Tensions sino-indiennes : un exemple de tentative de progression chinoise aux marges de l’empire
Le 15 juin 2020, des raids frontaliers ainsi que des escarmouches particulièrement archaïques se sont déroulés au cœur de l’Himalaya entre, d’une part les forces indiennes et d’autre part des unités de l’armée populaire de libération. Dans un contexte rappelant la période du Moyen-Âge, des centaines de militaires se sont livrés, le temps d’une nuit, à un combat sanglant qui ne s’inscrit pas dans la logique de la conflictualité contemporaine. Cela s’explique par l’emploi de la part des belligérants, d’armes relativement primitives dont des lance-pierres et des baïonnettes. Au-delà du caractère particulier de cet affrontement qui s’est soldé par un bilan meurtrier des deux côtés, cet article explore le contexte durant lequel il s’est produit. L’idée consiste alors à déconstruire la portée de cette escalade qui survient curieusement après quatre décennies de conflit gelé entre les deux puissances asiatiques.
Des enjeux territoriaux du temps long
Pour comprendre cet évènement, il s’avère indispensable de procéder à une rétrospective historique dans le but de comprendre la complexité des relations sino-indiennes. D’un point de vue global, il est possible d’affirmer que ces deux Etats ont connu leur indépendance quasiment au même moment, plus précisément au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale. L’Inde en 1947 dans le cadre d’une décolonisation qui s’est manifestée par le départ des britanniques ainsi que la partition du Raj et la Chine en 1949 à la suite d’une guerre civile qui s’est soldée par la victoire des communistes dirigés par Mao Zedong.
Dans une quête d’extension territoriale et d’affirmation de sphères d’influence, la Chine communiste a réussi à étendre sa souveraineté vers l’ouest dans les années suivantes, notamment dans la région du Tibet et dans la partie nord de l’ancien empire des Indes britanniques. Cela concerne plus particulièrement l’Aksaï Chin et surtout la vallée de Shaksgam (faisant partie du Pakistan actuel). Cette dernière a été cédée à Pékin par le gouvernement pakistanais au début des années 1960.
Néanmoins, le sort de l’Aksaï Chin sera tout autre. L’Inde considère toujours aujourd’hui ce territoire comme faisant partie intégrante de son territoire. Premièrement, il représente 20% de l’ancien territoire du Jammu et Cachemire. Deuxièmement, l’Inde estime qu’il est dans son droit d’hériter d’un territoire jusqu’alors sous le joug de l’empire britannique.
Si la Chine est aussi attachée à cette vallée, c’est pour des raisons stratégiques. La vallée se situe à la jonction de provinces chinoises sous haute tension : le Tibet et le Xinjiang. Aujourd’hui, il existe une route qui traverse l’Aksaï Chin – construite par les chinois – reliant la ville de Shiquanhe au Tibet à la ville de Kashgar au Xinjiang. Cet axe routier constitue un atout géostratégique considérable pour la Chine, lui permettant de faire économie de 3000 kilomètres sillonnés dans les Monts Kulmun.
Un équilibre stratégique des rapports de force fondé sur la dissuasion
A partir de 1962, la situation se stabilise autour de la Line of Actual Control (LAC), une ligne de démarcation imprécise qui fait office de frontière séparant les territoires chinois de l’espace souverain indien. Toutefois, malgré la volonté d’apaiser les tensions, des affrontements réguliers persistent le long de la LAC et l’épisode du 15 juin s’inscrit dans la continuité de ces escalades fréquentes. Cependant, il est nécessaire de souligner que les deux pays sont des puissances nucléaires, ce qui modifie les règles du jeu et impacte considérablement les dynamiques interétatiques. Autrement dit, la possession de l’arme atomique impose un équilibre stratégique dans les rapports de force – un principe hérité de la Guerre Froide – et sur le terrain, cela se manifeste par un dispositif particulier. En l’occurrence, un code de bonne conduite est imposé dans la zone selon lequel les militaires doivent se déplacer le long de la frontière uniquement avec des armes blanches (le port de fusils d’assaut est rare).
Dans l’affrontement qui survient en juin dernier – initié par les forces chinoises selon plusieurs observateurs – de nombreux rapports publiés s’accordent sur le fait que l’incident a constitué un véritable échec politique pour Pékin. Les experts estiment que le silence des autorités chinoises sur les pertes qu’ils ont subies traduit un grand revers. Les nombreux rapports publiés à l’issue de cet incident ont offert des lectures pertinentes sur les conséquences ainsi que les répercussions d’une telle escalade. Cependant, rares sont ceux qui ont soulevé les causes géopolitiques et le contexte actuel tendu marqué par une recrudescence des rivalités entre les deux Etats.
La Chine cherche à affaiblir la dynamique de puissance de l'Inde
Dans la perspective des relations internationales, il est possible d’affirmer que l’Inde est inquiète du rapprochement sino-pakistanais tant sur le plan commercial que militaire. D’un point de vue stratégique, les décideurs à New Delhi estiment que la politique chinoise cherche à affaiblir le rôle indien dans la région et endiguer New Delhi, notamment sur le plan économique. La construction d’une voie routière[1] ayant nécessité de nombreux ouvrages d’art reliant Kashgar à la capitale pakistanaise Islamabad vient confirmer le doute des indiens qui sont de plus en plus méfiants.
Pour éviter tout encerclement, l’Inde adopte une contre-stratégie expansionniste. Dans un premier temps, elle cherche à acquérir un maximum de bases militaires et favoriser son ancrage stratégique dans l’océan Indien qu’elle considère depuis plusieurs décennies comme son pré carré[2]. Dans un deuxième temps, le gouvernement indien repose sa contre-stratégie sur un autre pilier, celui des alliances. Dans ce contexte, l’Australie est devenue le principal partenaire de l’Inde dans la région. Cela s’est confirmé peu de temps avant l’escalade du mois de juin avec la signature d’un accord bilatéral de coopération en matière de défense entre les deux pays. Ce dernier offre à la marine indienne la possibilité de naviguer librement dans tout l’Océan Indien en lui donnant accès aux bases australiennes et vice versa. L’idée consiste à établir un couloir maritime stratégique reliant les deux états tout en multipliant les entrainements militaires entre les forces navales de ces pays.
Ce rapprochement indo-australien est perçu d’un mauvais œil à Pékin. En effet, les autorités chinoises considèrent que ce partenariat bilatéral constitue le pendant d’un accord régional plus étendu qui s’inscrit dans le cadre du Quadrilateral Security Dialogue (QUAD) regroupant l’Inde, l’Australie, le Japon et les États-Unis. La Chine craint ce rapprochement car elle considère qu’il est susceptible de faire émerger une coalition militaire capable de nuire à ses intérêts dans les deux bassins des océans Indien et Pacifique.
Face à la pression militaire chinoise : la contre-offensive économique indienne
D’un point de vue militaire, de nombreuses lectures ont été faites concernant l’attaque chinoise le long de la LAC. Néanmoins, celle qui parait le plus probable nous explique qu’elle constitue en réalité un test logistique lancé par les services de renseignement chinois, l’objectif étant de comprendre les logiques de fonctionnement internes de l’état-major indien survenant à une attaque frontalière. En d’autres termes, les Chinois voulaient mesurer les capacités logistiques de l’armée indienne, calculer le temps de riposte (qu’elle soit politique ou militaire) et évaluer son poids. La finalité de cette opération fut alors la détermination de la réaction de New Delhi sur toutes les échelles, surtout que le pays se trouve actuellement secoué par trois grands défis internes : la propagation du Covid-19 ; les tensions permanentes avec le Pakistan et la crise des criquets qui mine l’agriculture dans un pays encore rural à 70%.
Du côté indien, la réponse fut réaliste. Si l’Inde ne s’est pas enlisée dans une opération offensive, c’est parce qu’elle est consciente de son infériorité militaire par rapport aux Chinois (que ce soit à l’échelle du matériel ou de l’entrainement)[3]. L’Inde n’a donc aucun intérêt à déclencher un conflit ouvert ce qui rend ce scénario fortement improbable surtout en raison des armes nucléaires qui peuvent complètement dévaster les deux pays. Ainsi, la riposte indienne s’est traduite dans le domaine économique par une suppression des contrats avec les chemins de fer chinois. New Delhi cherche à transposer son conflit avec la Chine du terrain militaire au secteur commercial dans la logique de pallier les rapports de force existants qui lui sont initialement défavorables, notamment sur le plan militaire. Dans cette perspective, l’opération Digital AirStrike lancée par les autorités indiennes constitue le fer de lance de leur riposte. Cette dernière a permis de bannir 59 applications chinoises du marché indien dont TikTok ce qui a provoqué des pertes considérables au vu de l’utilisation massive de cette application en Inde.
Une logique mesurée d'affrontements durables
Le 11 septembre, les ministres des affaires étrangères et de défense des deux pays se sont rencontrés lors d’un sommet à Moscou lors duquel ils se sont accordés sur la nécessité de désescalader les tensions. Malgré leur posture agressive, les deux puissances nucléaires cherchent absolument à éviter une collusion frontale susceptible de ruiner leurs économies respectives.
Toutefois, cet apaisement peut être présenté comme superficiel car les activités militaires n’ont jamais cessé le long de la LAC. Cela fait ressurgir le cœur du problème : le différend frontalier sino-indien qui va toujours animer les tensions entre les deux pays tant qu’un accord n’est pas conclu sur la délimitation des frontières. Le prochain sommet du G20 qui va se tenir au mois de novembre à Riyad constitue une opportunité permettant au Premier Ministre indien Narendra Modi et au Président chinois Xi Jinping de réévaluer les relations entre leurs pays.
Juliette Dal Maso
[1] Karakoram Highway.
[2] On parle souvent de l’ile Maurice comme d’une petite Inde : c’est la logique du chotabharatisme impulsé par le chercheur Shafick Osman selon laquelle les logiques actuelles des politiques indiens consistent à (re)créer une cyber-île 100% dépendante du sous-continent.
[3] La Chine c’est environ 180 milliards par an de budget défense alors que l’Inde est en 3ème position avec environ 70 milliards dépensés par an. De même, en termes d’équipements, la Chine dispose entre deux et cinq fois plus de matériels militaires que l’Inde.
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