.” mais qu’elle est heureusement là pour veiller. Amazon a ainsi “investi plus de 500 millions de dollars et comptait plus de 8 000 employés pour lutter contre la fraude et les abus, y compris la contrefaçon”. Cette communication est extrêmement subversive au sens où Amazon explique implicitement que les États ne sont pas capables de lutter contre la contrefaçon mais qu’elle en a la capacité et donc que les États ne devraient même pas se donner la peine d’essayer de lutter car elle s’en charge.
Cette situation est d’autant plus cocasse que cinq législateurs américains accusent Amazon d’avoir menti au Congrès au sujet d’une campagne systématique de copie de produits et de trucage des résultats de recherche en Inde afin d'augmenter les ventes de ses propres marques[viii]. Et, bien que l’entreprise ne soit pas encore poursuivie pour ces faits, Brad Stone, ancien directeur du merchandising chez Amazon écrivait dès 2013 que : “Si nous n’y connaissions rien dans tel ou tel métier, nous l’introduisions sur le Marketplace, nous y faisions venir des vendeurs tiers, nous regardions bien ce qu’ils faisaient et ce qu’ils vendaient, comment et pourquoi ça marchait – il n’y avait plus, ensuite, qu’à se lancer”[ix]. Une étude d’Upstream Commerce avait d’ailleurs révélé que “sur 857 articles proposés par des vendeurs indépendants sur la marketplace, Amazon s’était mis à confectionner et à vendre 25% des best-sellers”[x]. Ces éléments entraînent ainsi une très forte présomption de culpabilité d’Amazon dans cette affaire... La firme ne manquera toutefois pas d’affirmer le contraire, d’autant plus que la direction générale (y compris Jeff Bezos) est directement mise en cause dans cette affaire.
Cette affaire démontre finalement que l’encerclement cognitif des États est presque complet et que seules certaines personnes, suffisamment vigilantes, peuvent encore contrer les attaques informationnelles de la firme. Amazon peut ainsi être considérée comme un Goliath de la guerre économique systémique au sens où elle a entièrement encerclé cognitivement ses employés et où elle parvient à imposer sa volonté à de nombreux États.
Paul Margaron
étudiant de la formation initiale SIE25
[i] Klippenstein, K. (2021, mars 25). Documents show amazon is aware drivers pee in bottles and even defecate en route, despite company denial. The Intercept. https://theintercept.com/2021/03/25/amazon-drivers-pee-bottles-union/
[ii] Hamilton, I. A. (2018, août 24). Amazon is paying people to tweet nice things about warehouse working conditions after horror stories of staff peeing in bottles. Business Insider France. https://www.businessinsider.fr/us/amazon-employs-people-to-tweet-positively-about-warehouse-conditions-2018-8
[iii] Secret amazon reports expose company spying on labor, environmental groups. (s. d.). Consulté 25 octobre 2021, à l’adresse https://www.vice.com/en/article/5dp3yn/amazon-leaked-reports-expose-spying-warehouse-workers-labor-union-environmental-groups-social-movements
[iv] “Amazon warehouse jobs push workers to physical limit,” Hal Bernton and Susan Kelleher, Seattle Times, April 3, 2012
[v][v] Nos principes de leadership. (2019, février 13). FR About Amazon. https://www.aboutamazon.fr/travailler-chez-amazon/nos-principes-de-leadership
[vi] La Vecchia, O., & Mitchell, S. (2016). Amazon, cette inexorable machine de guerre qui étrangle la concurrence, dégrade le travail et menace nos centres villes (Syndicat de la librairie française). https://www.syndicat-librairie.fr/images/documents/ilsr_amazonreport_fr_bd.pdf
[vii] Institute for Local Self-Reliance analysis, drawing on, “Amazon Global Fulfillment Center Network,” MWPVL International, accessed May 2016 et Subsidy Tracker, “Good Jobs First”, Accessed June 2016.
[viii] Five U.S. lawmakers accuse Amazon of possibly lying to Congress following Reuters report. (2021, octobre 19). Reuters. https://www.reuters.com/technology/five-us-lawmakers-accuse-amazon-possibly-lying-congress-following-reuters-report-2021-10-18/
[ix] The Everything Store: Jeff Bezos and the Age of Amazon, Brad Stone, New York, N.Y.: Little Brown, 2013, p. 268-273.
[x] Upstream Commerce Retail Intelligence Research Finds Amazon Muscles In On Its Own Vendors’ Best Sellers,” News Release, Oct. 28, 2014