La plus importante annonce de « fiançailles » de l’histoire du secteur du luxe, une pandémie, deux États qui s’opposent au sujet de mesures protectionnistes, et un acteur clé, Bernard Arnault, surnommé le Sun Tzu du luxe par le New York Times : voici là les ingrédients d’une série à rebondissements, au sujet d’un « mariage » qui a failli ne pas se faire.
Le stratège de l’industrie du luxe a semblé mener pendant onze mois de multiples offensives informationnelles pour imposer ses conditions, avant de pouvoir « partager la couche nuptiale » avec cette icône américaine, immortalisée par Audrey Hepburn dans « Diamants sur canapé » (titre original : Breakfast at Tiffany’s).
L'enjeu commercial
Cette romance entre LVMH, conglomérat mondial du luxe, et Tiffany, emblématique joaillier américain, a débuté aux yeux du public par des rumeurs sur les marchés financiers autour d’octobre 2019, rumeur confirmée assez rapidement par ces deux acteurs via des communiqués de presse. En effet, le 28 octobre 2019, Tiffany a confirmé « la réception d’une proposition non sollicitée et non contraignante de LVMH » au prix de 120 dollars l’action, sachant que le titre Tiffany avait clôturé la veille au prix unitaire de 129,72 dollars.
Le 25 novembre 2019, les deux conseils d’administration ont annoncé publiquement un accord d’acquisition au prix de 135 dollars par action en numéraire, représentant un coût total d’acquisition de 14,7 milliards d’euros, soit 16,2 milliards de dollars, l’objectif étant de finaliser cette opération vers la mi-2020. La dernière valeur de l’action avant cette annonce était de 125,51 dollars. Cette différence est une prime que LVMH a payé pour envoyer un signal fort sur son intention d’acheter.
L’intérêt économique de cet acquisition d’envergure est présenté initialement comme une solution gagnant-gagnant selon plusieurs commentateurs économiques, dont Deborah Aitken, analyste sectorielle auprès de Bloomberg : Tiffany consoliderait sa position sur le marché américain, notamment en augmentant sa présence auprès des milléniaux, déjà attachés aux marques LVMH, et développerait les marchés asiatiques. Quant à LVMH, le groupe tricolore apporterait son savoir-faire pour faire monter Tiffany en gamme, renforcer son portefeuille produit dans la joaillerie, développer davantage le marché américain, et ultimement augmenter ses revenus. Ce qui sera intéressant d’observer, c’est comment le rapport de force évolue.
Selon Karen Finerman, femme d’affaires spécialisée dans les fusions-acquisitions et intervenante de CNBC Fast Money, la particularité de cette acquisition est que l’accord accepté par LVMH est très contraignant pour le groupe français en cas de « situation significativement défavorable » (en anglais : material adverse effect). Effectivement, peu importe les facteurs extérieurs qui interviennent tels que des mouvements sociaux (gilets jaunes, manifestations à Hong-kong), ou une cyberattaque, légalement, LVMH doit quand même acquérir Tiffany aux conditions de novembre 2019. D’ailleurs, le mot « pandémie » (en anglais : pandemic) n’apparaissent nulle part dans le document original qui scelle l’accord d’achat. Tiffany se réservait également le droit de poursuivre LVMH en justice pour forcer la signature de l’accord si l’acquéreur « traînait des pieds » tel que qualifié par Karen Finerman.
Les retombées de la COVID-19
Acte I — prêcher le faux pour faire passer un message
La pandémie de 2020 a forcé de nombreuses entreprises à fermer leurs points de vente temporairement, et Tiffany n’y a pas échappé. Forcément, cela a affecté le prix de l’action puisqu’au 18 mars 2020, le prix de clôture était de 111,22 dollars, une baisse comparée à la valeur de novembre 2019.
Le 19 mars 2020, Bloomberg révèle que LVMH envisage d’acheter des actions Tiffany au prix courant, au lieu des 135 dollars initialement convenus, « une ristourne de près de 13 % comparée aux prix de l’époque », faisant le pour et le contre notamment vis-à-vis de l’accord juridique contraignant pour LVMH.
Cette révélation s’est faite la veille de l’annonce des résultats 2019 et des projections 2020 de Tiffany. Quatre jours plus tard, le 23 mars 2020, LVMH dément cette rumeur.
Cependant, plusieurs médias ont accordé une certaine crédibilité aux révélations de Bloomberg, basé sur la réputation de Bernard Arnault, décrit comme avoir construit le groupe LVMH « à coup d’OPA hostiles avec un sens aigu du rapport de forces ». De plus, Bloomberg est considéré par une grande majorité des acteurs économiques comme un média économique sérieux.
Ainsi, fondés notamment sur ces deux éléments, un certain nombre de commentateurs économiques ont interprété cette révélation comme une volonté fondée de LVMH de réduire le prix d’achat, à la suite des changements économiques extraordinaires de 2020. Nécessairement, l’intérêt de Tiffany dans ce contexte économique dégradé serait de conserver les termes de l’accord.
Et si la rumeur était vraie ? Est-ce que la fuite a été délibérée ? Personne ne le saura vraiment. Dans les économies de marché, une entreprise essaye d’acheter au meilleur prix et LVMH n’échappe pas à cette logique, surtout dans un contexte économique mondial inédit et incertain. Cela peut être lu comme une tentative de déstabiliser Tiffany qui, malgré un accord juridique qui lui est très favorable, a quand même un impératif à ce que l’opération se réalise, pour des raisons sectorielles de long terme, à savoir que ses concurrents principaux, Bulgari, Cartier et Van Cleef appartiennent déjà à des conglomérats qui ont la force de frappe économique que Tiffany n’aurait pas seule et mettrait ainsi sa survie en jeu. Entre temps, LVMH, plus « fort » financièrement et structurellement, dément. Peut-être pour ne pas passer pour un agresseur afin de ne pas compromettre des acquisitions dans le futur ? Ou trouver une porte de sortie à cet accord juridique contraignant.
Acte II — maintenir le doute
Le 2 juin 2020, à quelques jours de l’annonce mi-annuelle des résultats de Tiffany, Miles Socha et Evan Clark du Women’s Wear Daily (WWD), quotidien référence de mode féminine, révèlent que le conseil d’administration de LVMH se réunit de manière extraordinaire ce même jour spécifiquement pour remettre en question le projet d’acquisition de Tiffany. Les raisons invoquées sont notamment la pandémie, le climat social tendu à la suite du décès de George Floyd qui a provoqué de nombreuses destructions de biens et infrastructures publiques, ralentissant une potentielle relance de l’économie, et, enfin, remettre en doute la capacité de Tiffany à honorer ses engagements de dette.
Quarante-huit heures plus tard, LVMH confirme la rumeur de la réunion et a réitéré sa position de ne pas acheter d’actions Tiffany sur le marché, respectant publiquement l’accord de 2019.
Le 9 juin 2020, Tiffany annonce une chute de 44 % de ses ventes au premier trimestre 2020.
Entre juin et juillet, deux dirigeants de LVMH réitèrent la volonté du groupe français d’acquérir Tiffany selon les modalités de 2019.
Comme dans l’acte I, une révélation est faite dans un média crédible à un moment proche d’une publication de résultats de la part de Tiffany. Elle a eu pour effet de faire plonger le titre de Tiffany de 128,50 à 117,03 dollars en vingt-quatre heures, alors que dans le même temps, le titre LVMH se maintenait. Il n’y a pas suffisamment d’éléments factuels pour justifier un modus operandi entre l’acte I et l’acte II, mais la réaction des marchés à la suite de cet article a confirmé le rapport de force entre le « fort » LVMH et le « faible » Tiffany.
Si l’on suppose que LVMH a un intérêt que certaines discussions internes soient révélées de manière indirecte, sans s’exposer, pour faire passer un message, l’hypothèse serait que la cible de ces attaques informationnelles soit Tiffany, et que l’arbitre soit les marchés financiers, avec pour but de forcer Tiffany à renégocier et ne pas subir les conséquences légales d’un accord contraignant, sous une autorité qui a parfois favorisé ses entreprises locales, si on se réfère au cas Alstom par exemple.
Acte III — riposter face au « fort »
Le 27 août 2020, Tiffany annonce des résultats au-delà des prévisions pour le deuxième trimestre de 2020 et communique au sujet de son futur rachat : le 24 août 2020, Tiffany a utilisé unilatéralement son option de reporter de trois mois la date de clôture de l’acquisition pour laisser le temps aux régulateurs nationaux et transnationaux d’approuver ce projet.
Cela peut être interprété comme Tiffany forçant LVMH à honorer ses engagements contractuels de 2019. Le fleuron français répond qu’il se garde le droit de remettre en question ce report puisqu’il restait plusieurs pays et marchés communs qui devaient valider le rachat.
C’est le premier désaccord public entre ces deux groupes.
L'intervention étatique
Acte IV — dévier la lumière vers un nouvel acteur
En marge des conversations sur la taxe sur les services numériques et impôt sur les sociétés, plus communément appelée taxe GAFA, et la réponse de l’administration Trump de taxer à 25 % des produits français, notamment des produits de luxe, le ministre des affaires étrangères français, Jean-Yves Le Drian, a fait parvenir le 31 août 2020 une lettre à LVMH les invitant à repousser la conclusion du rachat de Tiffany au-delà du 6 janvier 2021.
Cette lettre a été transmise par LVMH à l’équipe juridique de Tiffany et le 9 septembre 2020, LVMH annonce se retirer de l’accord d’achat, arguant que l’opération ne pourra pas s’effectuer avant la date butoir du 24 novembre 2020. En conséquence, Tiffany dépose une plainte contre LVMH le 9 septembre 2020 auprès de la cour du Delaware, afin de contraindre le groupe tricolore à respecter ses engagements contractuels.
En soi, le gouvernement français, avec cette lettre, devient un troisième acteur clé dans cette saga puisqu’il a exprimé un avis sur une transaction entre deux parties privées, qui a eu une conséquence non négligeable, à savoir le retrait de LVMH.
Ce qui a été généreusement commenté dans plusieurs médias dits « sérieux », que ce soit outre-Atlantique avec le Wall Street Journal, Reuters, par exemple, ou encore en France, dans Libération, Marianne, l’Usine Nouvelle, c’est que cette démarche du Quai d’Orsay est apparue comme « inhabituelle » dans le contexte d’une transaction entre deux entreprises privées, et certains spéculent sur le fait que le groupe LVMH aurait sollicité l’aide de l’État français pour se retirer de la procédure d’achat de Tiffany.
LVMH, par la voix de son directeur financier Jean-Jacques Guiony, a nié en bloc ces allégations et a confirmé que la lettre reçue était une « surprise ».
Encore une fois, il semblerait que LVMH ait continué à forcer la main de son adversaire pour négocier tout en continuant à nier une quelque conque intervention, afin, peut-être, de ne pas passer pour un agresseur.
Acte V — passer à l’offensive
Avec cette lettre, LVMH change de tactique et attaque Tiffany en justice dès le lendemain de son retrait. LVMH qualifie la plainte de Tiffany « d’étonnement » et accuse Tiffany d’avoir préparé cette procédure judiciaire de longue date. Par ce type de communication, LVMH essaye de faire passer Tiffany comme « l’agresseur », malgré ces constantes rumeurs, fondées ou non, sur l’intention de LVMH de faire baisser le prix d’achat.
Le 29 septembre 2020, LVMH confirme attaquer Tiffany sur trois éléments :
- Le caractère exceptionnel de la pandémie, qui, même non mentionnée dans l’accord original, entre dans la définition de « situation significativement défavorable » (en anglais : material adverse effect).
- La mauvaise gestion de Tiffany, à savoir distribuer des dividendes élevés aux actionnaires, durant une crise sanitaire et économique.
- La lettre du ministre français de l’Europe et des Affaires étrangères.
Entre temps, malgré le retrait « officiel », LVMH continue de travailler à obtenir l’accord des régulateurs nationaux et transnationaux pour la validité de l’acquisition. Donc, même si une procédure juridique est lancée, LVMH semble toujours vouloir acquérir Tiffany puisque le groupe tricolore continue à remplir ses obligations dans les domaines de concurrence (en anglais : antitrust).
Il semblerait que la tactique du groupe LVMH ait fonctionné puisqu’au 27 octobre 2020, Lauren Thomas de CNBC révèle que LVMH et Tiffany sont retournés à la table de négociation pour rediscuter le prix d’achat et trouver une médiation pour la procédure légale en cours.
Le 29 octobre 2020, les deux groupes annoncent avoir conclu un accord, baissant le prix d’achat de 135 à 131,50 dollars par action, « et la certitude de réalisation de l’opération a été renforcée ». Cela représente un prix total d’achat de 15,8 milliards de dollars au lieu de 16,2 initialement, une ristourne de 400 millions de dollars pour LVMH.
Les leçons à tirer
Les différents évènements qui ont alimenté cette opération financière d’envergure ont mis en lumière plusieurs éléments de guerre d’information.
Au départ de ce qui apparaissait comme une transaction pleine de sens d’un point de vue économique est devenu un combat informationnel entre deux acteurs qui tentent de s’adapter à des circonstances externes extraordinaires.
LVMH s’est en effet retrouvé pris en étau entre une pandémie qui a des répercussions économiques majeures et un accord juridique très contraignant. Les multiples révélations au cours des onze derniers mois et la communication « polissée » de LVMH jusqu’en septembre, invite à s’interroger s’il y a bien eu une démarche volontaire du groupe tricolore à forcer la main au joaillier outre-Atlantique. Le fait que plusieurs révélations soient publiées à des moments clés de l’année financière de Tiffany ne semble pas anodin. Que cela soit avéré ou pas, il est toutefois intéressant de noter la séquence des révélations et ces effets sur la cible Tiffany, à savoir son prix de l’action qui baisse et les marchés inquiets si l’acquisition ne se fait pas. Finalement, si la démarche de LVMH était volontaire, le groupe avait un objectif qui était de renégocier, et c’est ce qui s’est passé.
Cela démontre également la potentielle capacité d’user des moyens informationnels non conventionnels afin de remporter une victoire économique. En effet, malgré un cadre juridique contraignant pour LMVH, Tiffany a quand même accepté de renégocier.
Ce que cela nous apprend, peu importe que LVMH ait eu une stratégie délibérée ou non, c’est que cette acquisition et la manière dont ça s’est déroulé, est un exemple fourni et bien documenté sur comment potentiellement mener une série de batailles informationnelles, en minimisant le contenu, mais avec un accent sur la forme, soit pour faire passer un message, faire pencher un rapport de force à partir d’une situation contraignante, et forcer sa cible à accepter ses propres termes.
Néanmoins, quand vient le temps de désigner un vainqueur, la tâche est ardue. D’un côté, LVMH a réussi à faire baisser le prix d’achat d’un peu moins de 3 % et à finaliser une acquisition stratégique. Cependant, le futur est incertain. Alors, on peut arguer que Tiffany a réussi à consolider sa survie en faisant partie d’un conglomérat qui a les reins plus solides, et qu’il valait mieux baisser le prix.
Zied Brini