Affrontement informationnel au sujet de l’intégration de farines d’insectes au sein de l’industrie alimentaire

L'Union européenne a récemment approuvé l'intégration de farine de larves de ténébrion meunier (Tenebrio molitor), communément appelé "ver de farine", dans divers produits destinés à la consommation humaine. Cette décision est le fruit d’une démarche trouvant ses racines en 2019, date à laquelle la société Cricket One a fait une demande d’introduire la poudre de grillon domestique dans l’alimentation humaine.
Cette décision, en vigueur depuis le 10 février 2025, permet d’apporter une alternative et une solution à l’alimentation répondant aux objectifs de programme « De la ferme à la table[i] La transition alimentaire mondiale s'accélère sous l'effet conjugué des pressions environnementales et démographiques. Dans ce contexte, l'entomophagie[ii], la consommation d'insectes, émerge comme une solution stratégique face aux défis l'alimentation et de la transition écologique.
Chronologie de l’intégration d’insectes dans l’alimentation
L'intégration des insectes dans le régime alimentaire européen a suivi un parcours réglementaire progressif. Bien que la consommation d'insectes existe de façon anecdotique en Europe, aucun État membre n'avait documenté une consommation significative avant le 15 mai 1997, date d'entrée en vigueur du premier règlement sur les nouveaux aliments. Un tournant juridique s'est produit le 1er octobre 2020, lorsque la Cour de justice de l'Union européenne a statué que les insectes entiers n'étaient pas couverts par l'ancien règlement, permettant ainsi leur commercialisation sans autorisation préalable.
Le 1er janvier 2018, le nouveau règlement sur les nouveaux aliments est entré en vigueur, classifiant explicitement les insectes entiers comme "nouveaux aliments" nécessitant une autorisation[iii]. Une période transitoire a été accordée aux opérateurs déjà présents sur ce marché, leur permettant de soumettre une demande d'autorisation avant le 1er janvier 2019. La société Cricket One est la première entreprise qui a obtenu cette autorisation pour 5 ans[iv].
Depuis cette décision, l'Union européenne a progressivement approuvé plusieurs espèces d'insectes :
4 mai 2021 : Première autorisation du ver de farine jaune (Tenebrio molitor).
10 février 2022 : Extension de l'autorisation à d'autres préparations de ver de farine[v].
24 janvier 2023 : Autorisation de la farine de grillon partiellement dégraissée (Acheta domesticus) pour certains produits alimentaires.
20 janvier 2025 : Autorisation de la poudre de larves entières de Tenebrio molitor traitée aux ultraviolets (UVB), avec des limites d'utilisation spécifiques selon les catégories de produits (pain, pâtisseries, fromage, compote).
Cette chronologie révèle une stratégie d'introduction graduelle, donnant le temps aux consommateurs de s'adapter progressivement à ce changement alimentaire, tout en créant un cadre réglementaire solide.
Les principaux acteurs
La Commission Européenne
En mai 2020, est lancé la stratégie "De la ferme à la table". Cette stratégie est une partie importante du « Pacte vert » pour l'Europe. Son but principal est de transformer le système alimentaire actuel de l'Union européenne en un modèle plus durable. Cette transformation contribue aux efforts pour atteindre la neutralité climatique (zéro émission nette de gaz à effet de serre) d'ici 2050. La Commission européenne met en avant le potentiel des insectes comme source alternative de protéines face aux défis de la croissance démographique et de la sécurité alimentaire mondiale.
L’EFSA (European Food Safety Authority - Autorité européenne de sécurité des aliments)
C'est une agence indépendante de l'Union européenne qui est créée en 2002 à la suite d’une série de crises alimentaires survenues à la fin des années 1990. Cions à ce propos la crise de la vache folle (ESB) qui a fortement ébranlé la confiance des consommateurs. L'EFSA est en charge de réaliser des évaluations scientifiques avant toute autorisation. Son message principal repose sur un triptyque : sécurité alimentaire garantie, transparence via l'étiquetage, et contribution à la durabilité environnementale.
Food and Agriculture Organization (FAO) - ONU pour alimentation et agriculture)
La FAO adopte une position favorable à l'utilisation des insectes comme aliments, les présentant comme une source nutritive et saine, riche en graisses, protéines, vitamines, fibres et minéraux. Elle souligne leur potentiel pour répondre à l'augmentation du coût des protéines animales, à l'insécurité alimentaire et aux pressions environnementales liées à l'élevage conventionnel.
Les entreprises du secteur alimentaire
Des entreprises comme Cricket One, Nutri'Earth et d’autres constituent le moteur économique de cette évolution. Elles sont les principales demandeuses d'autorisation de mise sur le marché pour les nouveaux aliments à base d'insectes. Leur position, naturellement favorable, s'articule autour d'un discours associant innovation alimentaire, opportunités économiques et réponse aux préoccupations environnementales. Nutri'Earth, par exemple, est à l'origine de la demande d'autorisation pour la poudre de larves de tenebrio molitor traitée aux UV.
Les personnalités politiques
Des hommes et des femmes politiques européens, principalement issus de partis conservateur[vi], présente une proposition [vii] afin de bloquer l’approbation des farines de vers jaunes. Même rejet de la député italienne Silvia Sardone, ministre italien de l’Agriculture[viii]. En avril 2023, l'Italie a opté pour l’interdiction de produire et l'utiliser les aliments de laboratoire, tant pour la consommation humaine qu'animale.
Dans cet affrontement informationnel, deux narratifs opposés sont diffusés afin de faire basculer l’acceptation :
Les messages d'alerte circulent pour générer méfiance et rejet
Le danger sanitaire : affirmations selon lesquelles la chitine ne serait pas digestible et représenterait un risque pour la santé humaine. Des inquiétudes concernant la présence potentielle de substances néfastes liées aux conditions d'élevage des insectes sont également mises en avant.
Le risque parasitaire : certains opposants politiques évoquent un risque de parasites, se référant à des alertes supposées de la FAO. Cette position était effectivement tenue par la FAO en 2015[ix] mais depuis la FAO s'est alignée sur la Commission Européenne.
L'absence de recul scientifique : la nouveauté relative au traitement par UV est présentée comme un motif d'inquiétude, suggérant que les effets à long terme demeurent inconnus.
Le risque allergénique : l'accent est mis sur les risques d'allergies pour les personnes sensibles aux crustacés, acariens et mollusques, créant un sentiment d'insécurité.
La menace de la consommation involontaire : la crainte d'ingérer des insectes sans le savoir alimente un sentiment d'anxiété et de perte de contrôle sur son alimentation.
Les messages d'influence destinés à favoriser l'acceptation
La garantie de sécurité : mise en avant des évaluations rigoureuses de l'EFSA et des autorisations de la Commission européenne comme gages de sécurité alimentaire.
La transparence : insistance sur l'obligation d'un étiquetage clair mentionnant la présence d'ingrédients à base d'insectes et les risques allergéniques potentiels.
Les bénéfices nutritionnels : valorisation des insectes comme source de protéines de haute qualité, de fibres, vitamines et minéraux essentiels.
La réponse aux défis globaux : présentation des insectes comme une solution aux problèmes de sécurité alimentaire mondiale et de croissance démographique.
Les avantages environnementaux : mise en exergue de la faible empreinte écologique de l'élevage d'insectes comparé à l'élevage conventionnel (moindre consommation d'eau, d'espace, et émissions de gaz à effet de serre réduites).
La normalisation culturelle : rappel que la consommation d'insectes est une pratique courante et ancestrale dans de nombreuses régions du monde, visant à désamorcer le sentiment d'étrangeté.
La démystification scientifique : réfutation des affirmations alarmistes concernant la chitine et l'ecdystérone, s'appuyant sur des études scientifiques pour rassurer les consommateurs.
L’ensemble de ces messages constitue une forme d'encerclement cognitif, cherchant à créer un environnement informationnel favorable à l'acceptation progressive de cette évolution alimentaire. La prise en compte des risques réels, distincte des discours alarmistes, a conduit à l'établissement de protocoles d'évaluation rigoureux et d'exigences spécifiques en matière d'étiquetage pour protéger les consommateurs vulnérables.
L'introduction des insectes dans l'alimentation européenne représente un cas d'école dans la mesure où différents acteurs tentent d'influencer la perception et l'acceptation des consommateurs.
Cette bataille cognitive se livre sur plusieurs fronts
D'un côté, les institutions européennes, les entreprises du secteur et certains scientifiques mettent en avant la sécurité, les bénéfices nutritionnels et la durabilité environnementale, tout en insistant sur la transparence de l'étiquetage. Leur stratégie d'influence vise à normaliser progressivement cette pratique alimentaire en l'inscrivant dans une vision de l'avenir alignée sur les défis globaux.
De l'autre, des voix critiques s'élèvent pour alerter sur les risques, le manque de recul et les motivations économiques sous-jacentes. Leur contre-discours mobilise des ressorts émotionnels liés à la peur de l'inconnu et à l'attachement aux traditions alimentaires.
L'encerclement cognitif du consommateur s'opère ainsi par la diffusion simultanée de messages, qu'ils soient rassurants ou alarmistes, s'appuyant sur des arguments scientifiques, éthiques, environnementaux ou émotionnels. Cette saturation informationnelle peut conduire à la confusion et, paradoxalement, renforcer l'adhésion aux positions préexistantes plutôt que favoriser un débat éclairé.
Au-delà des affrontements rhétoriques, l'enjeu véritable réside dans la capacité des consommateurs à accéder à une information équilibrée et factuelle, leur permettant d'exercer leur libre arbitre. La vigilance du consommateur, informé et attentif aux étiquettes, reste un élément clé pour naviguer dans ce paysage informationnel complexe et faire des choix alimentaires éclairés, qu'ils incluent ou non cette nouvelle source de protéines que représentent les insectes.
Siham Rahimi (MSIE45 de l’EGE)
Sources :
[i] https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/ALL/?uri=celex:52020DC0381
[ii] L'entomophagie est la consommation d'insectes par l'être humain.
[iii] https://www.ouest-france.fr/societe/alimentatio/l-union-europeenne-autorise-la-commercialisation-de-vers-de-farine-en-tant-qu-aliments-c8f0334a-adab-11eb-ae73-cbd3b5cdc4b3
[iv] https://eur-lex.europa.eu/legal-content/EN/TXT/PDF/?uri=CELEX:32023R0005
[v] https://ec.europa.eu/newsroom/sante/items/712990/fr
[vi] https://x.com/LaurenceTrochu/status/1879076790175670516
[vii] https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/ENVI-RD-766644_EN.pdf
[viii] https://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/l-entomophagie-inspirations-259279