Affrontement des éditeurs d’applications mobiles autour des produits cosmétiques et alimentaires

Ces dernières années, une proportion grandissante de consommateurs souhaitent devenir « acteurs » de leurs achats. Ils n’acceptent plus passivement les biens et les services qu’on leur propose, ils n’hésitent plus à contester le pouvoir des industriels, allant jusqu’au boycott de certains produits, si cela leur semble nécessaire. Ils sont sensibles à la qualité, aux caractéristiques responsables, éthiques et équitables des produits et services qui leur sont offerts.

Bien que de plus en plus souvent pris en considération dans les entreprises, ce segment de clientèle nommé par les marketeurs « consom’acteur », dénonce régulièrement un manque de transparence concernant les informations des biens qu'ils consomment. Cette critique touche tout particulièrement les produits issus de l’industrie agroalimentaire et cosmétique.

De nombreuses initiatives militantes vont fleurir sur le territoire français, aboutissant progressivement vers une évolution des étiquetages produits mais cela ne sera pas jugé suffisant. « Le smartphone devenant une extension de l’homme » selon une citation de l’anthropologue Amber Case, les consommateurs préféreront donc les applications dédiées, qui selon eux offrent des contenus plus explicites et une analyse plus rapide. Cette révolution dans l'expérience d’achat va également séduire les personnes souffrant d'intolérances alimentaires et d'allergies.

La genèse du phénomène

L'aventure technologique débute le 19 mai 2012 lorsque la ville de Paris participe au Food Revolution Day lancé par le chef cuisinier et animateur de télévision britannique Jamie Oliver ; à cette occasion, parmi de nombreuses initiatives, il est créé le premier projet de base de données collaborative d'indexation des produits alimentaires. Ce projet de l'association Open Food Facts rencontre un franc succès en ligne devenant  progressivement la base de données libre et ouverte de référence sur les produits alimentaires commercialisés dans le monde entier . Les années qui suivirent, de nouvelles bases furent créées telles que la cosmétique Open Beauty Facts, la vétérinaire Open Pet Food Facts et la généraliste Open Product Facts.  Cependant, ces applications éponymes ne rencontrent pas le succès de la version en ligne.

A partir de 2014, les distributeurs souhaitent eux aussi pouvoir procéder à des achats éclairés en accédant aux informations de leurs fournisseurs. Compte tenu du poids économique qu’ils représentent, les fabricants acceptent d’implémenter une base de données privée commune dès lors propriété de la start-up française Alkemics.  

Entre 2014 et 2016, le ministère de la santé entend la requête des consommateurs concernant la qualité nutritionnelle des aliments et crée le Nutriscore. Référentiel rapidement adopté par de nombreux pays et recommandé par l’OMS. Des éditeurs d’applications se baseront sur ce complément d’Open Food Facts et intégreront une fonctionnalité de scannage produit. De son côté, le gouvernement poursuivra ses démarches en organisant des Etats généraux de l’alimentation.

En 2017, YUKA reprend les concepts du secteur et mise sur une interface graphique plus ludique que celle de ses concurrentes. Entre maîtrise des concepts marketing et gamefication, le succès populaire est retentissant. Il devient clair pour les industriels que le phénomène va prendre de l'ampleur et qu'ils devront impérativement prendre en compte la demande de transparence des consommateurs. Les premières critiques concernant la fiabilité des bases de données de références ou les critères de notation du Nutriscore, jusque-là marginalisées, vont prendre une ampleur médiatique à la hauteur de celle du phénomène.

Les associations de consommateurs et les nutritionnistes

Bien que les plus impactés soient les industriels ou les distributeurs, ils peuvent également désapprouver les méthodologies ou appréciations des applications originelles. Cependant, tous saluent le principe de mettre à disposition un support interactif permettant un choix éclairé et regrettent l’absence de compléments d’informations réglementaires ou de critères tels que les valeurs de l’entreprise ou l’empreinte environnementale. Lorsque les associations divergent fondamentalement, elles choisissent alors de proposer une application alternative, les plus célèbres étant celles de l’ UFC que Choisir ou d’ I-boycott .

Elles peuvent aussi choisir d’adopter des postures indépendantes ou de se rapprocher des industriels et distributeurs afin de les accompagner dans la transformation de leurs pratiques. Il naîtra ainsi une grande diversité d’offres alternatives au standard prédominant de YUKA.

Du côté des distributeurs et des marques

La démarche commune est alors la mise à jour des recettes directement dans les bases de données open sources. 

En agroalimentaire certains vont s’appuyer sur les compétences d’Alkemics, ou vont préférer créer de nouveaux référentiels. Ainsi naîtra CodeOnlineFood des adhérents de l'organisme de standardisation GS1 qui intégrera par la suite le projet Num-Alim. Ce référentiel résultant d’échanges entre de puissants acteurs de la filière  et de la société civile sera en partie financé par Bpifrance à hauteur de 3 millions d’euros au titre du Programme d’investissements d’avenir (PIA). Diverses applications utiliseront ces nouveaux référencements pour apporter une alternative aux consommateurs.

Les professionnels de la cosmétique choisiront de communiquer avec les acteurs existants pour s’assurer de la validité des informations. La réglementation exigeant une transparence totale dans la formulation des produits. Ici la stratégie est orientée autour de la vulgarisation des nomenclatures  INCI. Afin de répondre à leurs 3 principaux détracteurs, la Fédération des entreprises de la Beauté et la Société Française de Cosmétologie  proposent depuis novembre 2020 une application n’offrant pas de jugement concernant la qualité d’un produit mais plutôt une information accessible.

Les formulations des recettes ou leurs adaptations font également partie de la stratégie de défense des filières concernées. Les moyens mis en œuvre sont importants car un produit momentanément écarté par un consommateur pourrait être durablement remplacé par une référence concurrente. La majeure partie d’entre eux choisissent donc de s’adapter aux critères de notation des applications les plus en vogues de manière à obtenir une notation satisfaisante. D’autres refusent ce dictat et préfèrent impliquer leurs clients dès la rédaction du cahier des charges des nouveaux produits, on parle alors de co-construction .

La mesure de l'influence des applications

Si l’on se base uniquement sur l’application ayant enregistré le plus grand nombre de téléchargements rapporté à la population française, on peut alors estimer qu’en 2021 près de 30% de la population serait potentiellement influencée par l’une de ces applications.  Si dès le début du phénomène, les industriels ont su s’adapter en proposant soit des applications concurrentes, soit de manière plus nuancée, des supports offrant un complément d’information. Face à la multitude des applications disponibles et à l’hétérogénéité de leurs approches, le consommateur ne risque-t-il pas à terme de se retrouver désorienté ?

Dans l’agroalimentaire, certaines applications historiques de consom’acteurs viennent de se rapprocher pour créer un nouveau critère de notation nommé Eco-score. Leurs convergences vers la création ou l’exploitation de référentiels communs créant un nouveau lobby. Outre des valeurs communes, ces alliances peuvent aussi expliquer une certaine logique financière. Sur le plan technique, bien que nous soyons dans une démarche de participation et transparence citoyenne, entretenir ce type de projet et d’infrastructures informatiques nécessite des ressources financières.

A cet égard, le consommateur curieux pourrait être surpris du décalage entre l’apparente communication autour de certaines applications et leurs mécanismes de fonctionnement. En observant le prisme des business models, l’importance des fonds ou des moyens mis à disposition varient selon les protagonistes. Il peut s’agir de soutiens industriels, l’implication de l’Etat, la marchandisation de certaines options payantes (coach, accès hors ligne…), de levées de fonds via des Business Angels, de donations d’une ou plusieurs associations impliquées dans le projet.  De manière moins officielle, l’on peut parfois constater la présence de pisteurs dans l’architecture des applications dont la vocation est de monnayer des informations personnelles (les rapports Exodus privacy sont consultables en ligne).

Les différents protagonistes intensifient depuis quelques mois leurs affrontements sur d’autres terrains d’influence. Ils exploitent les principaux supports médiatiques, tentent d’intervenir au niveau du pouvoir législatif ou intentent des actions juridiques ( FIAC et FICT vs YUKA ).D’ici un an, nous fêterons les 10 ans de cette guerre de l’information, mais il semblerait que l’objectif de transparence et de clarté pour le consommateur ne soit pas encore atteint.

 

Aurélie Gonzalez

Auditrice de la 36ème promotion MSIE