Police afghane versus talibans : une guerre par l’image

Depuis le début des négociations de paix en septembre 2020 entre le gouvernement afghan et l’émirat islamique d’Afghanistan, les violences n’ont cessé de croître dans le pays. Ces violences sont accompagnées d’un déferlement d’images sur les médias et les réseaux sociaux, par lequel chacune des parties cherche à faire prévaloir ses intérêts. C’est en 2011 que la première annonce officielle du retrait des troupes américaines et de l’OTAN a été réalisée par Barack Obama. La grande majorité des troupes occidentales s’est depuis retirée du territoire afghan mais ce n’est qu’en février 2020 qu’un accord de paix a été conclu entre les Etats-Unis et l’émirat (autrement appelés talibans ou insurgés). Cet accord prévoit entre autres : le retrait total des forces étrangères du territoire afghan, l’ouverture d’un dialogue inter-afghan entre les talibans et le gouvernement (ce dernier n’ayant pas été inclus dans l’accord passé par les Etats-Unis), la fin des violences, la libération de 5 000 prisonniers talibans contre 1 000 prisonniers du gouvernement afghan et l’assurance que les talibans combattront le djihadisme dans leur pays. Malgré cet accord, la confrontation se poursuit, non seulement sur le terrain, mais aussi dans les médias, photos, vidéos, dessins, interviews et autres visuels publiés via divers canaux.

L'émirat islamique d'Afghanistan cherche à légitimer son image

Ces dernières années, les talibans ont accru leur présence dans les médias dits classiques. Ce sont plusieurs des figures de l’émirat, tels que le porte-parole des talibans Qari Mohammad Yousef Ahmadi ou encore Mohammad Abbas Stanikzaï (à l’époque chef du bureau politique installé à Doha), qui accordent des interviews filmées, des reportages à la BBC, la télévision pakistanaise ou encore Reuters. Les talibans souhaitent ainsi convaincre l’opinion publique que leur intention n’est pas de prendre la totalité de l’Afghanistan par la force militaire, et que la violence ne serait donc plus leur seule arme d’affirmation politique.

Par ailleurs, les insurgés martèlent leur volonté de permettre aux femmes d’accéder à l’éducation, d’avoir une activité professionnelle, même politique. Et ainsi effacer des mémoires les exactions visant les femmes, commises lors de leur règne de 1996 à 2001. Les talibans se montrent même comme professeur des écoles dans un reportage de la BBC (à partir de 2:37 minutes). La société afghane est encore dans l’attente des preuves concrètes de cette volonté. Et peu importe les annonces, les femmes afghanes redoutent encore plus que tout le retour des talibans.

Les talibans ont, de plus, développé leur présence sur les réseaux sociaux pour mettre en scène les supposées conséquences des violences perpétrées par des agents gouvernementaux. C’est par exemple via le compte Twitter d’un autre des porte-paroles officiels des talibans, Zabiullah Mujahid, que des photos et vidéos d’une rare violence sont postées et attribuées à l’armée nationale afghane et l’ANDSF (Afghan National Defense and Security Forces). Ces images, étant aussi largement reprises et réutilisées par d’autres talibans, montrent notamment des destructions et des corps de blessés. Ainsi, ils pointent du doigt la violence d’Etat, qui serait seule responsable des pertes civiles, et œuvrent inlassablement à accéder au statut convoité de victimes.

Le gouvernement afghan veut réaffirmer son pouvoir

Le gouvernement afghan doit montrer qu’il est capable de maîtriser son territoire, maîtriser les talibans, et prouver qu’il ne sera pas affaibli par le départ des forces américaines. Ce message d’assurance est continuellement diffusé sur de nombreux médias et comptes de réseaux sociaux, directement ou indirectement à la main du pouvoir afghan ou d’anciens membres du gouvernement, tels que le compte Twitter du Kabul Times, la page de l’Afghanistan Times, la chaîne nationale afghane Tolo News ou encore le site officiel du ministère de l’intérieur. Le Kabul Times publie quasi quotidiennement une caricature des talibans. Vous pourrez par exemple voir le dessin d’une colombe transformée en chauve-souris par un taliban. L’Afghanistan Times publie des photos des massacres opérés par les talibans, telle qu’une tristement célèbre photo d’une femme de la police dont les yeux ont été arrachés par son père taliban. Certaines publications montrent de façon très crue et rapprochée des corps sans vie et ensanglantés. La brutalité à laquelle le public est directement confronté, sans avertissement aucun, est d’autant plus étonnante qu’elle émane des canaux nationaux « officiels ». Ces médias font ouvertement appel à l’empathie de chacun pour provoquer l’indignation et développent une ligne éditoriale de totale transparence pour ce faire.

Il existe de plus un compte Facebook de la Afghan National Police qui précise que la page a été établie « pour la protection de la police » et que ses activités sont indépendantes. La formulation laisse planer le doute sur les réels administrateurs de la page qui cumule près de 250 000 abonnés. Cependant, il serait étonnant que les autorités afghanes permettent à des particuliers de communiquer au nom de la police nationale afghane et en affichant leur emblème. Ce compte publie des photos de saisies d’armes talibanes, de drames, d’arrestations et d’assassinats quasi quotidiennement. Ainsi, à travers ses communications, le gouvernement (et ses multiples communicants) célèbre ses victoires face aux talibans et légitime son action en mettant en lumière leur barbarie. Cela permet également de mettre à mal l’accord signé par les Etats-Unis sans l’autorité exécutive afghane. En effet, ces photos et vidéos sont les preuves que la violence est toujours présente en Afghanistan et qu’elle a très probablement été aggravée par la libération de milliers de talibans selon les termes de l’accord. Cet élément ayant notamment été un point d’achoppement important entre Kaboul et les Etats-Unis. Ashraf Ghani, le Président afghan, s’exclamant que cette décision n’avait aucune valeur ; Donald Trump ne pouvant se substituer au pouvoir exécutif afghan en ordonnant la libération de prisonniers.

Certaines publications du gouvernement attribuent de plus des attentats et actes terroristes aux talibans bien que certains aient été revendiqués par Al-Qaïda ou l’OEI. Ainsi, le gouvernement peut encore montrer du doigt le non-respect de l’accord US-talibans qui prévoit que les talibans combattent effectivement le djihadisme. Au fil de l’histoire et des différentes mouvances de l’émirat islamique d’Afghanistan, la ligne entre talibans et Al-Qaïda a été plus ou moins ténue. Certains membres du gouvernement ne s’empêchent aucunement de jouer volontairement sur cette ambiguïté.

Les deux camps ont adopté une stratégie inspirée des méthodes de la propagandes russe

Le think tank américain Rand a mis en lumière la stratégie de propagande russe et ses différentes dimensions. L’utilisation des images, et de l’information en générale, faite par le gouvernement afghan d’une part et l’émirat islamique d’Afghanistan d’autre part repose notamment sur trois des dimensions identifiées par l’étude de Rand. Nous constatons, sur l’ensemble des médias utilisés, une manifeste volonté de mise en scène par l’image à des fins de manipulation de l’opinion publique. Les corps sans vie sont alignés par terre malgré la violence des images, les armes et prisonniers affichés comme des trésors de guerre, la violence est célébrée. La manipulation est telle que des erreurs peuvent être relevées. Une vidéo a été publiée par le compte Facebook de la Afghan National Police le 12 octobre indiquant que les hélicoptères afghans ont attaqué des positions talibanes, avec pour légende : « La nuit dernière, le Helmand s’est transformé en cimetière pour les Talibans ». Il s’agissait en réalité d’une vidéo d’exercice de l’armée américaine de 2017 en Arizona. Par ailleurs, il est rapidement évident que les mêmes images peuvent être réutilisées pour illustrer des événements qui n’ont rien à voir les uns avec les autres et à des années d’écart. Ainsi, il est très difficile de vérifier l’exactitude des informations avancées. Il en va de même pour les chiffres annoncés, qui sont souvent contredits au gré des sources.

L’autre arme de propagande que nous relevons en Afghanistan est l’important volume d’information mis à disposition et la variété des canaux de diffusion. Les différents comptes de réseaux sociaux ou sites internet publient plusieurs dizaines d’informations, d’images par jour (parfois même sans légende ou sources). Le public a tendance à croire à une information plus facilement s’il la voit sur plusieurs sources différentes. De plus, la crédibilité d’une source porte une dimension sociale. En effet, si beaucoup de gens considèrent une source comme fiable, il sera plus facile de la considérer comme telle même sans aucune vérification.

La dernière dimension étant la rapidité et la continuité de l’information. Nous constatons que dans une même heure, une seule et même information peut être republiée des dizaines de fois par d’autres comptes ou médias (probablement sans aucune vérification de son contenu). La répétition crée l’habitude et l’habitude crée l’acceptation. L’exposition à une même information répétée plusieurs fois augmente les chances de percevoir cette information comme étant vraie. C’est bien ce sur quoi les talibans misent dans leur communication et à travers l’augmentation de leur présence sur les médias classiques et les réseaux sociaux.

Une victoire incertaine des deux côtés

Malgré tous les efforts américains pour (r)établir la paix en Afghanistan, cette paix ne saurait se faire sans une assise populaire afghane. C’est donc la population afghane, en premier lieu, que l’une ou l’autre des parties doit convaincre et qui fait l’objet d’une telle guerre de l’image. En effet, il ressort des stratégies de communication des deux camps que la cible est avant tout la société afghane voire même le « public » afghan. Il serait aventureux de prédire l’évolution des négociations inter-afghanes. Cependant, force est de constater que malgré tous les efforts de communication et de maquillage des talibans, le gouvernement afghan reste formellement le seul et unique pouvoir exécutif légitime, dans une contrée où ce concept de pouvoir a une histoire ténue et une incarnation pour le moins limitée.

 

Dina Isreb

 

AUTRES SOURCES :

Sur le contexte général

https://www.arabnews.pk/node/1728431

https://www.franceculture.fr/emissions/revue-de-presse-internationale/la-revue-de-presse-internationale-emission-du-lundi-02-mars-2020

https://www.aljazeera.com/news/2019/02/05/taliban-afghan-opposition-hold-moscow-talks-without-government/

https://www.monde-diplomatique.fr/2019/04/LEFEUVRE/59705

Autres publications illustrant les violences

https://twitter.com/thekabultimes/status/1326042564860973056

https://www.dailymail.co.uk/news/article-8932105/Afghan-woman-shot-blinded-getting-job.html

http://www.afghanistantimes.af/134-civilians-killed-in-25-days-of-ruinous-violence/

https://www.lorientlejour.com/article/1237668/onze-mineurs-tues-dans-une-frappe-aerienne.html

https://www.islamtimes.org/en/news/897184/2-killed-in-military-helicopter-crash-eastern-afghanistan-gov-t

https://fr.reuters.com/article/idFRKBN2771K4

https://www.facebook.com/Afghan-National-Police-%D9%BE%D9%88%D9%84%DB%8C%D8%B3-%D9%85%D9%84%DB%8C-%D8%A7%D9%81%D8%BA%D8%A7%D9%86-534024283449722/photos/pcb.1511892008996273/1511891562329651

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